les outils numériques collaboratifs contre la loi

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Les mobilisations contre la loi Élan, depuis l’automne 2017, semblent avoir suscité peu d’écho dans la société civile. Pourtant, le collectif Stop Loi Élan souligne la singularité et l’importance, moins du point de vue du nombre des personnes impliquées dans la lutte contre cette loi que de la manière dont elles ont fait usage du numérique. La place jouée par les outils collaboratifs a été particulièrement cruciale pour un collectif composé de membres d’associations de squats, militant pour le droit au logement, baignés dans la culture de « l’internet libre ». Dans un texte à l’écriture collective et militante, ils expriment en acte la manière dont ils ont forgé et outillé leur propre réflexion au cœur de la mobilisation. Elle ne s’arrête pas à la lutte contre la loi et ses conséquences mais s’inscrit dans une défense plus large des populations précaires et marginales aux modes de vie hors-système, en faveur de leur prise d’autonomie et de l’appropriation par eux de la ville et de ses usages.

En Novembre dernier, le gouvernement « En Marche » a voté une loi sur l’évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (Élan). À l’heure des Smarts Cities, des métropoles connectées et des Jeux Olympiques, la loi Élan parachève la disruption de nos villes pour y « construire plus, mieux et moins cher » [1]. Alors que l’on parle de crise du logement et que des questions plus urgentes s’imposent (enjeux climatiques et liés à l’accueil des personnes exilé·es), le Ministère de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales semble s’acharner à vouloir ressusciter les velléités d’un vieux monde. Face à l’échec d’un système et des ressources matérielles et humaines qu’il consomme, le gouvernement, avec la loi Élan, choisit de laisser les enjeux de société à la marchandisation de nos villes et à la spéculation foncière.

Encore sous-titrée « loi logement » en fin d’année 2017, la loi Élan naît d’un rapport de force initié par l’Union syndicale pour l’habitat depuis la décision gouvernementale de baisser les aides pour le logement. Au départ, le ministre annonce que la rédaction du texte de loi impliquera directement des collectivités territoriales et des acteurs du logement, de la construction et de l’aménagement. Après une série de lois passées par ordonnance telle que la loi travail, il préfère jouer ici les cartes du dialogue et de la co-construction. Afin d’établir les stratégies du texte et la rédaction de son contenu, le gouvernement déroule son agenda. Il met deux outils en ligne, un formulaire pour les professionnels du secteur et un appel à idées auprès des citoyens, et invite certains acteurs à une conférence de consensus (12 décembre 2017 au 8 février 2018) [2]. La loi devra traiter des nouveaux modes de vie liés au numérique, des nouvelles formes d’organisation du travail, des nouvelles gouvernances entre les acteurs de l’aménagement et du logement, et entre les métropoles et les municipalités des prédispositions pour le Grand Paris et les JO de 2024 et de tant d’autres choses synonymes de grands chantiers. Ou peut-être sans doute, de bullshit bingo [3]. Car derrière les pâles palissades du chantier d’écriture d’un texte, s’est jouée à huis clos une rude négociation, sur tous les fronts : suppression du concours d’architectes pour la construction de logements sociaux, réduction du nombre de logements pour handicapés dans les constructions neuves [4], mise en place d’un bail mobilité [5], contrôle chez les locataires, expulsions et vente des logements sociaux au secteur privé, regroupement des bailleurs et réorganisation en filiales, accès permanent des polices nationales et municipales aux parties communes des HLM, criminalisation des occupant·es sans droit ni titre et des squatteur·es [6], etc. Une loi que les collectifs qualifieront de « loi anti-pauvre, anti-squat, anti-logement » [7], laissant présager une dynamique conflictuelle.

La lutte contre la loi Élan permet d’interroger la façon dont on habite un monde, les modalités pour le définir et le construire à plusieurs mains.

Par cette loi, le gouvernement démantèle le logement social, mais aussi les droits au logement et à la ville. À bord de son nouveau bulldozer robot-piloté, le gouvernement trace sa route, sans voir depuis ses grands écrans remplis de graphiques les petits chemins de vie qu’il écrase sur le bas-côté. Il négocie avec des investisseurs privés les décombres laissées dans les sillons des intérêts privés et des coupes budgétaires. Au rouleau compresseur, la loi réaménage la gouvernance entre les collectivités et les bailleurs sociaux HLM. De même, elle change les délais des mesures d’expulsions et invite la police dans les halls HLM. Plus encore, à l’aide du « bail mobilité », elle ne cache plus sa conception du citoyen : celle d’un pion que l’on déracine puis que l’on exporte dans des bassins d’emploi flambants neufs. Le bail mobilité est un contrat de location de courte durée d’un logement meublé. « Il donne plus de flexibilité au bailleur et facilite l’accès au logement, notamment, à des étudiants ou des personnes en mobilité professionnelle [8] » pour une durée de 1 à 10 mois. Qu’adviendra-t-il de la qualité des logements pour les habitant.es face à la pression des intérêts de la finance, de l’optimisation ? En quoi le droit à un toit peut-il être refusé, ou lié à un contrat de travail ? Pourquoi laisser des mégastructures opaques telles que les métropoles absorber la souveraineté de ses communes périphériques ?

C’est dans ce contexte que l’initiative Stop Loi Élan est lancée. La mobilisation ne paraissait pas simple à tenir car avec son dispositif de consensus, le ministère impose un calendrier et un terrain maîtrisé. Ordre des conversations, des entretiens, de participation des acteurs et des citoyens : le débat est cloisonné et réduit les possibilités de tenir un front commun. Les structures et associations de défense du droit des personnes handicapées, du droit au logement, des locataires, des architectes, mobilisées contre la loi Élan, sont prises dans ce dispositif. Le texte comptant de nombreux amendements offensifs, tel que le 58 ter pénalisant les occupants sans droit ni titre, ces dernières ont dû adopter une posture défensive. Les mobilisations contre la loi logement, bien que nous concernant tout.es, ne rassemblent pas autant que les manifestations vertes ou jaunes. Ainsi, dans une volonté d’action collective, le collectif Stop loi Élan a jugé bon de faciliter la communication entre les différents groupes et de contribuer à la diffusion de leurs messages respectifs. Le but étant de mettre en lumière la mobilisation et de faire front commun. Bien qu’il y ait eu des rencontres physiques, elles se sont faites rares, les limites spatiales et temporelles étant encore bien réelles. Sur internet cependant, les collectifs, les associations et les corporations sont résolument actives. Du monde du tract à celui de la pétition en ligne, post « transition numérique », les modalités et formes de luttes ont été transformées. Les réseaux donnent maintenant la possibilité pour « n’importe qui » de devenir son propre média en diffusant et en partageant du contenu. C’est donc en ligne que l’essentiel de l’action s’est faite, en raison des potentialités de rassemblement offertes par internet.

Au début de la mobilisation, en plus des rendez-vous ponctuels, l’essentiel du travail mené fut de la veille : recensement des pétitions, des comptes rendus et des analyses des différents groupes. Un mois après, on a collecté une sorte de « base de données ». Afin de rendre son contenu accessible et d’ouvrir ce dernier à la contribution, on a choisi de le publier sur un wiki. Cette solution retenue est proposée par l’association Framasoft. Elle milite pour lutter contre l’hégémonie de Google sur internet et propose une vaste gamme d’outils collaboratifs en libre accès. Le site internet www.stop-elan.frama.wiki est un outil collaboratif de création et d’édition de pages. Y sont créées des pages internet pour tenir une revue de presse, consulter l’avancée du texte de loi et renvoyer vers les sites du gouvernement ou des travaux et écrits de collectifs comme l’Inter-Squat. Une page aussi, pour apprendre à créer sa propre page ou à en éditer d’autres. Il semblait nécessaire de pouvoir laisser un maximum de personnes être auteur.trice de la mobilisation. Le wiki s’est ainsi esquissé comme un « guide de mobilisation », une boîte à outil pour s’équiper, et son contenu est alimenté au fur et à mesure du projet de loi. Des champs sont laissés libres pour pouvoir le diffuser via mail ou via un compte Twitter, en message aux différents collectifs présents à la plateforme, invités à créer un compte et à contribuer au contenu. Encore incomplet à ce jour, il s’agissait de laisser suffisamment de marge pour que les différents collectifs y prennent part. La plateforme compte finalement huit contributeur·ice·s réguliers : un petit nombre, mais suffisant pour rassembler une somme importante de contenus sur la loi et la mobilisation. Les associations y ont peu contribué, mais elles ont accueilli favorablement une démarche qu’elles n’avaient ni le temps ni les compétences de mettre en œuvre.

L’initiative « Stop Loi Élan » s’est faite en somme dans la perspective d’un soutien apporté aux mobilisations en cours. La tentative de travailler en commun nous a permis de tenir un discours cohérent sur l’ensemble des mesures que proposait le projet de loi, malgré les priorités différentes des collectifs. Afin de réaliser un pas dans cette direction, un kit de diffusion pour la manifestation du 17 juillet 2018 devant le Sénat a été publié. Il comprenait des images et des visuels à diffuser dans le format standard des réseaux sociaux ainsi que des liens internet, et des kits d’impression d’affiches et de flyers que l’on retrouvera plus tard pendant la fête de l’Humanité, avec l’une des infographies imprimées au verso d’un tract de la Confédération Nationale du Logement. Il était plaisant de constater que des éléments du wiki s’était matérialisés dans d’autres supports que ceux que nous avions distribués.

En ligne comme dans la rue, on ne sait trop quel est l’impact que notre action a pu avoir car les temporalités qui s’y jouent sont bien plus longues. Aujourd’hui, la loi est promulguée. On peut seulement deviner que celle-ci aura un impact large et étendu, autant sans doute que le seront les parts de marchés. Outre le fait de déposséder les citoyens de la fabrique de la ville, la loi ouvre un champ d’investissement important pour les adeptes de la spéculation.

L’exercice n’a pas été inutile, cela a été un laboratoire d’expériences à relayer. Les formes d’organisation collective traditionnelles ont ainsi bénéficié d’une compétence numérique inédite. Et dans le même temps, les luttes pour le « libre » s’enrichissent d’avoir été stratégiquement mises à profit dans la lutte contre la loi Élan et pour le droit au logement. La mobilisation Stop loi Élan a ainsi montré qu’il est possible de créer des espaces alternatifs du fait de la temporalité rémanente offerte par le numérique. Si le terrain de négociation ouvert par le gouvernement tendait à fragmenter les différents collectifs, la mobilisation stop loi Élan permettait de tisser des liens et de faire commun, dynamique analogue à celles qu’on retrouve dans les réappropriations d’espaces en friche, des salles de la Bourse du Travail, des zones de chantier d’aéroport ou de décharge radioactive souterraine. La lutte contre cette loi permet finalement d’interroger la façon dont on habite un monde, les modalités pour le définir et le construire à plusieurs mains.

Le Wiki du collectif est toujours ouvert à la contribution. Si la mobilisation contre le vote de la loi n’est désormais plus d’actualité, l’outil numérique sert à documenter ce que la loi va transformer et permet de continuer à s’équiper contre les répercussions de cette dernière. 

Post-scriptum

Collectif Stop loi Élan : https://stop-elan.frama.wiki.

Notes

[3Jeu pour identifier les éléments de novlangue redondants dans un discours.

[4Voir les dispositions de l’article 18 de la loi Élan.

[7Formule qui a rassemblé les collectifs et associations lors de la manifestation du 1er décembre 2018.

[8Voir la description de ce bail sur le site de l’Agence Nationale pour l’Information sur le Logement, https://www.anil.org/bail-mobilite.