Vacarme 89 / Habiter Marseille

promenades périlleuses dans les paradis infernaux de Corbières

par

Promenades périlleuses dans les paradis infernaux de Corbières

Mathias Poisson, 2005.

Les plages de Corbières et leurs alentours regorgent de lieux épanouissants et violents. Les terribles visions paradisiaques côtoient les magnifiques paysages désastreux et les promesses de tristes bonheurs prennent place sur des champs de désolation paisible. Le pire et le meilleur de la pulpeuse modernité se mêlent au rythme des saisons. Ici, les baignades fraîches sont coupantes, les villas luxueuses sont mal finies, les fonds corrompus regorgent de poissons, les collines étincelantes sont désertes, les barbecues généreux sont fumeux, les voitures noires sont éblouissantes, les pêcheurs chanceux sont tristes, les promeneurs contemplatifs sont frustrés, les trains magnifiés sont rouillés, les errants furtifs sont libres, les usines maudites sont sacrées, les vols partagés sont cramés, les bancs arrangés sont collants, les agaves fleuries sont séchées, les dénivelés vertigineux sont terrassés, les sommets blancs sont inexplorés, les vestiges connus sont effondrés. Ici, les désirs sont puissants et désolés.

Pour visiter en profondeur les plages de Corbières, partez du terminus du bus 35 (dans la continuité du chemin du littoral, après le quartier de l’Estaque au nord de Marseille). Évoluez dans les espaces agréables représentés en bleu sur la carte. Vous pourrez ici apprécier la beauté des panoramas sur la ville et le port de Marseille, la vue imprenable sur les quartiers nord vous accompagnera tout au long de vos pérégrinations. Empruntez les terrains et les chemins ouverts pour goûter la diversité culturelle, approchez les plagistes affairés à leurs loisirs mous. Musardez sur la Côte d’Azur. Observez les corps brûlés, allongés dans la lumière crue, appréciez la cohabitation tranquille des peuples réunis dans un creux de roche, sous une pile de pont. Ici, la Méditerranée est minuscule, toutes les rives sont là, amassées discrètement dans les eaux et les pentes raides. Arpentez les lieux alentours, les allées, les routes, les quais, les escaliers. Profitez de la douceur des passages en béton brut aménagés par la Communauté européenne. Passez d’une plage de sable à une plage de galets, d’une jetée à une digue, d’une terrasse à un parking. Contemplez la diversité des points de vue, la hauteur des murailles défensives, les courbures désobligeantes des Mercedes sombres, vernies et fumées, la puissance de l’immensité maritime, le passage incessant des avions de toutes les nationalités.

Continuez jusqu’à ce que l’ennui vous approche et que la douceur vous agace. Jusqu’à ce qu’un appel se fasse sentir, cherchez des zones de haut-le-cœur, des rapports sociaux plus complexes, des dénivelés plus importants, engagez-vous dans les parties jaunes de la carte. Montez vers les sommets, arpentez les marges et les pentes un peu plus rocailleuses, visitez les digues jusqu’à leurs extrémités. Passez progressivement dans les espaces limites, les terrains vagues et abandonnés.

Prenez les chemins montants, les virages dans les décombres où la vue est immense et calme, traversez les jardins minutieux. Les carcasses de bâtiments. Explorez les recoins. Usez de quelques discours pour argumenter votre présence, vous êtes chercheur, vous faites un documentaire pour la télévision, un repérage pour un film d’amour torride, vous veniez en vacances ici avant les travaux, vous cherchez un passage pour rejoindre l’autre côté. Cherchez les trous dans les clôtures, il y en a toujours, les fruits dans les arbres. Approchez-vous des intérieurs, des fenêtres, pour écouter ce qu’il en sort. Les zones chaotiques ont des rythmes tranquilles qui peuvent vous prendre. Parfois, les grands paysages nourrissent de profonds désespoirs. Parfois l’amour existe dans ces lieux. Continuez votre ascension en cherchant toujours une manière élégante de passer les frontières successives. Visez le point le plus haut situé au-dessus des plages, la dent blanche. Analysez le terrain pour vous frayer un chemin, arrêtez-vous régulièrement pour étudier tous les parcours possibles. Visualisez précisément chaque étape de votre marche. Faites vous-même votre ascension et votre exil, gagnez les hauteurs vertigineuses. Enfin, quand vous aurez atteint ce sommet ou bien parce que vous n’aurez pas le choix ou encore parce que vous avez le goût du risque et du défi, alors, passez dans les zones rouges de la carte, les zones sombres. Là, dans ces lieux, attendez-vous à ne pas être déçu. Tenez-vous prêt à agir ou prêt à fuir. Acceptez de perdre quelque chose de votre existence et de devoir ensuite vivre autrement, marqué à vie par la traversée héroïque d’un territoire maudit ou sacré. Attendez-vous à trouver la beauté la plus dure. Votre plaisir sera immense et douloureux. Vos découvertes seront simples et mémorables. Votre effort sera violent et récompensé. Vos yeux éblouis et vos chairs traversées.

Post-scriptum

Mathias Poisson fait de la promenade un territoire d’expérimentation artistique, depuis 2001. Autour de ses promenades, il réalise des cartes, des guides et propose des visites sensibles conçues comme des expériences chorégraphiques. http://poissom.free.fr.