Île-de-France : d’un triangle local à une lutte régionale ? entretien avec Bernard Loup & Pierre Defilippi

Forts de leurs succès récents, le Collectif pour le Triangle de Gonesse (CPTG) et l’association Carma ambitionnent de transformer une lutte citoyenne locale en une lutte régionale pour une agriculture vivrière en Île-de-France. En plein « débat national », alors qu’est dénoncée la déconstruction à l’œuvre des instruments du débat public, cet objectif nécessaire et difficile à atteindre révèle un très fort engagement. Comment pourra-t-on instaurer un rapport de force au niveau régional ?

Localisation du Triangle de Gonesse (contour en blanc)
Carte extraite du Rapport de présentation de la ZAC de Gonesse, Établissement public d’aménagement Plaine de France.
Localisation du Triangle de Gonesse
Carte extraite du Rapport de présentation de la ZAC de Gonesse, Établissement public d’aménagement Plaine de France.

La lutte que vous menez contre le projet de centre commercial EuropaCity (80 ha), et le développement d’une ZAC (300 ha) sur les terres agricoles du triangle de Gonesse (780 ha) a enchaîné les succès sur le front judicaire et culminé récemment avec une réunion fracassante, salle Olympe de Gouge, avec de nombreux citoyens intéressés à la lutte. Pourriez-vous revenir sur vos récentes victoires ?

Bernard Loup Contre toute attente, les deux premières décisions du tribunal administratif de Cergy-Pontoise, après une lutte de presque dix ans nous ont été favorables : la première annulait l’arrêté préfectoral de 2016 sur la création de la zone d’activité concertée (ZAC) et la seconde le plan local d’urbanisme (PLU) révisé en 2017 pour rendre constructible les terrains de la ZAC. Dans les deux cas, ce sont les circonstances du débat public qui ont justifié la décision du tribunal administratif. En mars 2018, il y a tout juste un an, il a ainsi annulé la zone d’activité dite du « Triangle de Gonesse » en reprenant les termes de l’autorité environnementale qui avait considéré que l’étude d’impact mise à disposition du public dans le cadre de de la consultation publique qui avait eu lieu du 25 avril au 25 mai 2016, était insuffisante [1]. Une seconde décision, il y a tout juste un mois en mars 2019 annulait le classement du triangle agricole de Gonesse en zone à urbaniser. Les raisons invoquées tiennent à des considérations écologiques, des défauts de la concertation et de la remise en cause de la décision de Jean Pierre Blazy, actuel maire de Gonesse, de construire 500 logements supplémentaires en zone C du plan d’exposition au bruit (PEB) de l’aéroport de Roissy. On peut espérer que cela fasse jurisprudence. Les débats sur l’avenir de la planète commencent à avoir des retentissements sur les décisions des tribunaux.

Le 20 février 2019, nous avons organisé une réunion à Paris : 700 chaises à remplir ! Et puis, finalement, nous avons accueilli 1 300 personnes et le maire du 11e n’avait jamais vu la salle Olympe de Gouges si pleine ! Les gens étaient assis par terre, debout, d’autres sont repartis faute de place. Nous avons l’œil rivé sur les actions quotidiennes, mais quelque chose me semble en train de se passer !

Pierre Defilippi Nous allons maintenant enchaîner avec la 3e Fête des terres de Gonesse, les 18 et 19 mai. Il y a une réunion « convergence alter EuropaCity » à la Bourse du travail tous les troisièmes mercredis du mois, de 19 à 21 heures, à l’origine conçue avec des organisations comme ATTAC ; mais elle est aujourd’hui l’occasion de réunir tous ceux qui souhaitent contribuer à cette lutte que nous voulons d’ampleur régionale.

Avant de revenir sur cette ambition régionale, pourriez-vous détailler l’historique de la mobilisation ?

Bernard Loup J’étais président de l’association locale d’environnement de l’Ouest de la Plaine de France au moment de l’élaboration du schéma directeur de l’Île-de-France (SDRIF) entre 2005 et 2008, avant donc qu’il soit invalidé par la loi du Grand Paris, votée le 3 Juin 2010. Les associations se battaient alors contre des projets de centres commerciaux et d’entrepôts logistiques. J’ai suivi la phase de concertation animée par Mireille Ferri et nous avons obtenu de maintenir ces terres agricoles, une décision confirmée ensuite en 2013. Au même moment, dans la partie est de la Plaine de France, sur le triangle de Gonesse, les maires et les élus locaux étaient en faveur de l’urbanisation du triangle. Le tissu associatif était trop fragile pour participer à un débat.

Avant même 2010, l’aménageur EPA de la Plaine de France avait bien proposé un projet de technopole, resté vague, mais difficile à combattre étant données les implications économiques. Au moment du débat public de 2010 sur le projet du métro automatique Grand Paris Express, lors de la réunion publique à Gonesse, le directeur d’EuropaCity a présenté le projet pour obtenir la gare du Triangle de Gonesse sur la ligne 17. J’ai été voir le triangle, nous avons lancé une pétition locale en 2011 qui a immédiatement suscité l’intérêt. Les associations de part et d’autre de l’autoroute A1, de la Seine-Saint-Denis (93) et du Val d’Oise (95) ont répondu présent alors que les élus, eux, travaillent sans la moindre logique de développement régional : côté 93, pas un élu ne défendra publiquement EuropaCity, et côté 95, un seul maire s’est exprimé contre, dans une logique de soutien mutuel à l’échelle du département. Au-delà même de la préservation des espaces agricoles, l’autorité environnementale (AE), qui relève du ministère de la Transition écologique, a établi que l’urbanisation du triangle de Gonesse perturberait le fonctionnement du territoire alors que le préfet du Val d’Oise a signé la déclaration d’utilité publique pour une ZAC de 300 hectares sans que les accès venant des autoroutes A1 et A3 en soient arrêtés. Si le projet EuropaCity échoue, on peut espérer une phase de débat pour repenser l’avenir du triangle, avec les maires des deux départements et le conseil régional.

Vous avez développé un front alternatif avec le projet Carma (Coopération pour une ambition rurale et métropolitaine agricole), est-ce avant tout un projet pédagogique en direction des citoyens ou une façon d’engager un rapport de force avec les institutions ?

Pierre Defilippi Il s’agit de mobiliser les citoyens en même temps que les compétences des professionnels. Il y a un pan pédagogique et fonctionnel vis-à-vis des habitants, mais aussi l’ambition d’incarner un acteur qui pourra contribuer à l’organisation territoriale, en interaction avec les collectivités. En 2019, les statuts d’une association vont être déposés pour promouvoir un projet régional, au-delà du tout premier projet, limité au triangle de Gonesse. La vision de Carma portée par l’urbaniste Robert Spizzichino, Luc Dupont, architecte et ingénieur agronome, d’autres professionnels bénévoles et l’association Terre de Liens, consiste à doter Paris d’une ceinture verte comme Milan ou Rome, ou à Rennes, sur une zone définie aujourd’hui au nord de Paris qui s’étendrait entre l’Oise et la Marne.

Le projet Carma est né en 2016 en réponse à un appel à projet de la Métropole « Inventons la métropole du Grand Paris ». Les professionnels du groupement Carma ont défendu le maintien de l’intégralité de l’espace agricole du triangle de Gonesse, en consignant les bâtiments à une friche industrielle attenante. Il promouvait la production et transformation agricole, et la revalorisation des bio-déchets pour entretenir les cycles de fertilité. Seulement 20 % des bio-déchets sont récupérés dans le tissu urbain, il s’agit donc de remettre en place une économie circulaire en privilégiant l’axe de l’alimentation. Avec des appels à projet, nous souhaitons ancrer Carma dans le territoire et les collectivités en privilégiant la revalorisation des bio-déchets en fertilisants et en amendants agricoles. Nous voudrions mettre à disposition une méthodologie dont les associations locales puissent se saisir. Le maire de Gonesse lui a opposé un véto.

L’association Carma a pour objectif d’agréger des acteurs comme Biocoop, les Amaps, France Nature environnement, Terre de Liens, et d’autres.

Est-ce que l’abrogation récente du plan local d’urbanisme (PLU) remet en cause la construction de la gare ?

Bernard Loup Selon nos avocats, non, puisque juridiquement l’annulation du PLU a eu lieu juste après l’approbation du permis de construire de la gare. Il faut savoir que les élus locaux sont tous contre la remise en cause de leur gare, qui a été l’objet de batailles dès le lancement du projet Grand Paris Express par Sarkozy en 2010. On a donc un permis de construire pour une gare dans une zone où aucun autre permis n’a été accordé et dont le PLU vient d’être annulé. En effet, Europacity dont nous connaissons l’existence depuis 2010 et sur quoi le groupe Auchan, la famille Mulliez (et maintenant le groupe Wanda) travaillent depuis 2006 n’a toujours pas déposé de permis de construire, il est question maintenant de l’horizon de 2020. Au moment du débat public en 2016, 30 millions d’euros avaient été dépensés pour les études et la propagande. Aujourd’hui il doit y avoir presque 50 ou 60 millions d’euros déjà engagés et 3 milliards envisagés pour la suite.

« Qui peut dire ce que serait EuropaCity s’ils obtenaient une autorisation de construire ? À part le projet architectural, rien n’est arrêté, ce sont des murs vides. »

Qui peut dire aujourd’hui ce que serait EuropaCity s’ils obtenaient une autorisation de construire ! 500 boutiques ? Le projet culturel ? Un campus agricole ? A part le projet architectural, rien n’est arrêté, ce sont des murs vides. A l’origine, Auchan envoyait à nos réunions ses représentants qui prônaient le béton comme solution puisque les terres étaient considérées comme polluées ; par la suite, ils ont introduit une ferme urbaine de 7 hectares sur les 80 hectares, qui aurait pour objectif de fournir des légumes de qualité pour les restaurants du complexe. Europacity ne dit donc plus que les terres sont polluées et impropres à la culture ; d’autres si, à tort, mais pas eux.

Les agriculteurs avaient pour indication de ne rien cultiver à partir de la fin 2018 sur l’emprise du chantier de la gare. En janvier 2019, l’aménageur leur a indiqué qu’ils pouvaient faire la récolte de 2019 pour un début du chantier en novembre 2019. La mise en service de la gare est envisagée au mieux pour 2027. Nous considérons donc que le début des travaux dès novembre 2019, sur une zone classée agricole depuis l’annulation du PLU, pour une ZAC qui n’existe pas depuis l’annulation de l’arrêté de création n’aurait d’autres justifications qu’un passage en force. L’objectif du maire est en effet de commencer un chantier.

Quelle est la place des agriculteurs et des associations agricoles dans ces projets ?

Bernard Loup Le dialogue avec les représentants locaux de la FNSEA (syndicat agricole) est engagé. Dès 2005 avant l’annonce d’EuropaCity, le syndicat a accepté un compromis avec l’établissement public d’aménagement pour une urbanisation partielle du Triangle pour un prétendu projet de technopole. En 2017, Christiane Lambert, présidente de la FNSEA a signé dans Libération une tribune contre EuropaCity avec une centaine de personnalités. Localement, depuis que l’aéroport de Roissy existe, les pouvoirs publics disent aux exploitants qu’ils devront partir. C’est pourquoi aujourd’hui plusieurs ont leur exploitation principale dans les Hauts-de-France ou en Normandie tout en continuant à cultiver ou à faire cultiver pour eux sur le Triangle de Gonesse. Christophe Hillairet, président de la Chambre d’Agriculture d’Île-de-France reconnaît volontiers le rôle des associations pour préserver le foncier agricole de cette région.

La Chambre d’agriculture peut-elle être une alliée ?

Pierre Defilippi En s’installant en milieu urbain avant tout, Carma tente de contourner l’inertie du milieu agricole traditionnel des céréaliers de la plaine de France, qui privilégient les grandes surfaces, s’endettent, et visent à l’exportation. Affronter les décisions des agriculteurs serait voué à l’échec. Il faudra de nouveaux profils d’exploitants venus de la ville. Pour convaincre les agriculteurs, il faudra d’abord produire les preuves, y compris économiques, des avantages d’un autre modèle d’exploitation.

Bernard Loup Le projet Carma a été présenté à la Chambre d’agriculture, un nouveau rendez-vous devrait se tenir prochainement. Nous ne pouvons que souhaiter un compromis avec la Chambre d’agriculture pour préserver le foncier agricole sans fermer les possibilités que sont les ambitions de Carma.

Vous faites des réunions à Villiers-le-bel, est-ce qu’il y a des réactions et attachements dans les quartiers ?

Bernard Loup Le CPTG se compose d’associations du Val d’Oise et de Seine-Saint-Denis. Pour des raisons de déplacements, il est nécessaire de se réunir à proximité du Triangle de Gonesse. Contrairement à Gonesse, la commune de Villiers-le-Bel, qui est d’ailleurs le siège de l’association, accepte de nous prêter une salle le premier mardi de chaque mois. Quelques habitant·es du territoire y participent. Nos distributions de tracts d’information sur la voie publique suscitent des encouragements pour les actions menées et des critiques de plus en plus vives à l’égard du maire. Depuis un an s’est constituée une association « Nous Gonessiens » qui regroupe surtout des étudiant·es et exprime sur le Triangle de Gonesse une position semblable à celle du CPTG. Mais cette lutte, compte tenu des enjeux, ne se gagnera pas seulement à Gonesse. Depuis 2016 nous nous réunissons le 3e mercredi de chaque mois à Paris avec celles et ceux d’Île-de-France qui souhaitent participer très directement à la conduite de la lutte.

Est-ce que vous vous appuyez sur certains partis ?

Bernard Loup Le mouvement est avant tout citoyen, mais il est bien soutenu régionalement par des élus du Front de Gauche et d’EELV. Le projet EuropaCity divise les autres partis.

EuropaCity et la ZAC annoncent un très grand nombre d’emplois. Que répondez-vous à ceux qui cherchent un emploi ?

Bernard Loup Il y a à Gonesse 14 000 emplois pour 12 000 actifs. À Goussainville, il y a un emploi pour deux actifs et pourtant le taux de chômage dans les deux communes est quasi identique. Pour réduire le chômage, il ne suffit pas d’accumuler un grand nombre d’emplois à côté d’une ville, il faut aussi une large palette de métiers. Les habitants d’une ville se répartissent sur l’ensemble de la palette des 10 000 métiers répertoriés. Les prétendus 11 000 emplois d’EuropaCity se répartiraient sur 80 métiers selon son directeur. Les habitants de Gonesse trouvent l’ensemble de la palette des métiers en allant vers Paris, ils ne la trouveront pas en allant vers EuropaCity, comme depuis 40 ans ils ne la trouvent pas en allant vers Roissy (200 à 500 métiers selon les sources). Un grand nombre d’emplois sur un faible nombre de métiers oblige les entreprises à un recrutement de leur main d’œuvre sur une vaste aire géographique. C’est le cas de Roissy qui ne peut pas être un pôle d’emploi local et recrute dans toute l’Île-de-France et une partie de plus en plus étendue des Hauts-de-France. Contrairement à ce que prétend le maire de Gonesse, ce n’est pas en raison de l’absence de ligne de train allant de Gonesse à Roissy que trop peu d’habitants de Gonesse travaillent à Roissy. Aulnay, qui est sur le RER B direction Roissy, a comme Gonesse 6 % de sa population active qui travaille à Roissy [2].

Observez-vous un brouillage droite-gauche localement sur ces sujets ?

Bernard Loup Les élus de gauche ont le syndrome du stade de France, ils pensent que St Denis a sauvé son image grâce à lui, alors qu’il y a 23 % de chômeurs autour du stade (contre 17 % à Gonesse). Il nous est aussi difficile d’être reçus par le PS qui est très divisé sur la question, que par Valérie Pécresse à la Région.

« Il nous est aussi difficile d’être reçus par le PS, qui est très divisé sur la question, que par Valérie Pécresse à la Région. »

Pierre Defilippi Sur la distinction de l’artificialisation et du changement climatique, il est possible que la distinction droite-gauche ne soit pas toujours pertinente. Carma est dans le vent de la mutation alimentaire attendue. L’extension du terminal 4, la piste à vagues de Sevran font partie des multitudes de projets de bétonnage dans lesquels le CPTG n’est qu’un petit maillon. Le discours a perfusé dans les deux courants politiques, il peut y avoir des positions communes même s’il y a des distinctions fortes au regard du social.

Quelles sont les autres urgences de cette lutte ?

Pierre Defilippi Pour Carma, il s’agit de se positionner sur les propositions de financement alimentaire pour s’ancrer et contourner la problématique du droit d’accès administratif aux terres agricoles à l’échelle régionale. Nous souhaitons sortir du calendrier administratif pour donner consistance à Carma en dehors du CPTG et de Gonesse.

Dans le cadre du CPTG, nous souhaitons anticiper les travaux de chantier, former une masse de militants et développer des stratégies pour bloquer le moment venu les engins de chantier d’ici novembre. Il est question de désobéissance passive et de résistance passive quitte à s’attacher au matériel.

Post-scriptum

Bernard Loup, Président du Collectif pour le Triangle de Gonesse (CPTG). Pierre Defilippi, membre de Coopération pour une ambition agricole, rurale et métropolitaine d’avenir (Carma).

Notes

[1« Le dossier mis à disposition du public ne précisait pas suffisamment de quelle manière les besoins énergétiques du projet allaient être couverts. Le tribunal a également relevé que l’étude était insuffisante s’agissant de l’incidence du projet sur la qualité de l’air, compte tenu notamment des émissions de CO2 induites par les déplacements de touristes, eu égard à la création d’EuropaCity. Enfin le tribunal a estimé que l’étude d’impact n’avait pas suffisamment procédé à l’évaluation des incidences environnementales du projet cumulées à celles des travaux de création de la ligne 17, alors que les deux projets sont liés. »

[2Pour plus de précisions voir le blog de Jacqueline Lorthiois, https://blogs.mediapart.fr/j-lorthi....