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Domination et sabotage Entretien avec Antonio Negri

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En septembre 1977, une assemblée générale de l’autonomie ouvrière se rassemble à Bologne. En raison de la répression, Antonio Negri a fuit le pays mais il écrit un texte qui a vocation à servir de base de discussion pour le programme et l’organisation de la lutte, "Domination et Sabotage". À l’occasion de la traduction française de l’ouvrage aux éditions Entremondes, nous publions la postface, un entretien entre le collectif de traducteur.ices et l’auteur qui revient sur le contexte politique et les élaborations théoriques de l’opéraïsme italien.

Paru en janvier 1978 chez Feltrinelli, Domination et sabotage se présente comme un texte profondément lié au contexte historique au sein duquel il a été écrit, caractérisé par une situation de fort conflit social donnant lieu à des expériences d’organisation autonome dans plusieurs secteurs du prolétariat italien. Le mouvement de 1977 avait en effet marqué – notamment dans les métropoles du Nord du pays – un tournant clé dans le cycle de lutte de classes qui a traversé l’Italie au cours des années 1960 et 1970, la radicalité de l’affrontement et transformant ses formes. Pourrais-tu décrire la situation dans laquelle ce pamphlet a été rédigé ? On pense en particulier au cas de Milan, où tu militais dans la rédaction du journal Rosso (le « journal dans le mouvement »), point de référence de plusieurs groupes autonomes.

Domination et sabotage a été écrit en Suisse où je m’étais réfugié suite à un mandat d’arrêt du procureur de Bologne pour « les faits de mars 1977 ». Les camarades de Rosso (revue dont je participais à la rédaction) avaient été très actifs à Bologne lors de ces journées de révolte printanières et la police ainsi que la magistrature n’avaient rien trouvé de plus intelligent pour réagir et réprimer que d’accuser d’association subversive un des membres de la rédaction du journal. Mais parlons de choses plus sérieuses : Domination et sabotage est un texte sans doute lié, davantage qu’aux « faits de Bologne », à la situation des luttes à Milan, où je vivais depuis une décennie et faisais partie de Rosso, l’organe de l’autonomie milanaise, diffusé dans tout le pays. Donc, en 1977, « les faits de Bologne » (l’insurrection et l’occupation de la cité universitaire suite au meurtre d’un étudiant par les carabiniers) et de Rome (la vigoureuse expulsion par les autonomes des syndicats du « compromis historique » à l’Université La Sapienza) avaient été anticipés par le mouvement milanais, au fil des années précédentes. À travers les occupations des maisons, des lieux de rencontre et de l’université, à travers les appropriations prolétariennes dans les supermarchés et les loisirs de masse (cinéma, concerts…), à travers la conquête et la défense de zones métropolitaines libérées, ainsi que les fêtes prolétaires qui s’en suivaient, s’exprimait l’autonomie, qui avait ainsi inauguré et consolidé durant ces années de nouvelles formes de vie du prolétariat métropolitain. Tout cela s’ajoutait aux grèves ouvrières et à leur défense dans les usines et les quartiers. Il existait une continuité entre l’usine et le territoire qui avait été produite et expérimentée dès 1968, dans la ville et les banlieues milanaises – avant tout par l’initiative des organisations de base des ouvriers dans les usines, puis petit à petit par l’initiative d’un sujet métropolitain multiple (toujours ouvrier, mais aussi étudiant, jeune, féminin, immigré…) organisé sur le territoire. Domination et sabotage fait parler ce sujet qui, dans les luttes et l’organisation, cherche sa propre « autovalorisation » qu’il veut consolider dans l’usine et la métropole. « Autovalorisation » signifie que ce sujet, s’il est ouvrier, veut augmenter son salaire et moins travailler ; s’il est étudiant, veut organiser de manière critique ses propres études, être payé pour cette formation et ne pas subir de contrôles disciplinaires ; « autovalorisation » signifie enfin, pour ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent pas, rendre possible à chacun d’être maître de sa propre vie et d’exercer un « contre-pouvoir » face aux patrons, aux politiciens, aux prêtres et aux policiers, en organisant la construction de formes de vie communes. C’est contre cette multitude que se déchaîne une répression étatique dont le niveau augmente entre 1968 et 1977. Il faut donc se défendre. Une défense à la hauteur de la force que l’on est capable d’exprimer à l’intérieur des rapports de productions dans les usines et dans les quartiers.

« Sabotage » est l’expression de l’autovalorisation de la multitude ouvrière et métropolitaine face à la répression de plus en plus pesante qu’elle subit – et correspond aux niveaux élevés de conscience et d’organisation du prolétariat milanais durant ces années. Ne confondez donc pas le mot sabotage avec une incitation luddiste, de résistance morale ou individuelle. Sabotage, dans le langage opéraïste, est la résistance collective, multitudinaire, contre le commandement capitaliste sur la production, sur l’organisation du travail. Le sabotage individuel peut parfois être un symptôme ; le sabotage collectif est une action révolutionnaire. Ce que cherche le sabotage est l’indépendance de la classe ouvrière vis-à-vis du capital et, à l’intérieur de cette séparation, l’unité prolétarienne du divers, l’intersection entre ouvrier d’usine et travailleur social. Ces concepts étaient développés, parallèlement à Domination et sabotage, par les autres opéraïstes, par exemple Ferruccio Gambino et Mariarosa Dalla Costa, qui établiront alors une intersection entre luttes ouvrières, luttes raciales et luttes féministes.

Dans ce texte tu insistes sur l’analyse de la situation globale du capitalisme italien et international en intervenant de manière polémique contre toute forme de « réformisme » et de « compromis politique » entre les forces sociales, tout en ouvrant une discussion avec les différents courants de la galaxie des collectifs révolutionnaires de l’époque. La vague répressive qui a frappé les autonomes italiens – en particulier les arrestations du 7 avril 1979 – est bien sûr directement liée à cette phase de radicalisation de la lutte. Pourrais-tu rapidement reconstruire ces débats stratégiques ?

Au beau milieu de 1977, face à la contre-attaque capitaliste, il était nécessaire de construire une forme d’organisation plus élevée, non seulement plus étendue, non seulement unifiée, mais rénovée et traversée par un diagramme programmatique et une capacité de décision. Domination et sabotage est un texte, parmi d’autres, qui servait à préparer la plateforme de discussion pour l’assemblée générale de l’autonomie ouvrière convoquée à Bologne en septembre 1977. L’essai est en fait daté du 3 septembre. Je n’ai pu être présent à cette assemblée, car en fuite, mais mon texte y était. Quelle était la ligne qui y était défendue ? Qu’il fallait, à partir de l’assemblée de septembre, faire émerger une nouvelle plateforme politique et un véritable saut organisationnel. Dans ce but, le problème à résoudre pour Domination et sabotage était de construire un nouveau rapport entre l’action (politique) de « déstabilisation » et l’action (de classe) de « déstructuration » du pouvoir capitaliste. Par « déstabilisation » il faut entendre l’action constante que le mouvement produit, sur le terrain social et politique, de « délégitimation » et de blocage de l’exercice du pouvoir politique de l’ennemi. Par « déstructuration » il faut entendre l’action de classe dans l’attaque au capital constant, à sa valorisation, que ce soit dans l’usine ou dans les processus de circulation sociale de la valeur. Le débat stratégique se déroulait alors entre ceux qui considéraient comme fondamentale et exclusive l’attaque contre les figures politiques du capital (ce qui a été appelé « l’attaque au coeur de l’État ») et ceux qui retenaient que, dans la durée, l’organisation révolutionnaire devrait articuler les luttes aussi bien sur le terrain de l’organisation du travail en usine que sur celui de la lutte politique dans le social. Il s’agissait donc, pour Domination et sabotage, de proposer la lutte contre les pouvoirs de l’État, en reconnaissant cela dit comme stratégique le terrain de la lutte contre le capital fixe, c’est-à-dire le terrain spécifique du sabotage (pour autant que « sabotage » signifiait, comme nous l’avons déjà dit, l’action subversive sur le rapport entre capital fixe et capital variable, entre capitalistes et classe ouvrière, à l’usine et dans la société). Comme on le voit, le débat touchait des points déterminants de la lutte de classe qui se conduisait alors. Au congrès de Bologne aucun des deux points de vue ne s’est affirmé, mais la composante autonome, absolument majoritaire dans le mouvement, n’a pas su donner d’indications précises au cours de cette phase caractérisée par une répression féroce du mouvement menée par le gouvernement du « compromis historique » (DC et PC). Ainsi a-ton laissé de l’espace au développement de la ligne des « Brigades Rouges » qui, haussant le tir contre le « cœur de l’État », a pris la responsabilité d’une accélération révolutionnaire immature, décidée contre la majorité des militants, et dont elles ont fait payer le prix par l’ensemble du mouvement. Il a donc fallu, dans les années 1980, 60 000 arrestations, 30 000 condamnations, et des milliers d’années de prison pour écraser le mouvement. Mais seules dix années ont suffi pour démontrer combien fut importante et profonde son incidence sociale car celui-ci se recompose déjà au début des années 1990, produisant ce qui deviendra ensuite « le mouvement de Gênes » en 2001. Un ultime conseil de lecture en ce qui concerne ces années : il ne faut pas se laisser captiver par les aspects carnavalesques de cette période. Avec ces remarques, nous n’avons pas oublié l’expérience bakhtinienne de fête révolutionnaire qui accompagnait l’année 1977. Cette expression festive dans les luttes sociales des étudiants et des ouvriers ne manquait dans aucun des groupes et des forces qui vivaient cette période de lutte à Milan, à Bologne ou à Rome. « L’imagination au pouvoir » ne déterminait pas cependant une ligne politique, elle les traversait toutes. Il est naïf de penser que les camarades qui choisissaient la lutte armée étaient sombres et tristes tandis que ceux qui ne la choisissaient pas étaient joyeux et fantasques. Ce qui les divisait était le choix qu’ils faisaient et non l’esprit qui avait traversé l’année 1977.

En lisant le livre, on trouve une série d’intuitions qui venaient d’être élaborées au cours des années 1970 et qui seront encore retravaillées dans la suite de ta trajectoire, notamment dans Marx au-delà de Marx et dans l’Anomalie sauvage. On pense à la définition du marxisme comme « logique de la séparation », aux notions de « force d’invention », d’« autovalorisation prolétarienne » et à la figure de l’« ouvrier social ». Que signifiait introduire ces concepts à l’intérieur du débat marxiste de l’époque ?

Il s’agit de notions qui ont été construites au cours des années 1970 à travers des lectures et des discussions politiques communistes qui avaient lieu dans le milieu de l’autonomie ouvrière. La référence à Marx était encore centrale à cette période, particulièrement les Grundrisse, alors traduits en italien. Le développement de ces concepts apparaît au grand jour lorsque l’on considère l’ensemble de mes travaux des années 1970 et notamment les brochures qui, comme Domination et sabotage, font partie du volume I Libri del rogo. Ce sont des brochures qui, après le 7 avril 1979 – date de la grande répression –, furent brûlées par leur propre éditeur. C’est honteux ! Pour revenir aux concepts : ceux-ci sont toujours développés – comme par exemple « déstabilisation » de l’ordre politique et « déstructuration » de l’organisation capitaliste du travail – avant tout au contact de la réalité, à travers la méthode opéraïste de l’enquête ouvrière. La « logique de la séparation » est la formule qui s’oppose à la résolution de la dialectique hégélienne (Aufhebung) du négatif – pour les opéraïstes aussi, avant les féministes, il fut nécessaire de « cracher sur Hegel » pour se débarrasser de ce sentiment d’indifférence et des pratiques de médiation que la dialectique hégélienne produisait dans l’étude des relations de classes, patriarcales ou raciales. La « force d’invention » est le premier nom donné à cette forme de « travail vivant » qui deviendra ensuite le « travail immatériel », « travail cognitif », etc. Bien avant qu’émergent les théories du « capital humain » et du « capitalisme cognitif », le concept de « force d’invention » s’aiguisait avec comme référence, bien sûr, la lecture du « Fragment sur les machines » des Grundrisse, mais surtout à partir des enquêtes et de la co-recherche sur le « travail technique » (en tant que travail séparé de celui de l’ouvrier). Déjà dans les recherches du début des années 1960 et en particulier dans le travail d’Alquati, ce concept avait été élaboré – il est repris aujourd’hui sous le nom de « force d’invention ». De « l’autovalorisation prolétarienne » nous avons déjà parlé. C’est le concept qui sert à « donner corps » à la lutte ouvrière, à la consolidation de sa consistance ontologique dans le rapport antagoniste avec le capital. Sa formule pourrait être résumée ainsi : « + d’autovalorisation − de force structurante du capital » (ce qui se traduit directement dans le langage ouvrier par « + de salaire − de pouvoir au capital », « + de welfare − de domination capitaliste sur la société »), en somme « + d’autovalorisation − de capital ». C’était la loi de la lutte de classes, la formule du « refus du travail ». Ces formules peuvent toutefois, prises de manière abstraite (comme le font souvent les anarchistes quand ils nient toute valeur à la lutte de classes et qu’ils affirment que seules importent les luttes « destituantes »), être qualifiées de relations réformistes, tissées à l’intérieur d’une continuité théorique qui prévoit un équilibre entre le + et le −. Mais elles sont au contraire (selon la ligne du marxisme révolutionnaire) la clé non dialectique d’une relation constructive, constituante, entre théorie et pratique révolutionnaire – c’est-à- dire précisément l’expression du refus du travail qu’on ne peut concevoir que dans et contre le développement du capital. Vous me demandez ce que signifie introduire ces concepts à l’intérieur du débat marxiste de l’époque – la réponse : peu ou rien. Certainement rien pour les arriérés de la philologie marxiste. Ce sont plutôt les philosophes-militants qui y étaient sensibles – Althusser par exemple ou, plus tard, Braverman et Harvey. Mais même quand ils se connaissaient, s’ils n’étaient pas dans les luttes, ils ne pouvaient se comprendre. Les concepts précédemment mentionnés étaient aussi des affects, des pratiques collectives, produits de la co-recherche.

Tout en connaissant les grandes différences économiques, politiques et culturelles qui nous séparent de cette période, que faudrait-il à ton avis retenir aujourd’hui de la contribution théorique et politique de Domination et sabotage ? Est-ce que les réflexions sur l’expérimentation de nouveaux modèles d’organisation politique autonome pourraient être reprises dans la situation actuelle ? À la lumière du centenaire de la révolution d’Octobre, on pense en particulier à l’héritage de Lénine et à la proposition implicite de rejouer « Lénine au-delà de Lénine » qui émerge dans certains paragraphes de ce pamphlet.

Il suffit de se mettre d’accord sur ce que signifie « léninisme ». Moi, j’en connais une lecture figée par le dogme soviétique et la Troisième internationale = leadership du parti, centralisation politique absolue, subordination et courroie de transmission des mouvements sociaux (syndicaux, féministes, etc.) au parti, théorie dialectique classe/État, etc. etc. Sur ce terrain, je crois que nous avons subi, tous autant que nous sommes, trop de défaites pour pouvoir le renouveler. Surtout je pense que la modification de la composition technique de la classe ouvrière et de la société du travail empêche matériellement la répétition de ce léninisme et implique de dénoncer l’illusion de toute potentielle reprise. En somme, l’enquête politique nous empêche de flirter, même brièvement, avec le « travail mort » du processus révolutionnaire (c’est-à-dire avec les formes d’organisation, même victorieuses, qui sont reliées à d’anciennes compositions politiques de classe). Ce qui n’empêche pas que le nom de Lénine puisse être inscrit dans les modes de vie de la multitude révolutionnaire, comme demande d’organisation. Je doute par contre que les références à Lénine dans Domination et sabotage (que personnellement je retiens comme un texte encore trop léniniste) puissent être reprises dans l’actuel débat sur l’organisation. Pour qu’il n’y ait pas de confusion et pour ne pas vivre d’illusions, il vaut mieux éloigner le léninisme du débat et s’en remettre plutôt (comme Marx, Lénine et Mao l’ont toujours fait) à la recherche de la nature et des divers comportements de la classe en lutte. C’est ce qu’il reste à faire et, partant, tout doit être recommencé à zéro. Toujours de nouveau, toujours avec de nouveaux instruments. Quand il s’agit d’organisation, les premiers opéraïstes disaient : nous analysons avant tout la composition organique de la classe ouvrière. Parce que (comme nous le disons dans Domination et sabotage) : « We are all bastards ; / And that most venerable man which I / Did call my father, was know not where / When I was stamp’d ».

Dans les années 1960–1970, les autonomes italiens n’étaient pas loin de gagner sur le terrain de l’invention de nouveaux modèles d’organisation. Et toutefois ils perdirent la bataille. Il faut toujours se rappeler que c’est parce qu’une théorie est valide qu’elle doit s’imposer, gagner sur le terrain de la pratique. Répétons-nous, donc : aujourd’hui, tout doit être recommencé à zéro. Vous les jeunes, vous avez un terrain complètement ouvert devant vous à parcourir et à construire. Une seule recommandation, d’un point de vue marxien et en même temps opéraïste : ne détachez jamais le projet de déstabilisation de l’ennemi de celui de l’analyse de la déstructuration du capital, ne sous-évaluez jamais le projet d’autovalorisation prolétarienne, même quand les processus de valorisation capitaliste semblent, par leur force, par leur dimension, par leur ombre, obscurcir le monde.