Travail en cours

Dans la boite noire des années 2010 : crise, néo-fascisme et mouvements sociaux

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Juillet 2016. Devant l’Assemblée nationale, rassemblement contre le recours au 49-3 par le gouvernement pendant le vote de la loi Travail
Photo Aurélien Gillier

Comme tout livre politique digne de ce nom, Le capital déteste tout le monde de Maurizio Lazzarato (Amsterdam, 184 pp., 14€) s’attèle à penser la contingence historique dans laquelle nous sommes plongé·es. D’après l’auteur, notre époque est un creuset de contradictions, qui vont du blocage des processus d’accumulation à l’émergence de nouveaux mouvements sociaux, en passant par le tournant autoritaire de l’État et la montée de forces néo-fascistes à l’échelle globale. L’essai offre ainsi une analyse stimulante de la période actuelle, hantée par des guerres contre les pauvres, les femmes et les racisé·es, mais aussi par des irruptions subjectives imprévisibles et inédites. Loin de l’image apaisée d’une domination sans reste, les années 2010 se présentent en fait comme un prisme privilégié pour réfléchir sur les impasses historiques qui entravent toutes les tentatives de sortie de crise — qu’elles proviennent d’en haut ou d’en bas. À cet égard, l’ouvrage pointe la focale sur plusieurs problématiques qui ont le mérite de jeter une lumière originale sur des sujets à l’ordre du jour. Avant d’esquisser quelques remarques finales destinées à discuter certaines thèses de l’essai, nous nous limitons à aborder rapidement quatre questions : 1. les origines obscures du néolibéralisme ; 2. l’actualité du fascisme ; 3. la critique du soi-disant néo-populisme ; 4. le renouvellement de la perspective révolutionnaire.

La contre-révolution néolibérale

À suivre Lazzarato, l’un des grands enseignements que nous pouvons tirer rétrospectivement de la fin du XXe siècle est que sans menace révolutionnaire, le réformisme n’a aucune chance. L’existence de forces révolutionnaires est la condition matérielle de possibilité du réformisme — conservateur ou progressiste, peu importe ici. Pour faire bref : sans Lénine, pas de Roosevelt ; ce sont les luttes de la classe ouvrière qui ont produit Keynes, non le contraire. Or, le néolibéralisme s’est justement avéré incompatible avec le réformisme. Le « néolibéralisme est un anti-réformisme » affirme l’auteur. Pour le dire autrement : en tant que « théorie et pratique de la contre-révolution », le néolibéralisme a été pensé et mis en place pour réagir aux conquêtes sociales arrachées de haute lutte tout au long de l’après seconde-guerre mondiale. À ce propos, le déplacement du regard historique opéré par Lazzarato des contextes occidentaux vers l’Amérique latine permet une double opération : reconstruire d’abord « la généalogie sombre, sale, violente du néolibéralisme » et effectuer ensuite une critique de « la naissance de la biopolitique » de Foucault – et cela en valorisant la portée des luttes anti-impérialistes. Si les recherches foucaldiennes insistent en fait sur la capacité à produire des subjectivités dociles et des comportements conformes aux normes sociales, le geste de Lazzarato permet de prendre dument en considération le côté répressif et destructeur du pouvoir, à même d’écraser violemment toute sorte de révolte et de résistance. De ce point de vue, l’essor initial, l’installation progressive et l’hégémonie finale de l’ordre néolibéral reposent non seulement sur l’intelligence du capital mais aussi sur ses muscles. En effet, pour amadouer la conflictualité sociale portée par les luttes ouvrières, anti-coloniales, féministes et étudiantes les classes dominantes n’ont pu se limiter à récupérer/détourner les revendications et à coopter les leaders. Il leur a aussi fallu briser par la force les mouvements de libération. La guerre civile apparait alors comme la vérité de la biopolitique. Ou, mieux : c’est la guerre civile qui fonde le néolibéralisme.

Actualité du néo-fascisme

En ce sens, d’après l’auteur on ne saurait comprendre le passage au néolibéralisme comme un enchainement automatique, qui se serait concrétisé de façon anonyme et impersonnelle, en surplomb par rapport à la sphère du politique. L’instauration de la nouvelle phase d’accumulation du capital — et les transformations de l’État qui l’ont accompagnée comme une ombre — est bien plutôt le fruit d’une opération stratégique dont la mise en œuvre s’est faite via une transition pluri-décennale. Cette dynamique, qui a avancé à des vitesses et avec des géométries variables selon les contextes et les époques, a connu deux moments forts. Tout d’abord dans les années 1970, et notamment en Amérique latine où, à la différence de l’Europe et des États-Unis, les dictatures militaires se sont d’emblée manifestées comme le revers de la médaille des processus de néolibéralisation. Puis dans les années 2010, suite à la crise enclenchée en 2008, quand la radicalisation de l’emprise du capital sur les sociétés est allée de pair avec la montée des extrêmes droites [1]. Or, le capitalisme, loin de trouver dans le parlementarisme libéral son unique forme d’expression politique, s’accommode très bien de régimes anti-démocratiques. Et c’est précisément dans les périodes de grande crise qu’un tournant autoritaire de l’État peut fournir des solutions aux difficultés rencontrées par l’accumulation du capital. Cette voie de fuite a eu lieu dans les années 30 et — toutes choses égales par ailleurs — elle se redessine à présent. Une telle remarque n’implique en rien de minimiser les différences de fond entre les fascismes historiques et les tendances contemporaines que Lazzarato qualifie de néo-fascistes. Au contraire, elle invite à prendre en considération les mutations bien réelles qui les distinguent les uns des autres : rapport au racisme et aux violences de genre, connivence avec les potentats économiques, usage de la technologie, production idéologique, prolongation sous d’autres formes des pratiques de guerre (guerre contre les populations aujourd’hui, guerre totale à l’époque), etc. Il est en fait clair que toutes ces questions ne se posent pas au début du XXIe siècle comme il y a quatre-vingts ans. Une chose est pourtant certaine : le durcissement répressif des appareils d’État et des logiques sécuritaires, judiciaires et policières, combiné au virage à droite auquel on assiste partout dans le monde [2], ne doit pas être qualifié de néo-populiste. Et sur ce point aussi, on ne peut qu’être d’accord avec l’auteur.

Ceci n’est pas du néo-populisme

Par « néo-populisme » on entend couramment la réémergence de sentiments anti-establishment catalysés par des partis souverainistes qui invoquent l’unité du peuple et qui invitent « ceux d’en bas » à se ranger sous l’égide d’une leadership charismatique contre « ceux d’en haut », censés corrompre le système. Interprétés trop souvent comme une simple réaction rancunière à l’aggravation de « la crise », les phénomènes « néo-populistes » expriment en réalité une révolte contre les processus de déclassement et la perte de représentation démocratique et syndicale. De la diffusion de perspectives de sortie de l’euro, à l’élection de Trump, en passant par le choix du Brexit jusqu’à la montée des (ultra-)nationalismes de droite, cette catégorie fourre-tout ambitionne de rendre compte aussi du cycle de gouvernements dits « progressistes » dans les années 2000 en Amérique latine (Lula, Correa, Morales, Chavez, etc.) ou encore de l’intérêt suscité par Podemos en Espagne ou par la France Insoumise de Mélenchon (en cataloguant ces derniers comme des néo-populismes de gauche...). Or, si le clivage biséculaire de la politique institutionnelle entre « droite » et « gauche » est en effet mis à mal par la recrudescence de la crise et par la convergence des partis « modérés » avec des positions d’« extrémisme du centre », la catégorie de populisme n’aide pas à rendre plus intelligible le monde d’aujourd’hui. Et cela non à cause d’un amour inconditionnel pour la singularité historique, évidée de sa concrétude vivante par toute généralisation hâtive. Mais parce que le concept de néo-populisme a) minimise à tort les différences substantielles entre les idéologies politiques et les phénomènes qu’il prétend décrire ; b) ne prête aucune attention à la matérialité des rapports sociaux de production pour expliquer les mutations sociales en cours ; c) sous-estime la centralité du racisme et du sexisme comme matrices politiques des nouvelles droites ; et d) ne prend pas en compte les subjectivités et les processus de politisation qui animent par en bas ces forces et ces partis. C’est ce dernier aspect, plus encore que la perspective national-réformiste fondée sur la prise du pouvoir par voie électorale — avec sa sous-évaluation des transformations autoritaires de l’État et de ses marges de manœuvre matérielles à l’heure d’un capitalisme très largement globalisé — qui pose problème. Le « peuple » est en fait une fiction équivoque, qui ne contribue pas à comprendre la réalité de la composition sociale contemporaine et qui partant ne rend pas plus puissantes les luttes actuelles.

Welcome back Mrs Revolution ?

Les approches populistes font en effet comme si 1968 n’avait jamais eu lieu. Or, 1968 représente la fin d’un cycle de longue durée, et ce tant pour ce qui est des processus mondiaux d’accumulation du capital que pour ce qui concerne les projets révolutionnaires [3]. À cet égard, l’ouvrage de Lazzarato, soucieux de renouveler une perspective stratégique avec la théorie de l’organisation, se concentre sur trois focales : 1. la nécessité d’articuler les luttes issues du mouvement ouvrier avec les luttes anti-racistes, féministes et de la jeunesse ; 2. la nécessité de penser la co-détermination entre « devenir-révolutionnaire » et pratique de la révolution ; 3. la nécessité de renouer avec l’antagonisme social et politique.

  1. La limite principale du mouvement ouvrier classique — tel qu’il s’est historiquement construit entre les années 1850 et les années 1950 — a résidé dans son incapacité à coaliser la pluralité de luttes qui se sont manifestées sur l’échiquier politique. Fondamentalement centré autour de la figure masculine du salarié blanc, les partis et les syndicats révolutionnaires n’ont pas su co-opérer avec les « nouveaux sujets politiques — les colonisés, les femmes, les étudiants — porteurs de nouvelles modalités d’exploitation, de domination et d’action politique ». Pour rendre compte de ces impasses, Lazzarato met alors en scène un dialogue entre les œuvres militantes de Tronti, Fanon, Lonzi et Krahl, retenues « de façon absolument arbitraire » et pourtant heuristiquement productives en tant que représentatives des mouvements susmentionnés : ouvrier, anti-colonial, féministe et étudiant.
  2. Cette confrontation permet à l’auteur de poser la question de la relation entre le potentiel de rupture et de transformation sociale dont sont porteuses des luttes qu’il qualifie de « spécifiques » et la remise en cause générale des rapports sociaux. Son bilan est tranchant : d’un côté le mouvement ouvrier traditionnel a certes constitué une menace pour l’ordre établi, mais il a trop souvent fini par se scléroser ; de l’autre les mouvements anti-coloniaux, féministes et étudiants — malgré l’indéniable charge de libération qu’ils ont propagé — n’ont pas su développer la même vision d’ensemble ni atteindre un degré comparable de mise en danger des rapports capitalistes. Si on refuse, avec l’auteur, la réponse marxiste classique d’après laquelle ces sujets occupent une fonction moins centrale dans l’accumulation du capital, on peut alors paraphraser Kant : les luttes spécifiques sans perspectives révolutionnaires sont aveugles, tandis que les révolutions sans luttes spécifiques sont vides.
  3. Un autre point intéressant de l’argumentation de Lazzarato est l’insistance sur les éléments de rupture avec l’existant. Ce qui implique de mettre en avant l’exigence de moments de résistance, critico-négatifs ou conflictuels, qui s’attaquent aux pouvoirs en place. Ne pouvant se réduire ni à une alternative constituante, ni à un exode destituant, la pratique de la révolution ne peut pas se passer d’un caractère activement destructeur, voué à l’action directe et au démantèlement offensif des nœuds vitaux de l’ordre dominant. Une telle perspective ouvre sur la question épineuse — entièrement politique mais faiblement argumentée — de la violence : de « la violence qui fonde » et de « la violence qui conserve » pour le dire avec Benjamin, mais surtout de celle qui abolit l’état de chose existant. Et là encore, le nœud est tellement serré et délicat, qu’il aurait fallu — ici comme dans l’ouvrage de Lazzarato — lui consacrer beaucoup plus d’attention.

Remarques finales

Entracte entre Guerre et capital co-écrit avec Eric Alliez et le prochain Guerre et révolution, en voie de co-rédaction, Le capital déteste tout le monde est parsemé d’intuitions riches et pétillantes. Ceci dit, il offre aussi l’occasion de remarques critiques. En voici quelques-unes

En premier lieu, sur la genèse du néolibéralisme. L’État capitaliste étant une machine complexe, dont les appareils peuvent entrer partiellement en tension tout en fonctionnant globalement de façon coordonnée, on ne comprend pas pourquoi il faudrait séparer si nettement — comme cela semble à de nombreuses reprises le cas — le volet répressif du pouvoir de son volet productif. Si c’est la guerre civile, plus ou moins latente selon les espaces socio-géographiques, qui fonde le néolibéralisme, on a tout à gagner du point de vue analytique à considérer ensemble guerre contre les populations et biopolitique. Pour le dire de manière très prosaïque et en rester au niveau le plus visible et le plus superficiel de la sphère étatique : les ministères de la défense, de l’intérieur et de la justice opèrent fondamentalement dans la même direction que ceux du travail, de l’économie et des finances, et vice-versa. L’ensemble des différents appareils d’État nous invite donc à considérer l’aspect coercitif et l’aspect productif du pouvoir comme complémentaires. De ce point de vue, les années 2010 ont été assez emblématiques : les réformes de l’État social et du monde du travail, par exemple, se sont faites conjointement à celles de l’État de droit. À cet égard, la séquence française 2016-19 est un cas d’école : Loi Travail et état d’urgence ; Gilets Jaunes (GJ) et punitions de masse.

En deuxième lieu, l’actualité du fascisme. Par-delà les discussions, qui ne sont pas forcément nominalistes, sur la définition des nouvelles droites (néo-fascistes ? proto-fascistes ? post-fascistes ?), l’essai paraît trop souvent tomber dans une lecture fonctionnaliste de ces tendances, qui aplatit entièrement le politique sur l’économie (alors que dans La fabrique de l’homme endetté et dans certaines pages consacrées à la trajectoire brésilienne récente on trouve des passages intéressants sur la production de subjectivités esseulées, culpabilisées, repliées dans la peur). Or, la résurgence du fascisme — dans la variété de ses formes contemporaines — ne peut pas être réduite à un simple outil des classes dominantes, totalement imposé d’en haut de façon instrumentale afin de résoudre les problèmes de la valorisation du capital. Le fascisme historique a été un phénomène capable de mobiliser les individus en première personne, en recourant à tout l’arsenal passionnel utilisable par la propagande médiatique, l’industrie culturelle et l’idéologie d’État. Un discours analogue vaut aussi de nos jours : sans une adhésion transclassiste des subjectivités au projet réactionnaire, pas de renaissance néo-fasciste — renaissance constituée par des lignes de continuité et des véritables éléments de rupture par rapport au fascisme historique qui mériteraient d’être étudiés de façon beaucoup plus précise.

En troisième lieu, la critique légitime de la démarche typiquement (post-)opéraiste d’après laquelle c’est de la pointe la plus avancée du développement capitaliste que jaillit la révolution (Lénine en Angleterre, le travail cognitif...) se transforme en plusieurs endroits en une approche également problématique. Les deux écueils — accélérationniste d’un côté, « tiers-mondiste » de l’autre, pour aller vite — sont à éviter. En plusieurs occasions, l’essai de Lazzarato déprécie indirectement les luttes conduites dans le monde occidental (le mouvement des conseils allemand des années 20, les grèves et les blocages aux États-Unis dans les années 1930, Mai 68 en France, la séquence rouge italienne des années 1960-70) en faveur des luttes anti-impérialistes et de libération nationale. Si on considère justement le capitalisme à l’échelle globale, tout l’enjeu d’une perspective de libération consiste plutôt à valoriser au maximum les influences réciproques entre ces luttes, la transmission de contre-savoirs, de formes d’organisation autonomes et de modalités d’action efficaces, tout en soulignant les limites à l’œuvre entre les différents contextes : décalages temporels, manque de coordination, soutiens insuffisants, carence d’intérêt, etc. Pour faire bref : ce que jadis on appelait internationalisme et qui connaît aujourd’hui des réincarnations prometteuses, est implicitement invoqué, sans jamais faire l’objet d’un véritable approfondissement.

Enfin, sur la mise en place d’une perspective stratégique « réaliste » (bien que le mot n’apparaisse jamais en tant que tel dans le texte) et le renouvellement de la structuration des luttes. Il ne suffit pas de plaider abstraitement pour une machine de guerre post-léniniste à la hauteur des défis du présent. Il faut partir d’une étude immanente aux cycles de lutte qui se sont enclenchés dans la conjoncture post-crise : les occupations des places entre 2011-13, la vague de grèves transféministes depuis 2016, mais aussi le soulèvement si original des GJ — dont la puissance est largement relativisée par l’auteur dans la préface rédigée au mois de février 2019.

Tout d’abord ces mouvements rompent toute dichotomie rigide entre le « Nord » et le « Sud », voire inversent carrément l’ordre habituel des primautés (clivage qui, d’ailleurs, est de plus en plus désuet du point de vue de l’accumulation du capital). Les occupations des places commencent en fait sur la côte méridionale de la Méditerranée avant de circuler dans presque tout le Maghreb et le Moyen-Orient, de transiter ensuite par la Grèce et l’Espagne, pour traverser enfin l’Océan Atlantique et arriver aux États-Unis avant de refaire surface deux ans plus tard, en Turquie et au Brésil. De même pour le mouvement global des femmes : né en Pologne et en Argentine à l’automne 2016, il a vite atteint les États-Unis, l’Espagne et l’Italie et ensuite la Turquie et beaucoup d’autres pays latino-américains. Le cas des GJ est plus spécifique : la mobilisation a surgi des zones péri-urbaines, de la proche banlieue et des périphéries diffuses (les marges intérieures de la République), elle a immédiatement rencontré un fort succès dans les territoires d’outre-mer (les « restes » de l’empire colonial), pour se reverser après — notamment lors des samedis de manifestation — dans les cœurs dorés de toutes les plus grandes villes de France.

Ensuite ce sont toujours ces mouvements qui ont tenté dans tous les cas de lier une lutte ciblée à des projets de bouleversement des rapports sociaux de plus grande ampleur. Qu’il s’agisse du renversement d’un tyran, de l’opposition à une restructuration sociale austéritaire, de la révolte contre les effets de la spéculation financière, de la contestation d’un plan de réaménagement urbain, des protestations contre l’augmentation des coûts des transports publics, du combat contre les violences sexistes et sexuelles, ou du ras-le-bol généralisé à l’égard de « la vie trop chère », les injustices fiscales et l’ordre vertical et centralisé de la Ve République, les mouvements qui ont émergé tout au long des années 2010 ont visé le dépassement du cadre (plus ou moins) restreint de leur lutte spécifique pour contester la crise structurelle du système capitaliste et ses retombées anti-sociales et anti-démocratiques. C’est de leurs atouts et de leurs faiblesses qu’il faut discuter, en examinant dans les détails et d’un point de vue radicalement immanent la particularité de chaque situation concrète, sans regretter, depuis une position d’extériorité, le bon vieux temps où les mouvements sociaux osaient faire peur et pouvaient faire mal pour de vrai.

Pour conclure, une dernière considération, qui revient sur l’articulation entre luttes contre l’exploitation et luttes contre la domination d’un côté, et entre pratiques constituantes et pratiques antagonistes de l’autre. Encore une fois, sans se faire d’illusion sur les rapports de force réellement à l’œuvre, les nouveaux mouvements sociaux ont donné plusieurs indications précieuses. Toutes ces luttes et chacune à leur façon ont tenu ensemble « question sociale » et « question démocratique », en revendiquant « du pain et des roses » : à Tunis, au Caire, à Athènes, Madrid ou New York la bataille contre la pauvreté absolue, le démantèlement de l’État social, l’effritement du marché du travail ou le nœud coulant de l’endettement ne s’est pas dissociée du besoin et du désir de prendre en charge les décisions concernant la production et la reproduction des conditions matérielles de la vie collective. Avec la grève transféministe globale on voit la transposition sur le plan économique de la cessation temporaire de toute activité de travail — monétisée ou pas d’ailleurs, comme le travail ménager — de questions sociales telles que l’avortement, le viol, le féminicide, etc. Quant aux GJ, les pics d’intensité émeutière des actes, les blocages économiques des ronds-points ou des pôles logistiques et l’invention de formes d’auto-organisation horizontales disséminées sur l’ensemble du territoire français et en voie de structuration entre elles, tiennent ensemble conflictualité et contre-pouvoir, en demandant plus d’argent et en se réappropriant la politique.

Bref, tout cela reste certes insuffisant, mais nous ne partons pas de nulle part. Les années 2010 n’ont pas seulement représenté une décennie de réaction néolibérale violente ; elles ont aussi constitué une formidable accumulation d’expériences subjectives et organisationnelles qui remettent au goût du jour la critique sociale du néo-capitalisme. C’est donc à partir des nouveaux mouvements sociaux et d’eux seulement que l’intelligence collective doit se mettre politiquement au travail. Car c’est seulement à partir de ces expériences « spécifiques » — le « devenir-révolutionnaire » des luttes d’émancipation — qu’on pourra construire des machines de guerre à même de pratiquer la révolution.

Notes

[1Nous nous permettons de renvoyer au compte-rendu que nous avons rédigé à propos de l’ouvrage récent de G. Chamayou, qui est entièrement consacré à ces questions, La société ingouvernable, La Fabrique, 2018

[2En Europe de l’Est depuis le début des années 2010, en Inde à partir de 2014, dans plusieurs pays d’Amérique latine avec le tournant de 2015, aux États-Unis et aux Philippines en 2016, en Italie et au Brésil en 2018... Si à cela on ajoute la torsion encore plus autoritaire et anti-démocratique des États russe et turque suite à l’aiguisement des tensions internes et internationales, ainsi que la montée des forces d’extrême droite dans presque tous les pays de l’Europe occidentale, on peut s’accorder pour dire que les scénarios géopolitiques des années à venir ne sont pas des plus glorieux !

[3Sur ce point, cf. la préface à S. Bologna, G. Daghini, Mai 68 en France, Entremonde 2019, que nous avons co-rédigé ensemble avec Julien Allavena et Matteo Polleri, librement disponible sur le nouveau site ACTA