des pilotes contre les expulsions entretien avec François Hamant
L’aviation civile internationale a depuis longtemps intégré à son fonctionnement l’expulsion des étrangers en situation irrégulière en fabriquant des protocoles, des normes et des catégories destinées à encadrer leur transport à bord des vols commerciaux. Les catégories de DEPO (deportee), de DEPA (accompanied deportee), de DEPU (unescorted deportee), illustrent ce processus de transcription de l’expulsion dans les règles de l’aviation civile internationale. Elles figurent parmi d’autres catégories de passagers, ayant des besoins spécifiques et divers, qui sont signalées sur la liste d’informations concernant les passagers remise à l’équipage avant tout vol. L’expulsion n’est ainsi pas une excroissance par rapport au système de l’aviation civile, une contrainte que les États feraient peser sur elle, mais une de ses composantes.
Le commandant de bord occupe dans ce dispositif une place particulière puisque c’est sur lui que repose in fine la décision d’accepter ou de refuser la présence à bord de tout fret, passager et membre d’équipage dès lors qu’il/elle pourrait représenter un danger pour l’aéronef, ses occupants ou les personnes et biens au sol. À ce titre, il dispose de prérogatives souveraines s’agissant du débarquement d’un expulsé, inscrites dans l’annexe 9 de la Convention de Chicago adoptée en 1944, qui fixe les grands principes de l’aviation civile internationale et reconnaît le rôle que celle-ci est amenée à tenir dans le contrôle des migrations. Cette décision, si elle doit reposer sur des éléments objectifs, puisqu’elle est strictement conditionnée à la question de la sécurité, de la salubrité et du bon ordre à bord, et soumise à l’obligation d’un rapport (en cas de refus de transport), ouvre de fait un espace implicite de refus de cette politique, même s’il est rarement affiché comme tel. Un point de fracture où le dispositif policier de la reconduite peut à tout moment être empêché par la volonté du pilote. C’est dans cette brèche, où l’argument de la sécurité devient un levier contre la mise en œuvre des expulsions, que le syndicat de pilotes d’Air France Alter s’est glissé pour légitimer son opposition de principe à la mise en œuvre des expulsions sur les vols commerciaux.
En 2007, Alter avait mené avec le Syndicat des pilotes d’Air France (SPAF) et la CGT Air France une campagne pour demander aux actionnaires de l’entreprise de faire pression sur la direction d’Air France pour suspendre les expulsions au sein des vols de la compagnie. Le Bulletin syndical du personnel naviguant Air France (BSPN), la publication bimensuelle d’Alter, titrait le 21 juin 2007 « Reconduite à la frontière : ce n’est pas le métier d’Air France ! » et ironisait sur le fait que l’extrême préparation des pilotes les laissait paradoxalement dépourvus sur la façon de gérer ces expulsions. Le contexte politique de l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, qui avait organisé une partie de sa campagne sur la mise en place d’un quota chiffré d’expulsions, allait probablement multiplier ces mesures et des situations difficiles à gérer au sein de l’aéroport, au moment de l’embarquement et à bord de l’avion. Dans une lettre adressée au PDG d’Air France, Alter appelait à suspendre les expulsions sur les vols Air France mais aussi à créer les conditions d’une plus grande transparence sur les négociations entre Air France et le ministère de l’Intérieur. Le syndicat dénonçait l’opacité du protocole mis en place par la direction de la sûreté, qui fournit, par le biais du manuel d’exploitation (Manex), la règlementation et les instructions que les pilotes doivent suivre en matière de reconduite, tout en leur déniant l’accès à l’accord passé entre l’État et Air France.
Les pilotes sont ainsi assignés à être à la fois les garants et in fine les arbitres d’un dispositif produit par une double politique — politique de l’entreprise et politique de l’État. Non seulement ils ne sont pas impliqués dans la production de cette politique mais ils en sont, semble-t-il, volontairement tenus à l’écart, acculés à en être les exécutants plus ou moins volontaires, ou les contestataires silencieux. En 2007, Alter prenait précisément appui sur cette règlementation sur la sûreté pour appeler l’ensemble des pilotes à débarquer tous les expulsables qui s’opposaient à leur renvoi. Leur appel consacrait ainsi le caractère ultime et décisif de la décision du pilote, et son possible rôle de surplomb face à un dispositif dont les enjeux se nouent hors de ses prérogatives. Affirmer le pouvoir ultime du pilote en matière d’expulsion est bien sûr une prise de position éminemment politique. Les arguments qui appuyaient la demande de l’arrêt des expulsions alliaient la question de la sécurité à bord, pour l’équipage et l’ensemble des passagers, la dignité des personnes, l’image de la compagnie… Mais le plus frappant était peut-être la façon dont le syndicat de pilotes retournait l’argument de la sécurité par rapport à un usage uniquement légal et policier, dont la compagnie, par les accords passés avec l’État, se fait institutionnellement le relais.
La campagne menée par Alter et le Spaf en 2007 est restée sans réponse, et à la volonté de ces syndicats de pilotes de créer les conditions d’une riposte collective s’est substituée une routinisation des procédures dans une relative indifférence de la profession. Cette routinisation a été obtenue au prix d’une intimidation toujours croissante des passagers, auxquels sont désormais distribués des formulaires leur indiquant les risques pénaux liés à la contestation d’une reconduite, l’enregistrement vidéo des protestataires par les policiers escortant l’expulsé, et les techniques de coercition afférentes. A ainsi été mis en place tout un environnement autour de l’embarquement, destiné à limiter la protestation des passagers et à la criminaliser, ainsi qu’à employer toutes les formes de coercition propres à neutraliser toutes les parties en présence, passagers et expulsés. Parallèlement, on constate une montée en puissance de ce que les institutions appellent le « retour volontaire », qui permet aux expulsés de prendre l’avion du retour sans accompagnement, à partir du moment où ils en ont accepté le principe, et qui est un outil de légitimation puissant d’un dispositif autrement marqué par la coercition. Alter constate et s’indigne de cette normalisation, gagnée moins au prix de l’indifférence que de la peur.
François Hamant, commandant de bord moyen-courrier, ancien président et membre du bureau du syndicat Alter, revient avec nous sur les motifs que peut mettre en avant un pilote pour débarquer un expulsé, sur le rôle majeur et discret que peuvent avoir les pilotes dans l’enrayage de ces mesures. [1] [Clara Lecadet]
Quelle est l’étendue du pouvoir du commandant de bord et quelles sont les conséquences du pouvoir qui lui est octroyé sur la mise en œuvre des expulsions d’étranger.ères sur les vols commerciaux ?
Dans l’avion, le commandant de bord est le personnage central au sens juridique. Il a une place exceptionnelle, car il est délégataire pour l’exécution du vol de la direction générale de l’entreprise. C’est un transfert plein et complet de responsabilité juridique des prérogatives de la direction générale de l’entreprise. C’est très fort. Cela donne des droits immenses mais aussi beaucoup de devoirs, comme celui de rendre compte. Nous avons tout pouvoir à condition de rendre compte de nos décisions.
À ce titre, le syndicat de pilotes Alter s’est posé la question de savoir quel positionnement prendre dans les situations de reconduite. On aurait pu rédiger une consigne syndicale de refus de transport de ces passagers, qui aurait constitué un engagement à soutenir les commandants de bord qui la respecteraient, dès lors que ceux-ci rencontreraient des difficultés vis-à-vis de l’entreprise. Mais nous n’avons pas retenu cette option. Nous préférons nous appuyer sur la délégation dont jouit le commandant de bord en matière de droits juridiques dès lors que son vol commence, et qui lui permet de refuser le transport fret, passagers, bagages, de tout ce qui pourrait être une raison pour lui de croire que la sécurité, le bon ordre ou la salubrité à bord sont remis en cause. La contrepartie de la délégation juridique, c’est que nous devons rendre compte de nos décisions. Après, même dans les situations les plus complexes, je n’ai pas eu vent de commandants de bord qui aient été directement inquiétés. La direction de l’entreprise ne fait pas d’intimidation particulière mais c’est aussi le fruit d’un équilibre social qu’elle souhaite préserver. Alter s’appuie par ailleurs sur la Convention de Tokyo, qui régit un certain nombre de situations en matière d’autonomie décisionnelle du commandant de bord. Ces deux éléments, la devise « bon ordre, sécurité et salubrité à bord » et la Convention de Tokyo fondent l’autorité du commandant de bord. Mais cette autorité, scrupuleusement parlant, s’applique à un moment précis du vol, quand vous fermez la porte de l’avion.
Tout se joue dans ce seuil donc, où vous n’êtes pas encore délégataire des pleins pouvoirs de l’entreprise mais où vous devez néanmoins vous assurer que toutes les conditions de la sécurité à bord sont réunies ?
J’estime que discuter avec la personne reconduite fait partie de mes attributions. Maintenant, les patrouilles de police gardent en général le reconduit au fond du camion, pour éviter qu’il ne s’entretienne avec nous. Les policiers nous connaissent bien. Quand un commandant de bord commence à vouloir évaluer la situation, ils savent tout de suite à qui ils ont à faire. Ils ont l’expérience. Ils mesurent tout de suite le rapport de force, ils ont visiblement progressé là-dedans, notamment vis-à-vis du commandant de bord. La procédure n’est pas toujours rigoureusement respectée, car il manque souvent la fameuse pièce préfectorale qui stipule à l’intention du commandant de bord que le comportement du passager a été évalué et que son transport ne représente pas un risque majeur pour la sécurité du vol. Si vous commencez à vous occuper du sort du reconduit, les policiers voient très bien qu’ils ont intérêt à avoir les bonnes pièces, sinon ils repartiront avec lui. Tous les pilotes ne s’entretiennent pas systématiquement avec lui. Moi-même je ne discute pas systématiquement avec eux mais j’essaie de les identifier car j’estime que c’est mon devoir.
« Si vous commencez à vous occuper du sort du reconduit, les policiers voient très bien qu’ils ont intérêt à avoir les bonnes pièces, sinon ils repartiront avec lui. »
Évaluer la situation, selon moi, on le doit mais je pourrais me contenter de m’en remettre à l’avis préfectoral et attendre l’incident pour réagir, on ne me demande pas autre chose. Et effectivement, les pointilleux diraient qu’au titre de la Convention de Tokyo, on n’a pas à s’occuper du bon ordre et de la salubrité à bord avant que les portes de l’avion ne soient fermées. Donc quand vous descendez à la voiture pour évaluer la situation, certains vous disent que vous êtes hors-jeu. C’est là que se cela se joue : il vaut mieux la jouer fine et ne pas afficher une opposition trop frontale, sur le registre de la désobéissance civile brutale. Nous, un peu hypocritement, on s’est dit qu’on toucherait une population plus large et qu’on sensibiliserait mieux en respectant fondamentalement les prérogatives du commandant de bord qui sont la contrepartie de beaucoup de responsabilités et cela nous paraissait être un meilleur vecteur. Il y a beaucoup de contraintes dans ce métier et on ne voulait pas ajouter une pression particulière, très difficile sur les équipages.
Qu’est-ce qui a conduit Alter, syndicat de pilotes, à réfléchir sur cette question ?
Alter fait partie de la mouvance des syndicats affiliés à l’union syndicale Solidaires. C’est là que se situe notre proximité politique et c’est un sujet très sensible. Restait le douloureux problème de savoir comment nous serions le plus efficace. La question de la désobéissance civile s’est posée au niveau d’Alter. Le syndicat a eu ce débat en interne. On discute des reconduites frontière sur nos vols mais aussi, indépendamment de l’avion, de la question de l’accueil des migrants dans notre pays. On se sent proches d’associations comme le Réseau éducation sans frontières (RESF) ou le Collectif La Chapelle debout. C’est un objet de débat, qui n’est certes pas quotidien, mais qui revient régulièrement. On a développé une forte sensibilité à ce sujet il y a une dizaine d’années, quand les reconduites de personnes qu’on mettait à bord des avions menottées, et les protestations que cela provoquait parmi les passagers, se multipliaient.
Mais il nous semblait que le terrain de la désobéissance civile aurait limité les actions de refus à quelques pilotes, convaincus de la légitimité du combat et de la façon de le mener. Si on s’engageait sur ce terrain, il fallait aussi des gens capables de braver les choses de manière très frontale. On a estimé que c’était contre-productif, que la charge était trop forte. Un refus de transport systématique par désobéissance civile n’est pas prévu dans notre référentiel, ce n’est pas un cas légitime. Votre sensibilité politique à un tel sujet n’est pas prévue. Donc, à la limite, on peut considérer qu’à Air France vous n’auriez pas été ennuyé en vous disant inapte à faire le vol en question. Vous avez une reconduite frontière, c’est insupportable pour vous, moyennant quoi vous ne faites pas le vol. Vous dites : « Je ne suis pas apte au vol, je suis trop perturbé par les circonstances de ce vol pour pouvoir remplir mes tâches de sécurité et de sureté de l’avion dans le cadre du transport que je propose aux autres passagers. »
La fatigue, une préoccupation personnelle, une accumulation de vols, une blessure, une douleur, une raison médicale, sont des motifs valables et recevables pour refuser de faire un vol sans sanction disciplinaire. On pourrait envisager que l’employeur finisse par y regarder de plus près si cela se répète, mais la question n’est pas là. Il est de notre devoir, et c’est stipulé en toutes lettres dans la règlementation, de nous retirer d’un vol dès lors que nous ne nous sentons pas en situation de l’effectuer. Mais j’en reviens à dix ans en arrière. Quand s’est posée la question de la désobéissance civile pour le refus de transporter les reconduits frontière, on jugeait au niveau d’Alter que l’ouverture d’esprit des pilotes à ce champ-là aurait été trop réduite.
De manière très pragmatique, on s’est demandé à l’époque ce qu’on pouvait faire de ces informations que RESF nous transmettait sur la présence d’un reconduit sur tel ou tel vol. On s’est demandé comment faire pour toucher le plus de monde. Lorsque nous avons la connaissance et le temps d’avertir un commandant de bord dont on sait qu’il va faire tel ou tel vol, où il risque d’y avoir un rassemblement organisé par une association dans l’aérogare ou que les personnes vont manifester leur désapprobation au transport, nous avons décidé de l’en informer. On n’a pas de consigne à lui donner, il est souverain, et on défend cela. On lui transmet simplement une information supplémentaire qu’il pourrait ne pas avoir au niveau de son vol, en lui disant qu’Alter a été averti par un collectif du transport de cette personne et en mentionnant « peut-être que tu en as besoin en guise d’information de contexte pour préparer ton vol ». Charge à lui ensuite d’évaluer comment se passent les choses.
Sachant les prises de position d’Alter, il y a un message implicite néanmoins…
Vous avez raison, mais on ne communique pas non plus sans arrêt sur le sujet et la différence avec la situation d’il y a dix ans c’est qu’il y a, qu’on le veuille ou non, une banalisation.
La présence de ces passagers est totalement intégrée à nos protocoles. Sur la page électronique de préparation des vols [via une tablette], une rubrique « préparation du vol, informations particulières sur les passagers », affiche le nombre de passagers que je peux accueillir à bord, le nombre de réservations, le nombre de passagers qu’on estime être présents. Si j’appuie à cet endroit, il y a la mention de ce statut particulier que sont les reconduits, aux côtés des personnes ayant besoin d’une assistance pour se déplacer, des enfants, des personnes blessées. Tout passager est référencé. Dans le chapitre « Sûreté » du Manex A [manuel d’exploitation], des mesures sont développées, qui ont été déposées auprès de l’autorité. Le chapitre 9 contient différentes catégories : MICONDEX pour le transport des prisonniers de droit commun, INAD pour les inadmissibles qui ont un défaut de papier et DEPO pour deportee, accompagnés ou non accompagnés. Il y a aussi un tableau des quotas : en fonction des destinations et du type d’avion, vous allez avoir un nombre maximal de passagers de cette nature, selon qu’ils sont escortés ou non, admissibles à bord. Cela prouve que le transport est particulier et que l’autorité a convenu qu’il y avait un seuil à ne pas dépasser.
« De manière très pragmatique, on s’est demandé ce qu’on pouvait faire des informations que RESF nous transmettait sur la présence d’un reconduit sur tel ou tel vol. »
Sur les deux statuts prévus de reconduits frontière, DEPA ou DEPU — ceux qui sont accompagnés par une escorte et les non-accompagnés —, la procédure maintenant pour les non-accompagnés est que le passager embarque de manière banalisée, là où jusqu’il y a encore deux ans, même un an, il était systématiquement « escorté » par une patrouille par la passerelle ou aux pieds de celle-ci dans une voiture de police. Installé à l’arrière de l’avion, il pouvait être embarqué par l’arrière si un escalier était disponible, mais il n’y avait pas d’imposition en la matière. Tous les passagers MICONDEX — les prisonniers de droit commun transportés par avion dans le cadre d’une extradition — ou les DEPO, DEPA et DEPU compris, doivent être placés au fond de l’avion. Ils sont placés là et on a un certain nombre de choses à vérifier les concernant : aucun service de boisson alcoolisée et pas de couvert, métallique en tout cas, pour éviter les risques d’automutilation ou de menace sur les autres passagers, sachant qu’on s’efforce également de ne pas assoir à proximité d’enfant seul ou de famille. Maintenant que le DEPU embarque de manière banalisée, le siège qui lui est attribué informatiquement est placé au fond mais, dès lors qu’il arrive dans le flot des passagers, il peut changer de siège. On ne fait pas une vérification pointée passager par passager des gens qui sont à bord. Son statut de DEPU apparaît, mais si physiquement la personne s’assied ailleurs, se pose le problème de savoir où il s’est assis et, au moment de l’arrivée, il ne peut pas être remis, comme cela se fait habituellement, à la police de l’État de destination. Or, les représentants des pays où on amène le reconduit s’attendent à ce qu’il leur soit remis. Quand il est embarqué de manière banalisée, on n’est pas en mesure de faire ça. La personne sort par elle-même et on a plein de remontrances. Vous arrivez à destination, l’avion débarque et les policiers à destination viennent vous dire « Mais il est où notre gars ? ». C’est une pression pour les équipages, car c’est un face-à-face avec une autorité de police dans un pays qui n’est pas le vôtre.
Cette nouvelle catégorie, dite de « DEPU autonome », est très récente : elle a été ajoutée à notre manuel d’exploitation en octobre 2018. En terme de sécurité, c’est une mesure de facilitation : elle concerne essentiellement les reconduits sans escorte qui acceptent de se rendre dans le pays susceptible d’enregistrer leur demande d’asile, dans le cadre du règlement Dublin III : « Il s’agit d’une personne voyageant vers l’état membre de l’Union européenne, responsable d’examiner sa demande d’asile en vertu de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés. Dans tous les cas le voyageur reçoit ses titres de transport par la préfecture. À son arrivée à Charles-de-Gaulle, il ne lui est pas demandé de se présenter à l’autorité pour mettre en place une procédure DEPU telle que nous la connaissons aujourd’hui ».
Cette nouvelle catégorie marque une banalisation des reconduites qui vraiment me hérisse le poil. Je trouve scandaleux qu’on ait pu accepter cette banalisation. Et elle fait encore plus peser le poids des reconduites sur l’équipage. Que la procédure existe c’est une chose, mais qu’elle soit floue, cela devient intolérable. Je suis très remonté contre cette procédure.
Quelles autres évolutions avez-vous constatées depuis dix ans ?
Je dois témoigner sur les vols moyen-courrier d’un adoucissement des choses. J’étais en Angleterre et je devais ramener en France un reconduit — cas typique d’un transfert dans le cadre du règlement Dublin III. Le passager a manifesté son refus et le chef de patrouille est monté directement à bord, en me disant « Il se débat, il crie, il hurle, je ne vous le monte même pas. » Je ne peux pas généraliser mais après une phase un peu dure, la pression des patrouilles de police pour imposer ces transports à bord est moins forte. Pour ce qui me concerne, la plupart du temps, ça se fait doucement. Tout réside dans la manière dont le chef de la patrouille et le commandant de bord dialoguent, comment le courant passe entre eux. N’oublions pas que le passager concerné est la personne numéro 1 dans cette histoire.
Les patrouilles qui escortent et mènent à bord un reconduit, le font avec une caméra branchée qui filme les réactions de l’équipage et des passagers autour. Les propos visent à rappeler non pas qu’Air France fait un transport exceptionnel, anormal, mais que si vous vous opposez à une mesure de police, c’est punissable. Les caméras datent de quelques années et constituent une méthode d’intimidation. Pour ma part, j’oppose à ce transport le formalisme strict qui va avec. Il y a des clauses de refus de transport, on ne nous interdit pas ce refus de transport, au titre des prérogatives que je détaillais avec vous toute à l’heure. Simplement on a le fameux rendre compte qui s’impose à nous. Si vous refusez un transport, vous devez rédiger quelque chose à l’intention d’Air France pour l’expliquer. On est censé signaler tout incident visible à bord, c’est-à-dire perçu par les passagers. Cela peut être le cas d’une panne moteur. Vous êtes en vol, vous avez une panne moteur, c’est une panne visible. Un esclandre à bord s’apparente à une panne, c’est une procédure anormale qui s’enclenche, donc vous avez un rapport à faire. Un vol sur lequel il ne s’est déroulé aucun événement notable, ne fait l’objet d’aucun rapport, c’est le cas de la plupart de nos vols moyen-courrier. Sur ces vols, on effectue très majoritairement des reconduites de « dublinés », et plus rarement de prisonniers de droit commun, les MICONDEX.
« Le réglement Dublin III déforme notre perception : il n’y a rien à voir entre reconduire quelqu’un à Milan pour l’examen de sa demande d’asile et un rapatriement définitif d’un Afghan pour qui c’est la mort. »
Nous sommes à titre individuel confrontés à ces cas de transport assez rarement, autour d’une dizaine de cas par an. Les expulsions restent un peu exceptionnelles au regard de tous les vols qu’on fait, même si on assiste depuis deux ans à un mouvement plus important avec les fameuses procédures Dublin qui génèrent beaucoup de ce type de transport. L’Europe a fermé les vannes. C’est difficile pour moi de parler d’une évolution. Le fond juridique et culturel est là depuis plus de vingt ans. La banalisation des reconduites dans l’aviation civile est une faute. S’il y a des rapatriements à faire, la République assume sa politique, elle affrète des avions pour aller les chercher, ou des charters, je n’en sais rien. Je trouve cela totalement inadmissible.
Ce positionnement est-il circonscrit à Alter au sein d’Air France ?
Il n’y a pas de limitation à Alter de cette sensibilité là, tout comme on ne peut pas dire qu’à Alter, tous les gens soient naturellement d’accord. Je sais qu’il y a des gens qui auront tendance à utiliser tout l’arsenal à leur disposition pour ne pas faire le transport. Je sais aussi que parmi les reconduits frontière il y a des gens qui connaissent parfaitement leurs droits et qui se laissent faire parce qu’ils touchent ainsi l’indemnisation. Dans le cas des Roumains, je les laisse partir car je sais qu’ils vont pouvoir revenir. Mais quand la personne est saucissonnée et/ou portant un casque, se débattant dans tous les sens, c’est non !
Disons que le contexte du règlement Dublin III en Europe déforme notre perception, il n’y a rien à voir entre reconduire quelqu’un à Milan pour l’examen de sa demande d’asile et un rapatriement définitif d’un Afghan pour qui c’est la mort. La pression n’est pas la même et on a fini par digérer ça. Je vais parler pour moi. Un « dubliné », quand je le ramène dans le pays où il doit enregistrer sa demande d’asile, je me dis qu’à la limite c’est peut-être aussi une chance qu’il quitte la clandestinité pour passer dans la case légale. Je sais que l’Europe refoule beaucoup. Mais la clandestinité, ce n’est pas la panacée, parce qu’en France il va crever de faim. Dans le cadre d’un déplacement de « dubliné », ma perception et ma connaissance très relatives de ces situations ne font pas peser sur moi de difficulté telle que je ne me sens pas apte à faire le vol et telle que je m’oppose au vol.
Mais nous avons aussi eu le désespoir de lire un certain nombre de compte-rendu de pilotes, rares mais préoccupants, où, se sentant investis d’une mission divine, ils admettent à bord, au prix d’un esclandre incroyable, un passager contre son gré et se dépeignent dans ces rapports comme les héros de la République pour avoir admis un tel transport. Je ne suis pas d’accord.
Notes
[1] Je tiens à remercier chaleureusement William Walters de m’avoir autorisée à publier cet entretien, réalisé dans le cadre du projet « Air deportation » qu’il dirige à l’université Carleton au Canada, et qui s’inscrit dans une recherche commune en cours. Cet article a bénéficié de ses travaux pionniers et de nos nombreux échanges sur la question des expulsions d’étrangers en situation irrégulière à bord des vols commerciaux. Voir notamment W. Walters, « Deportation as air power », https://www.law.ox.ac.uk/research-s....