Vacarme 88 / Cahier

comment j’ai maudit la Lettonie entretien avec Filmon Ghebrezgabher

Filmon Ghebrezgabher fut l’un des vingt-sept demandeurs d’asile passés par l’Italie et « relocalisés » en Lettonie entre septembre 2015 et septembre 2017. Il s’agissait d’un programme ambitieux de l’Union Européenne de répartition entre tous les États membres des personnes arrivant en Grèce et en Italie. 160 000 devaient être « relocalisées » en deux ans, avec des quotas par pays, et une priorité pour les Syriens, les Érythréens et les Irakiens. Ce fut un échec : seulement 28 % de l’objectif furent atteints, et l’absence de solidarité entre les États européens se fit jour, comme le non catégorique opposé par le groupe de Visegrad au programme et la mauvaise volonté d’un grand nombre de pays dont la France, qui accueillit environ 5 000 personnes sur les 20 000 prévues. La Finlande, l’Irlande et la Norvège furent les championnes de ce « plan d’urgence », et les États baltes ont joué honnêtement leur rôle. Sur les 481 relocalisés prévus, la Lettonie en a accueilli 321. Mais quelle est la réalité derrière les chiffres ? L’expérience tragi-comique de Filmon Ghebrezgabher, un jeune étudiant en médecine alors âgé de 23 ans, Érythréen parfaitement anglophone, montre de manière frappante que les États ne sauraient accueillir sans la société civile et le riche tissu associatif de nos démocraties. L’accueil d’urgence, sans l’intense et long travail d’accompagnement des étrangers en exil, est voué à l’échec. Bien qu’il fût invité en Lettonie, c’est le seul pays où Filmon Ghebrezgabher a réellement perdu l’espoir et a eu envie de mourir. Deux ans plus tard, les États européens se serrent les coudes dans leur politique de non-accueil. Mais pour que cette politique triomphe, il faudrait encore qu’ils anéantissent tous les efforts de leurs sociétés civiles.

Comment s’est passée votre arrivée en Lettonie ?

Le 17 juillet 2016 j’ai été transféré en Lettonie depuis l’Italie en vertu d’un programme de relocalisation de l’Union Européenne. Nous étions le second groupe à être accueilli dans ce pays, six Érythréens, cinq hommes et une femme. Dès notre arrivée, nous avons été traités bizarrement. Deux ou trois hommes sont venus nous chercher jusqu’à nos sièges dans l’avion et nous ont emmenés au camp de réfugiés dans un minibus. C’était à quelques kilomètres de Riga, la capitale. Ils ont pris nos empreintes digitales, nous ont donné un paquet de riz à chacun, et, comme nous étions arrivés un vendredi, ils ont dit qu’ils nous reverraient lundi car ils ne travaillaient pas le week-end. Ils nous laissaient au milieu de nulle part, nous ne connaissions rien, nous n’avions rien à manger, on ne savait même pas s’il y avait un supermarché quelque part…

Mais ils ne pouvaient rien faire pour nous. J’étais le seul à parler anglais donc je traduisais pour les autres. Un Érythréen arrivé avant nous connaissait la situation et nous avait apporté du pain. Tout était fermé pour le week-end, nous n’avons quasiment rien mangé pendant deux jours mais la plupart d’entre nous avait connu pire… Le lundi ils nous ont expliqué qu’en tant que demandeurs d’asile nous n’étions pas autorisés à travailler, et que nous aurions une allocation de 2,15 € par jour pour couvrir nos dépenses, internet, nourriture, vêtements… Après quelques semaines j’ai réussi à trouver un travail au noir payé 5 € par jour, et j’avais 2,15 € de transport, donc je gagnais 2,85 € par jour, que j’utilisais pour mon repas du soir, mais au moins c’était une excuse pour sortir du camp tous les jours et cesser de penser !

Si vous avez déniché un travail informel c’est que vous avez trouvé une petite porte d’entrée dans cette société ?

Partout il y a des gens de bonne volonté qui veulent vraiment vous aider. Je travaillais dans une boutique qui vendait des lunettes, ils avaient besoin de quelqu’un pour numériser leurs données. Je passais la journée assis sur une chaise à taper des noms et des numéros de téléphone sur leur ordinateur. J’attendais mon statut de réfugié. J’ai fini par obtenir seulement la protection subsidiaire, en novembre 2016, parce qu’ils ont dit que je ne pouvais pas prouver que j’avais été emprisonné en Érythrée.

C’est vraiment comique parce que pour donner l’asile aux Érythréens tout le monde se base sur un rapport officiel de l’ONU stipulant qu’il y a des atteintes aux droits de l’homme en Érythrée. Et ils vous demandent d’en donner la preuve ! C’est comme si on demandait à celui qui vous tue de donner à votre père ou à quelqu’un d’autre un certificat disant qu’il vous a bien tué. C’est complètement stupide ! Je pense qu’ils le font exprès. Ils m’ont même demandé un jour d’aller à l’ambassade d’Érythrée leur apporter des documents prouvant les études que j’avais faites. Un gouvernement en Europe exigeant d’un demandeur d’asile d’aller chercher des documents à l’ambassade de l’État qu’il a fui, c’est incompréhensible ! Ils m’ont dit qu’ils voulaient vérifier mes documents universitaires pour être sûrs que c’étaient bien mes notes…

Quand j’ai eu mon statut, j’ai commencé une formation pour travailler comme vendeur dans une compagnie américaine. J’étais aussi interprète bénévole. Les autres Érythréens m’aimaient bien car je portais leurs réclamations auprès des Lettons. C’est comme ça que je suis devenu une cible : on a pensé que ces récriminations ne venaient que de moi. À ce moment-là en Lettonie on invitait beaucoup de monde pour parler des réfugiés, il y avait des associations, des ONG, et on me demandait de témoigner, aussi je parlais de notre situation, de ce qui n’allait pas. Ils me répondaient : « Tu as un travail, des papiers, pourquoi tu ne veux pas te taire ? » Je leur disais : « Si c’est pour me taire, pourquoi avoir quitté l’Érythrée ? »

Pourquoi vous demandait-on de vous taire ?

Je critiquais ce qui se passait. Quand vous obtenez votre statut, on vous presse de quitter le camp avec 130 € par mois pour vivre. Or il n’y a aucun moyen d’apprendre gratuitement la langue, de trouver un travail ou un logement. En France il y a des associations, des gens à qui poser des questions mais là-bas il n’y a rien. J’étais bénévole pour la seule association qui travaillait avec les réfugiés et ils ne pouvaient rien faire. Quelquefois ils me disaient, on n’a rien à donner à nos compatriotes, comment pourrait-on vous aider ? En Lettonie, c’est le vide, on ne peut ni partir ni rester. Pendant mon voyage, j’ai connu des conditions difficiles au Soudan mais on espérait que ça irait mieux un jour. En Égypte on attendait la traversée, avec le risque de mourir en mer, mais on attendait quelque chose. En Italie aussi, on était en transit.…

Mais en Lettonie, j’ai fait la pire expérience de ma vie : perdre l’espoir. Même en Érythrée, vous pouvez tenter de passer en Éthiopie ou au Soudan. Les frontières sont surveillées par une patrouille armée qui a ordre de tirer sur les fugitifs, mais je craignais moins la mort qu’une vie sans espoir. Une fois enregistré en Lettonie comme demandeur d’asile, il n’y avait plus de possibilité de demander l’asile dans aucun pays européen, à cause de la procédure Dublin. Je ne pouvais pas étudier puisqu’ils n’autorisent pas les réfugiés à étudier. Je ne pouvais pas avoir une profession parce que je ne parlais pas la langue. Je ne pouvais pas louer un appartement parce qu’aussitôt que les propriétaires me voyaient ils disaient non, nous n’avons rien à louer. Vous n’avez pas beaucoup de perspectives et aucun moyen de sortir de là. Oui, ce fut la pire époque de ma vie. Parfois on plaisantait, on disait que c’était l’Érythrée de l’Europe. Dans les autres pays on a le choix : si on n’aime pas le gouvernement il y a des associations, si on n’aime pas les associations, il y a des églises. Mais en Lettonie, il n’y a personne entre vous et l’État. Et ça c’est comme en Érythrée !

Finalement, vous avez préféré quitter la Lettonie ?

Peu à peu tout le monde partait, et moi aussi je suis parti en décembre 2016, avec l’idée d’aller en France. Bien sûr j’ai vite été arrêté en Allemagne. Comme j’avais peur qu’ils me renvoient en Lettonie, j’avais caché mes papiers. Quand ils ont pris mes empreintes, ils ont vu que j’avais la protection subsidiaire en Lettonie, alors ils m’ont demandé si je voulais y retourner. J’ai dit « non ! ». J’ai expliqué que je travaillais là-bas mais que je n’avais pas le droit d’étudier. Ils ont vérifié auprès des Lettons qui ont demandé de me renvoyer chez eux en promettant de me donner tout ce dont j’avais besoin. J’ai refusé, je voulais continuer jusqu’en France. Les Allemands m’ont alors placé dans un camp pour demandeurs d’asile mais je n’y suis pas resté et après quelques jours j’ai fini par arriver à Paris. Là je n’ai pas réussi à trouver le quartier de la Chapelle parce que j’avais perdu mon téléphone en Allemagne !

Alors j’y suis retourné… Là-bas, comme en France, il y a beaucoup d’associations qui peuvent vous aider. J’ai travaillé comme interprète dans un camp, ça se passait bien. Au bout d’un mois, l’association pour laquelle je travaillais en Lettonie m’a envoyé un email pour que je revienne : « On va t’embaucher comme interprète et tu pourras faire des études ». Ils m’ont assuré qu’ils allaient aider les Érythréens à trouver du travail, que, depuis mon départ, la situation s’était améliorée. Ils avaient compris, disaient-ils, qu’ils ne pouvaient pas laisser les réfugiés sans aucun programme d’intégration. Les Allemands de l’association m’ont donné de quoi acheter un ticket de bus, et je suis retourné en Lettonie.

C’était en mars 2017. J’ai dormi six semaines dans un hôtel à mes frais. Ils m’ont réellement embauché comme interprète mais quand je leur ai dit que je voulais étudier, ils ont dit à nouveau que c’était impossible. En fait ils m’avaient fait revenir parce qu’ils avaient besoin d’un interprète. L’Érythréen qui le faisait avant moi venait de quitter le pays, après deux ou trois mois seulement. Une dizaine d’Érythréens venaient d’arriver, et certains de ceux qui avaient réussi à s’enfuir dans d’autres pays quelques mois plus tôt avaient été arrêtés et renvoyés en Lettonie… La situation ne s’arrangeait pas du tout. Plusieurs avaient la tuberculose et devaient être hospitalisés, mais ils n’avaient pas de quoi payer un billet de train pour aller jusqu’à l’hôpital ! J’ai payé, et plus tard je leur ai apporté leurs affaires, les assistantes sociales du camp s’y refusaient à cause de la contagion.

« “Ne sais-tu pas qu’on dit beaucoup de mal de toi à la télévision ?” disaient-ils. »

Vous commenciez à avoir mauvaise réputation en Lettonie ?

En rentrant en Lettonie je me suis rendu compte que j’étais devenu indésirable un peu partout dans le pays. L’homme qui m’avait donné mon premier travail dans la boutique de lunettes m’avait utilisé comme publicité pour son commerce. Il se vantait d’avoir embauché un réfugié. Quand j’ai quitté le pays, il a raconté à tout le monde que j’étais un ingrat, qu’il m’avait tout offert et que j’étais parti. Ainsi, pendant les quelques mois où j’ai vécu en Allemagne, je suis devenu célèbre en Lettonie, on me voyait à la télé, sur des panneaux publicitaires, partout !

À mon retour, quand je me suis rendu à la compagnie américaine où j’avais suivi une formation, ils m’ont dit qu’ils ne voulaient pas m’embaucher. « Ne sais-tu pas qu’on dit beaucoup de mal de toi à la télévision ? » disaient-ils. Je suis retourné chez mon ancien employeur et je lui ai demandé pourquoi il répandait de telles rumeurs sur mon compte. Je ne comprenais pas son attitude, je lui avais tout raconté de ma vie, il ne me payait pas beaucoup… Il était ennuyé et m’a promis de parler à ceux chez qui je voulais travailler. Il leur a dit que c’était une erreur et qu’ils pouvaient me faire confiance. J’avais donc trois boulots, mais pour les autres Érythréens, c’était vraiment difficile. Il n’y avait que moi pour leur servir d’intermédiaire.

En fait il n’y avait pas de politique d’accueil des réfugiés en Lettonie ?

Quand j’ai parlé avec le chef de la Croix Rouge en Lettonie, il a été très arrogant, il m’a demandé pourquoi j’étais venu ici. Lorsque je lui ai expliqué que c’était dans le cadre d’un programme européen de relocalisation, il m’a dit que j’aurais peut-être dû rester en Italie et attendre une autre proposition. J’ai renoncé à lui parler, il n’y avait rien à attendre de lui. Des émissaires du gouvernement, du Haut-Commissariat pour les réfugiés sont venus nous voir à plusieurs reprises, j’ai essayé de leur expliquer la situation. Un jour, l’un d’eux m’a dit : « Tu sais Filmon, ce que tu fais n’est pas bien, arrête d’aller contre le courant, fonds-toi dans la masse, tu as un travail, tu es payé… » Ça m’a fait rire mais en réalité c’était triste de voir un représentant d’une agence internationale œuvrant pour les réfugiés me dire de ne pas m’occuper des autres…

À la fin c’était trop pour eux, alors ils ont envoyé des hommes de la sécurité militaire chez moi. C’était un lundi ou un mardi, j’avais passé la nuit au travail et je venais de me mettre au lit quand ils sont entrés. Ils m’ont entouré et l’un d’entre eux m’a demandé si je savais pourquoi ils étaient là. « Nous sommes là parce que tu ne sais pas te taire ». Ils m’ont interrogé aussi sur les rumeurs que je répandais auprès des Érythréens. J’ai tout nié — en réalité je leur écrivais sur les réseaux sociaux de ne surtout pas venir en Lettonie. Ils l’avaient appris et ils m’ont ordonné d’arrêter sous la menace de me renvoyer dans mon pays. Ils ne pouvaient pas, j’avais été envoyé ici par l’Union Européenne ! Ils m’ont répondu qu’ils s’en fichaient et que, si je continuais, j’irais pourrir dans les prisons souterraines de mon pays.

J’étais surpris qu’ils connaissent les prisons souterraines de l’Érythrée… Ils ont continué à me dire de me taire ou de m’en aller. Après cette visite, j’ai décidé de partir définitivement, avec l’objectif de retourner en France. C’était en août 2017. J’avais vécu à nouveau cinq mois en Lettonie.

Pourquoi la France ?

Quand j’étais en Italie, mon premier choix était la France, la Finlande ou l’Irlande. Le Royaume-Uni ne faisait pas partie des choix possibles de relocation. Je parlais anglais, c’était plus évident d’aller dans un pays anglophone, surtout pour les études. Et pourtant j’avais un désir ancien d’apprendre le français… Quand j’étais petit, j’avais lu une biographie de Louis Pasteur, qui m’avait beaucoup frappé, et quelques articles sur des sujets français dans les deux seuls journaux qui existent en Érythrée, Haddas Erta, en tigrinia, et Eritrea Profile, en anglais. Il y avait aussi des livres dans les bibliothèques, des films hollywoodiens qui évoquaient Paris ou la culture française… Je ne connaissais rien mais j’étais attiré par cette langue. Ce qui est étrange c’est que j’ai retrouvé la biographie de Pasteur chez un bouquiniste à Karthoum, pendant mon passage au Soudan. Je l’ai achetée et comme j’avais étudié la chimie organique quand je faisais médecine, j’ai vraiment compris plus de choses !

Cette fois vous avez donc réussi à atteindre la France ?

Les Allemands m’ont encore arrêté à la frontière et cette fois-ci je leur ai montré mes papiers. Ils ont passé un coup de fil et on leur a dit que j’avais déjà demandé l’asile en Allemagne. Je leur ai répondu que j’étais désormais un réfugié en Lettonie, que j’allais voir des amis en France et ils m’ont laissé partir. Et cette fois-ci j’ai trouvé le quartier de la Chapelle, où j’ai dormi dans la rue pendant trois semaines. J’ai tenté de m’enregistrer comme demandeur d’asile à la préfecture de Paris, ce qui m’a été refusé. Ils m’ont juste dit de partir, alors je suis allé à Calais, mon dernier espoir était le Royaume-Uni…

J’ai essayé plusieurs fois de traverser mais la vie à Calais est très éprouvante, j’étais très fatigué. Je suis revenu à Paris me reposer quelques jours. Je dormais à nouveau dans la rue à la Chapelle quand je me suis retrouvé pris dans une évacuation, fin août 2017. On nous a emmenés en bus à Cergy, ce qui a été ma chance. Une assistante sociale de l’association Espérer a rendu l’enregistrement de ma demande d’asile possible simplement en m’accompagnant au guichet de la préfecture.

Tout ce circuit en Europe, c’est à cause de la procédure Dublin, que vous avez subie et que vous avez fini par déjouer, par obstination et grâce à quelques rencontres. Quel est votre regard là-dessus ?

La procédure Dublin, oui, en tant qu’Africain, en tant qu’Érythréen, je peux dire que c’est vraiment une mauvaise chose qui ruine la vie de beaucoup d’étrangers. Je connais des gens brillants qui avaient un avenir devant eux, un bel avenir, et qui sont condamnés à aller d’un pays à l’autre sans pouvoir commencer leur vie. Je connais les dommages causés par la procédure Dublin. Mais qui suis-je pour dire aux États européens ne faites pas ça, faites autrement ? Si j’ai tellement protesté en Lettonie, c’est parce qu’ils nous ont invités. Je répétais tout le temps : « Si j’étais en Italie, je ne demanderais pas tout ce que je demande ici, mais vous nous avez invités, vous nous avez dit de venir, que vous nous donnerez ce dont nous avons besoin, et vous ne l’avez pas fait ! ». Nous avions signé un contrat en Italie stipulant que si nous n’aimions pas la Lettonie, nous pourrions revenir ici dans un délai d’un mois et trois semaines. J’ai montré ce document aux Lettons, en disant « Pouvez-vous nous renvoyer en Italie ? ». Ils ont dit : « Ok, on fait une copie et on va la montrer au Bureau de l’Immigration ». Ils ne nous ont même pas donné de réponse — un mois et trois semaines plus tard, le délai était expiré…

Que pensez-vous de l’accueil fait aux réfugié·e·s en Europe ?

Par rapport à ce que je lis de la situation en Libye aujourd’hui, et de l’arrêt des sauvetages en mer, je me sens très mal. Les Libyens nous tuent, ils tuent les migrants et quand ces derniers essaient d’atteindre l’Europe, ils meurent en mer. Je ne peux pas être heureux de ça. Nous arrivons peut-être d’Afrique mais nous sommes des humains, vous savez, et on ne peut pas laisser les gens mourir en mer ! Je n’évoquerai pas ici le racisme, éprouvé à des degrés divers dans chaque pays, car cela me renvoie à un sentiment d’impuissance insupportable. Après nous avons des opportunités ici, nous avons la liberté… Je ne veux pas demander beaucoup à un pays auquel je ne donne rien.

« Je me demande toujours, si j’étais français, qu’est-ce que je dirais ? »

C’est très compliqué et je ne veux pas dire des choses stupides maintenant que je regretterais dans un an ou deux. J’aurais beaucoup de choses à exprimer mais je ne les ai pas toutes réfléchies et certaines ne seraient sans doute pas bonnes à dire. J’essaie de ne pas penser seulement subjectivement, de mon point de vue, mais aussi du point de vue de ceux qui me sont opposés ou qui s’opposent à certaines choses. Je me demande toujours, si j’étais français, qu’est-ce que je dirais ? Et je n’ai pas réussi à trouver une réponse claire. Bien sûr, en tant qu’Érythréen j’ai envie que les gens qui vivent des choses épouvantables viennent ici. Je pense qu’ils devraient avoir le choix du pays car c’est ce qui s’est passé pour moi. Mais je me demande aussi si je dirais cela en tant que Français.

Quel était votre état d’esprit en arrivant en Europe ?

Je ne voulais surtout pas être une victime. C’est un sentiment que j’ai toujours éprouvé, je crois que ça me vient de mon père. C’est quelque chose qu’il m’a toujours dit. Il a une grande confiance en lui, c’est un homme orgueilleux. Ce n’était donc pas propre à mon arrivée en Europe. Si on est une victime on ne peut rien faire. Au début de mon voyage, lorsque j’étais encore au Soudan, puis en Égypte, je lisais beaucoup sur la situation des migrants en Europe. La majorité disait être venue chercher quelque chose qu’elle n’obtenait pas. Mais à quoi ça sert de répéter « Nous n’obtenons rien, ils nous mettent en prison et ils nous font ceci et cela ? » Certes, il y a des erreurs et des injustices du côté des États européens mais on ne peut pas simplement se plaindre et ne rien faire.

C’est pourquoi je me suis dit que je devais être responsable de moi-même, ne blâmer personne. Bien sûr beaucoup de gens m’ont aidé, mais j’ai toujours commencé par agir autant que je pouvais. En vérité je me plains beaucoup moi aussi, mais je n’attends pas beaucoup des autres. J’ai tendance à me vivre comme celui qui n’a pas de chance, alors je ne m’attends à rien de bon ! Mais je me plains quand même, c’est bien pourquoi je suis toujours intact — sinon je me serais désintégré depuis longtemps ! Ce qui se passe en Europe, comparé à ce qui nous arrive dans nos pays, ce sont vraiment des petites choses. Dans nos pays nous ne sommes pas traités comme des humains mais comme des esclaves. Ici on connaît la dignité, on peut se déplacer librement d’une ville à l’autre, et même si on veut on peut simplement dormir dans la rue… C’est aussi la liberté, parce qu’en Érythrée par exemple on ne peut pas faire une chose pareille ! C’est un paradoxe… Il n’y a aucun choix, on est dans l’armée, on ne peut pas vivre dans la ville où on voudrait, on ne peut même pas rester avec sa famille, alors dormir dans la rue, ça n’est pas possible.

Pourtant vous disiez que l’expérience en Lettonie était pire que ce que vous avez connu en Afrique.

En Érythrée j’étais jeune, j’avais ma famille, des amis, j’avais beaucoup de soutien, financièrement et moralement. La seule chose que vous avez à dire c’est « je suis désolé, je ferai tout ce que vous dites », et vous pouvez vivre une vie « normale ». Si je n’avais pas critiqué le système j’aurais pu vivre en Érythrée, continuer mes études et avoir une vie, comme les trois millions d’Érythréens qui sont restés dans le pays. J’avais le sentiment de faire quelque chose, aussi bien en étudiant qu’en m’opposant au régime. Et surtout, j’étais quelqu’un avec un nom, une valeur, beaucoup de relations. En Lettonie, je n’étais personne, je ne connaissais personne, personne ne me connaissait et j’étais poursuivi parce que je disais la vérité, même pas devant la Justice mais par des officiers de la sécurité. En outre tout le monde me regardait de haut, seulement parce que j’étais différent. Comment n’aurais-je pas perdu l’espoir ?

En Érythrée, j’étudiais la médecine mais pas vraiment par intérêt. Mes parents ne sont pas très éduqués : « docteur », cela avait du sens pour eux. J’aurais pu leur dire simplement non, je ne peux pas faire médecine et ils auraient compris. En Érythrée lorsqu’on dit à quelqu’un que le gouvernement a décidé que vous n’avez pas le droit de faire ceci ou cela, il comprend très bien… Cependant si je m’étais orienté vers des études d’ingénieur ou des études scientifiques, après quatre ans d’université j’aurais été un professeur, et pas forcément dans le domaine que j’aurais étudié. Faire médecine, ça voulait dire étudier huit ans et ensuite travailler comme médecin, et ça au moins c’était stable. Pendant ces huit ans d’études vous échappez au service militaire. On a seulement une sorte de service civil, par exemple en seconde année, chaque dimanche on va creuser des trous pour planter des arbres. Mon choix d’étudier la médecine c’était aussi pour rester loin de l’armée.

Pouvez-vous nous expliquer le système du service militaire imposé aux jeunes hommes et aux jeunes filles en Érythrée ?

Avant de terminer le lycée, on doit aller dans un camp militaire à Sawa, où les conditions de vie sont extrêmement dures, et faire la dernière année de lycée en même temps que l’entraînement militaire. Si vous réussissez vos examens finaux vous entrez à l’université, sinon vous restez là et vous devenez soldat pour un temps illimité. Vous n’avez plus d’issue, vous devez faire quelque chose que vous n’avez pas choisi, au service du pays. Je n’ai pas seulement protesté contre les injustices quand je vivais en Érythrée mais contre les aberrations que nous faisait subir le système. Déjà je disais ce que je voulais… C’est comme maintenant, je ne suis pas censé vous raconter ce que je vous raconte, mais je suis comme ça, je dis tout, peu importent les conséquences. Il y a en Érythrée une aile de la Jeunesse du Parti, et dans le campus où nous étudions, ils avaient un bureau où nous pouvions emprunter des livres. Comme j’aime beaucoup lire, j’allais souvent là-bas.

Un jour dans les rayons j’ai vu la Constitution érythréenne, un petit livre bleu, et j’ai demandé à quelqu’un qui travaillait dans le bureau ce que c’était. Il m’a répondu, c’est la Constitution érythréenne, alors je lui ai dit : « Mais nous n’avons pas de Constitution ! » En fait elle a été ratifiée en 1997 mais jamais appliquée. Il m’a répondu que si je voulais rester en vie, je devais arrêter de dire ce genre de choses. J’ai insisté : « Mais vous devriez jeter ce livre, pourquoi vous le gardez puisque nous n’avons pas de Constitution ? » Et je suis sorti. Je ne peux pas m’empêcher de dire des choses comme ça, et c’est pourquoi j’ai eu des problèmes graves dont je ne veux pas parler ici, ce ne serait pas sûr pour les gens qui sont restés là-bas.

C’est en Europe que vous avez ouvert les yeux rétrospectivement sur la violence en Érythrée ?

À Sawa, j’ai été beaucoup battu, particulièrement pendant la période de l’entraînement militaire, les six mois qui suivent la fin du lycée. Il y a des divisions dans l’armée et dans notre bataillon j’étais la personne la plus frappée. Je faisais beaucoup de choses stupides, des choses que je n’aurais pas dû faire à Sawa, alors j’étais tout le temps puni. Mais je trouvais ça normal, car il y avait des types plus battus que moi. Parfois j’étais frappé seulement parce que je ne voulais pas dîner, parce que je disais : « Je n’ai pas faim, je vais juste aller dormir ». « Tu n’obéis pas aux ordres ! » : ils me frappaient, me faisaient courir des heures au soleil… Je ne pouvais pas dormir sur le dos à cause des coups. Mais à ce moment-là je trouvais ça normal.

« Quand j’ai quitté l’Érythrée, j’ai commencé à considérer ces choses d’un regard nouveau et à comprendre que c’était monstrueux de traiter les gens comme ça. »

Quand j’ai quitté l’Érythrée, j’ai commencé à considérer ces choses d’un regard nouveau et à comprendre que c’était monstrueux de traiter les gens comme ça. Je vous raconte cela, mais on a eu aussi des bons moments. Le rire est parfois un remède contre la souffrance et on riait beaucoup à Sawa. La vie était terrible mais on rencontrait des gens de toute l’Érythrée, on riait, on parlait de plein de choses, on voyait des cultures, des caractères tellement différents…

Parfois vous exprimez le souhait d’avoir un diplôme qui pourrait être utile en Érythrée… Pourquoi cette perspective d’apporter quelque chose à un pays qui vous a traité si mal ?

Bien sûr, je n’ai pas eu de très bonnes expériences dans mon pays, et les dirigeants sont terribles, mais c’est chez moi, chez nous. C’est toujours le pays natal ! Je pense que c’est le sentiment de beaucoup d’Érythréens ici : un jour nous rentrerons et nous apporterons notre contribution au pays. Il est clair que l’attitude de l’Europe envers la migration se transforme, l’accueil se dégrade, on n’est plus du tout bienvenus, tandis que la situation en Afrique, et particulièrement dans nos pays, n’a pas changé.

La seule chose en notre pouvoir, c’est de nous éduquer, contribuer d’une façon ou d’une autre au pays qui nous a apporté beaucoup, par exemple la France, et si c’est possible, à la fin, de rentrer chez nous. Si tous les Africains retournaient dans leurs pays et contribuaient à améliorer la situation en Afrique, il y aurait sans doute moins de migration vers l’Europe. Cela aiderait tout le monde. Et il y a toujours ce sens du pays natal qui est en chacun. Le ressentez-vous ? Est-ce que vous voudriez vivre ailleurs même si tout était terrible ici ?

Concernant la situation migratoire, je suis un pessimiste, je pense que les gens sont très mauvais — bien qu’il y ait aussi de bonnes personnes. Mais on ne peut pas dire « je renonce, je ne fais plus rien », car cela ne change rien. Donc même si on est pessimiste, il faut continuer d’essayer. La plupart du temps on échoue, mais un jour ça peut bouger, on ne sait jamais.

Il est très important aussi de pouvoir rendre ce qu’on vous a donné. À mon retour en Lettonie j’ai travaillé dans l’entreprise américaine grâce à un Letton qui s’est battu pour moi contre son patron. Il répétait : « Ce type est bien, il a beaucoup de problèmes, ses employeurs précédents ont menti sur son compte ! » Il s’est vraiment démené pour que j’obtienne cet emploi dans la compagnie. Quand j’ai été embauché, il m’a dit : « Tu vois, j’ai lutté pour toi, je me suis fâché contre mon patron, je n’avais jamais fait ça auparavant, ne me laisse pas tomber ! » Et à la fin du mois d’août 2017, quand j’ai dû quitter le pays, je n’ai même pas eu le courage de le prévenir. Je l’ai purement et simplement laissé tomber. Jusqu’à maintenant je me souviens de lui et je me sens toujours mal. Rendre à quelqu’un ce qu’il vous a donné, c’est un devoir envers vous-même aussi. Mais parfois, la vie nous empêche de nous en acquitter.