Vacarme 29 / Fronts

à distance

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Le sort réservé aux étrangers, et plus particulièrement aux réfugiés, est l’un des meilleurs indicateurs de la vitalité de nos démocraties. Ce fut tristement le cas dans les années 1930. C’est encore le cas de l’Europe d’aujourd’hui, qui multiplie les camps de mise à l’écart des étrangers. En son sein, à sa périphérie, au-delà des mers. En faire l’odieuse taxinomie et en dresser la carte infâme, visuellement et discursivement, dans sa géographie, dans sa brutalité immédiate et dans ses techniques plus invisibles de contrôle, est le devoir d’un foucaldisme élémentaire.

« À l’intérieur de l’extérieur, et inversement. »
– Michel Foucault Histoire de la folie à l’âge classique

Ces temps-ci, pas un texte européen qui n’associe l’immigration clandestine à la criminalité organisée et à la traite des êtres humains. Depuis le 11 septembre 2001, tout migrant, y compris les demandeurs d’asile, est soupçonné d’être un terroriste en puissance. Les politiques d’asile se dégradent et deviennent, à l’instar des politiques d’immigration, des instruments de contrôle policier mâtinés d’utilitarisme migratoire. Au niveau européen, les pivots de cette « politique commune d’asile et d’immigration » sont les camps d’étrangers et l’externalisation, c’est-à-dire l’exportation, au-delà des frontières de l’UE, de la responsabilité qui incombe aux États membres de gérer les implications de leurs engagements internationaux - ici en matière de protection des réfugiés - et les conséquences de leurs politiques migratoires.

Les camps, loin d’être tous gardés par des miradors et des murs ceints de barbelés, peuvent être délimités par d’invisibles réseaux technologiques ; plus qu’un espace physique, ils sont aussi un processus - de contrôle, de filtrage. Leurs fonctions : enfermer, tout en réalisant le contrat tacite passé entre l’État et la société (les camps garantissent la sécurité) ; dissuader les migrants potentiels. Leurs caractéristiques communes : leurs occupants sont tous des étrangers extra-communautaires ; leur seul délit est d’avoir enfreint ou tenté d’enfreindre les règles fixées par les États pour le franchissement de leurs frontières ; la liberté de se mouvoir y est entravée, les droits fondamentaux violés, les violences physiques et morales fréquentes.

Ils peuvent être officiels ou informels, conçus pour accueillir des demandeurs d’asile, des sans-papiers, des étrangers en voie d’expulsion ou en attente de la décision qui les autorisera ou non à franchir une frontière. La durée moyenne de maintien varie (jusqu’à l’indefinite detention dont parle Judith Butler, appliquée en Australie), le statut des étrangers qui y sont placés aussi. Il peut s’agir de camps-frontières situés à proximité des aéroports, des ports et des gares internationales, comme les zones d’attente françaises, certains Centri di Permanenza Temporanea e d’Accoglienza (CPT) italiens ou les Centros de Internamiento de Extranjeros (CIE) espagnols ; de centres fermés comme en Belgique, ou ces centres et locaux de rétention français où les étrangers attendent d’être expulsés ; de camps-sas où échouent ceux qui tentent de gagner l’Europe par l’est ou le sud : une vingtaine existent déjà dans des îles grecques, cinq ou six à Malte, d’autres encore aux Canaries, en Sicile, en Hongrie, en Slovénie. À Ceuta et Melilla, villes espagnoles enclavées en territoire marocain, des murs en acier galvanisé hauts de plus de trois mètres, ceints de barbelés, équipés de capteurs, de caméras, de projecteurs, longent un no man’s land large de cinq mètres.

En France, les camps pour étrangers existent depuis les années 1930 (Rivesaltes), et la survivance de certains d’entre eux jusqu’à aujourd’hui témoigne de leur persistance comme technique d’administration : le Centre de détention administrative de Vincennes, où étaient parqués durant la guerre d’Algérie les Algériens pris dans les rafles parisiennes, servit après les accords d’Évian pour les détenus de l’OAS ; il est de nos jours un centre de rétention. Si la rétention administrative remonte au code pénal de 1810, les centres eux-mêmes furent institués par la loi Questiaux de 1981. Quant aux zones d’attente, elles existaient en dehors de toute légalité depuis la fin des années 1970 et furent officialisées par un gouvernement socialiste (amendement Marchand de 1992). En Italie, un gouvernement de gauche institue les Centri di Permanenza Temporanea e d’Accoglienza (CPT) par la loi Turco-Napolitano de 1998 ; c’est la loi Bossi-Fini du gouvernement Berlusconi qui règle en 2002 leur fonctionnement.

En février 2003, Tony Blair propose à ses partenaires de l’Union des centres de transit délocalisés hors des frontières de l’UE, où seraient enfermés les demandeurs d’asile le temps du traitement de leur requête. Le sommet de Thessalonique de juin 2003 ajourne provisoirement ce plan sans le rejeter explicitement. La Grande-Bretagne est invitée à mener des « expérimentations à petite échelle ». Quelques mois plus tard, les Anglais tentent de négocier avec la Tanzanie, moyennant une augmentation de l’aide au développement, l’installation de camps pour les Somaliens déboutés de leur demande d’asile au Royaume-Uni ; les Tanzaniens déclinent l’offre.

À l’été 2004, un tournant décisif et inquiétant, un saut qualitatif du discours institutionnel et de la doxa européenne, relancent la mécanique dans une indifférence quasi-générale. Deux tragédies en sont le prétexte.

Le 11 juillet, le Cap Anamur [1] est autorisé à accoster en Sicile, vingt jours après avoir sauvé les trente-sept passagers d’un bateau pneumatique en perdition dans les eaux internationales. Les autorités italiennes lui interdisaient leurs eaux territoriales depuis le 1er juillet, bafouant leurs obligations internationales. L’Italie, Malte (où le bateau s’est arrêté) et l’Allemagne se renvoient la balle, au mépris de la Convention de Genève et de la Charte de Nice, et donnent une interprétation mensongère du règlement « Dublin II » (qui stipule que, pour déterminer l’État compétent pour l’examen de la demande d’asile, il faut d’abord que la demande ait été déposée dans un État de l’UE). On accepte tout juste de reconnaître qu’il s’agit d’une « urgence humanitaire », pour prétendre aussitôt qu’il est impossible d’y répondre sans instaurer un « dangereux précédent qui ouvrirait la voie à de nombreux abus ». Les réfugiés passent d’un CPT à l’autre avant d’être expulsés vers le Ghana. L’Allemagne réactive le projet anglais en demandant la création de camps pour demandeurs d’asile en Afrique du Nord.

Le 2 août, le cargo allemand Zuiderdiep recueille les soixante-douze survivants d’une barque partie de Libye une semaine plus tôt, qui ont dû jeter à la mer les cadavres de vingt-huit de leurs compagnons. Une fois soignés en Sicile, ils sont enfermés dans des CPT avant d’être expulsés. Tandis que l’extrême droite italienne, par la voix de deux ministres membres de la Ligue du Nord, réclame le renforcement des interventions militaires en mer et l’instauration d’un délit pour le séjour irrégulier, c’est la divine surprise du consensus : le ministre italien de l’Intérieur en appelle à l’Europe pour vaincre l’invasion migratoire, au nom d’un « devoir historique envers le Tiers-Monde » ; Romano Prodi, toujours président en titre de la Commission européenne jusqu’au 1er novembre, lui apporte son soutien ; le ministre de l’Intérieur libyen implore lui aussi l’aide de l’Europe pour endiguer le flot de « millions » d’immigrants illégaux, pour la plupart des « terroristes », qui condamne les Libyens à « n’être plus qu’une minorité ». Le 12 août, l’Italie et la Libye concluent un accord de coopération : patrouilles maritimes mixtes, fournitures de matériel de haute technologie. Le même jour, l’Italie et l’Allemagne préconisent des camps en Libye et en Afrique du Nord pour les demandeurs d’asile et reçoivent immédiatement l’appui de Rocco Buttiglione, ministre berlusconien aux Affaires européennes fraîchement nommé vice-président de l’UE et Commissaire chargé de la Direction « Justice, liberté, sécurité », qui qualifie l’immigration illégale de « bombe à retardement » et encourage les entreprises européennes à prospecter dans ces nouveaux viviers de main-d’oeuvre que sont ces « portails » (l’appellation officielle des camps).

« La carte n’est pas le territoire », écrivait Borges : de même que les frontières de l’Europe étendent leur ombre portée au-delà des confins de l’Union Européenne, les camps d’étrangers « de l’Europe » sont bien plus que les camps « en Europe ».

Post-scriptum

Voir la carte des camps réalisée par le collectif Migreurop.

Notes

[1Bateau d’une ONG allemande fondée en 1979 pour secourir les boat people vietnamiens. D’abord nommée Un bateau pour le Viêt-Nam, elle prit par la suite le nom du premier cargo qu’elle avait affrété. Foucault la cite parmi les initiatives pionnières (Face aux gouvernements, les droits de l’homme, juin 1981, texte n°355, Dits et écrits, II, Gallimard Quarto, pp 1526-1527)