l’âme missionnaire le rôle de l’ATOM
par Claire Duport
« La brousse pacifiée, le dispensaire et l’école jaillissent comme un hommage rendu à la liberté. » Journal Compagnons, numéro 47, 6 septembre 1941.
En 1950, soutenus par le Secrétariat social [1], la Préfecture et le ministère de l’Intérieur, Louis et Simone Belpeer fondent à Marseille l’association d’Aide aux travailleurs d’outre-mer (ATOM), qu’ils ont dirigée jusqu’à sa dissolution en 1981. Pendant trente ans, l’ATOM a eu totale et entière délégation des autorités de l’État pour « l’accueil des migrants en transit, et l’implantation des travailleurs sédentaires [2] »
« C’étaient surtout les Maghrébins qui posaient des problèmes pour deux raisons. La première c’est qu’ils étaient complètement inadaptés, la deuxième, c’est qu’ils vivaient délocalisés. J’ai, dans mes archives personnelles, des cartes de Marseille de 1947-48 : les zones où il y a aujourd’hui Saint-Barthélémy, Sainte-Marthe, sur la carte de Marseille de l’époque, sont en blanc. C’est le no man’s land. Il n’y a rien. Comme s’il n’y avait personne, alors qu’à Saint-Barthélémy il y avait 7 000 types qui habitaient là, au début que des hommes, des Algériens. Un jour, je vais à Saint-Barthélémy avec un ami qui était colonel au 7e RTA [3] à Constantine. Tous les types : « Mon colonel, mon colonel ! », ils retrouvaient le colon, le père du régiment. À la sortie, je lui dis : « Mais ils ne travaillent pas ces types-là ! » Il me dit « Mais le coup est régulier : ce sont tous d’anciens tirailleurs, engagés volontaires ». Voilà, ils avaient fait le pari suivant : « J’offre ma peau à la France, et si je m’en tire, la France me nourrira jusqu’à ce que je meure de ma belle mort ». Ils ne sont pas morts de leur belle mort, ils n’étaient pas nourris par la France, et ils ne pouvaient même pas retourner dans leur pays où ils étaient très mal considérés en tant qu’anciens engagés volontaires ».
Problèmes de ressources pour ces hommes exilés à Marseille, mais aussi problème moral pour Louis Belpeer : « Il y avait deux raisons pour lesquelles nous devions nous engager auprès des populations des bidonvilles : la première c’est qu’en tant que chrétien, je pensais qu’il n’était pas possible de laisser des non-chrétiens sans présence chrétienne auprès d’eux. Il fallait leur faciliter la vie dans la mesure où il y avait, dans Marseille, des étrangers vivant dans des conditions précaires, plus ou moins SDF. Il fallait que les chrétiens habitant la ville, nantis, un toit sur leur tête, leur tendent la main, les approchent et dialoguent avec eux, non pas pour les convertir mais pour dire “nous ne pouvons pas ne pas vous accueillir”. C’était une obligation morale, intérieure, d’accueillir les étrangers. Et la deuxième raison était tout à fait prudente. Le danger, c’était que les quartiers pauvres fondent sur les quartiers riches. Et je disais “il faut absolument créer un dialogue entre les deux populations : la population autochtone, c’est-à-dire nous-mêmes, et la population immigrée, de façon à ce que ce risque soit limité.” »
De 1950 à 1981 l’ATOM va, à Marseille, filtrer les entrées et sorties de migrants, et surtout apprécier la possibilité et la capacité des postulants à s’installer en France. Si elles sont avérées, l’ATOM facilite les démarches administratives, orientant les nouveaux arrivants vers l’un des bidonvilles où, alors que Louis flèche les hommes vers les emplois à pourvoir dans son réseau de patrons d’industries et d’entreprises, son épouse Simone installe et dirige des « foyers » pour les enfants et les femmes qui rejoignent peu à peu les pères : « Je pense que nous y sommes un peu pour quelque chose dans la mesure où nous estimions que le Seigneur n’a pas créé le couple pour qu’il vive séparé, la femme en Algérie, l’homme dans un boulot en France. Nous nous bagarrions pour que le regroupement soit possible, pour que la cellule familiale puisse se reconstituer dans le territoire français. »
Alors Simone prend en charge l’intégration des femmes : « Je me débrouille un peu en arabe. En parlant avec ces femmes je me suis rendu compte qu’elles ne savaient rien, qu’elles étaient d’un autre siècle, d’un autre pays. Elles vivaient dans un pays nouveau où elles étaient terrorisées, elles ne sortaient jamais. Jamais un médecin ne venait faire une vaccination à un enfant, jamais ; elles avaient des maladies ? tant pis, elles se soignaient comme ça. C’était l’ignorance et en même temps, un besoin de savoir. Par exemple, envoyer les enfants à l’école. Pour quoi faire ? On leur expliquait. Après, elles les envoyaient à l’école. Ça a progressé comme ça et ça a été pour moi une grande satisfaction de voir que je comprenais ce qui leur était nécessaire, et qu’elles étaient réceptives. Elles ne se laissaient plus battre, elles savaient cuisiner français alors qu’avant, couscous tous les jours, les hommes n’en pouvaient plus. Elles s’occupaient des enfants qui étaient propres et notre médecin allait une fois par semaine dans chaque bidonville faire de la prévention : l’hygiène, les vaccinations, les choses simples, expliquer aux femmes pourquoi et comment il fallait soigner un bébé, etc. Ça a pris très vite parce que c’était utile ».
On perçoit alors que, pour être des immigrants, ceux d’Algérie le sont sur un mode particulier qui a fortement marqué Marseille, sur le plan démographique, sur le plan de la résorption des bidonvilles et de la construction des grands ensembles, mais plus encore dans l’intention protectrice et « éducatrice » à l’égard des rapatriés et des migrants d’Algérie. Ainsi, l’ATOM aura été un fleuron de l’expérimentation de l’idéal de paix sociale dans les cités en général, d’intégration des immigrés en particulier, lorsque l’Autre est pensé dans sa différence culturelle et ethnique. L’ATOM révèle le dispositif français de « blanchiment » des Algériens, lorsque le retour colonial devient le « mythe révélateur des contradictions de notre propre développement [4] ».
Ce que résume un ancien colonel de l’armée française : « Après la décolonisation, certains pensaient qu’il aurait fallu refaire des SAS [5] dans les cités, sur le principe suivant : il n’y a plus de rebelles, mais il y a des islamistes. Je pense que c’est une vue de l’esprit. Cette guerre était finie, il n’y avait plus de colonies, et nous n’avions plus aucune autorité et pas de légitimité pour agir ici. Pour moi, le monde associatif dans lequel certains d’entre nous se sont engagés au retour d’Algérie, et jusqu’à aujourd’hui encore, est une belle contrepartie. Il a consisté à tenter de réussir avec les fils ce que nous avions raté avec les pères. [6] »
Post-scriptum
Claire Duport est sociologue, chercheuse à Transverscité. Elle a publié Héro(s), au cœur de l’héroïne (Éditions Wildproject), et, avec Michel Péraldi et Michel Samson, Sociologie de Marseille (La Découverte).
Notes
[1] Le Secrétariat social de Marseille-Centre chrétien de réflexion est l’antenne régionale PACA des Semaines sociales de France, créée en 1903 à l’initiative de chrétiens préoccupés par les questions sociales.
[2] Objets inscrits dans les statuts de l’association, et notifiés par le ministère de l’Intérieur et celui des Affaires Sociales en 1949.
[3] Régiment de tirailleurs algériens.
[4] Michel Marié, Les terres et les mots. Une traversée des sciences sociales, Klincksieck, 1989, p. 75.
[5] Sections administratives spécialisées, elle étaient chargées de promouvoir « l’Algérie française » durant la guerre d’indépendance algérienne, par des actions dites de « pacification », telles que l’assistance scolaire, sociale ou médicale auprès des populations rurales musulmanes.
[6] Entretien avec le colonel Harmel, ancien commandant des SAS en Algérie de 1956 à 1962, à Souk Ahras puis à Alger, fondateur et président de l’association socio-éducative de solidarité avec les Maghrébins de France.