Gauche française, gauche mimétique
par Fabien Jobard
Testons sur le cas français, sur l’exemple français, le regard que nous souhaitons porter sur les gauches de gouvernement ; tant sur les gauches à l’épreuve du gouvernement (l’expérience Blair, l’expérience Lula, l’expérience Schröder ou l’expérience Zapatero), que sur les gauches en attente de gouverner (de l’Italie aux États-Unis). Tentons de mesurer nos exigences politique à l’aune de ce que les révoltes de banlieue ont révélé de la gauche.
Parmi les bilans accumulés des émeutes, donc, tentons celui de la gauche, qui est celui de son silence. Le paradoxe veut justement que c’est au nom même des exigences du gouvernement que la gauche s’est abstenue d’intervenir. Essayons de radiographier les raisons de ce silence pour ausculter cette nécessité de disposer d’une gauche de gouvernement, et pour travailler une modalité de la critique politique.
La gauche fut, dans l’épreuve des banlieues, une gauche mimétique ; tout entière résumée dans une lancinante requête en paternité des dispositifs répressifs du gouvernement. Les Groupes régionaux d’intervention (cette épiphanie des services répressifs doublée d’un aréopage de caméras de télévision à l’assaut d’une barre ou l’autre d’habitat social), les rassemblements dans les halls d’immeuble (dont nous avions ici même prédit la ridicule vanité [1]), les équipements policiers, les dispositifs dits (déjà !) « d’exception » de la Loi sur la sécurité quotidienne du 15 novembre 2001, tous ces dispositifs sont les enfants légitimes de cette gauche mimétique, dont la garde fut confiée par les électeurs à un imposteur, Nicolas Sarkozy.
La gauche mimétique parfois s’est doublée d’une gauche morale. Muette dans l’émeute, elle s’éveilla à la crise lors de l’état d’urgence. Ayant accompagné sans mot dire, dans les années 1970, l’exode des militants hors des banlieues, la voilà qui singeait des protestations à la fois de bon sens et d’apparat au métro St-Michel à Paris, ou dans l’enceinte parlementaire lors des questions au gouvernement. La gauche donne alternativement dans le désarroi mimétique et dans la déploration morale : à l’instar de l’ex-chancelier Schröder qui se voulait chancelier du « nouveau milieu » (die neue Mitte), la gauche française se drape dans la sérénité gouvernante du mi-chemin, adoptant le répressif (soutien parlementaire aux dispositifs Perben ou Sarkozy) pour en vilipender dans le même temps les expressions symboliques (l’état d’urgence).
S’enfermant dans la revendication en paternité des dispositifs Sarkozy, la gauche ne peut qu’être mimétique. Du même coup, elle réduit sa force critique au silence. Il se trouve en effet que la droite sarkozyenne n’invente presque rien en matière répressive, se contentant d’ajouter aux dispositifs de la gauche de 2000-2002 une violence verbale inédite [2]. C’est pour cela que la gauche mimétique est indissociablement gauche morale : ne lui reste en effet que le symbolique. Obstinément aveuglée par le sécuritaire (pour en revendiquer la paternité autant que pour en dénoncer les surenchères verbales), elle ne voit pas combien les politiques avancées par la droite depuis quelques années, et mises en vrac sur la table à l’occasion de la crise des banlieues, ne relèvent pas du répressif. Ce qui caractérise la droite, ce n’est pas le tout-répressif, mais bien le tout-préventionniste. Là, la gauche est prise au piège.
Car la droite fait de la prévention et cette prévention, comme autrefois celle de la gauche, s’appuie sur un savoir (rappelons que la prévention promue par le Parti socialiste dans les années 1970 et 1980 s’appuyait considérablement sur les sciences sociales, voire les sciences sociales appliquées qui formaient les nouvelles professions de travailleur social, d’éducateur spécialisé, d’agent de probation et de réinsertion - explication parmi d’autres du grand déballage de commentaires sociologiques dès que surgit une crise urbaine). Aujourd’hui, la prévention défendue par la droite s’appuie sur une revendication de réalisme sociologique (« voir la France telle qu’elle est », comme le répète le président de l’UMP). Ce réalisme consiste avant tout en un usage inconsidéré de la notion de corrélation. Ainsi du rapport Benisti : la probabilité que des enfants de parents non francophones soient inscrits dans les fichiers de police est démesurément plus élevée que celle des enfants non francophones. Transformant une corrélation en une cause d’airain, la droite impose le contrôle des familles immigrées, ou des familles pauvres, en tous cas des familles immigrées pauvres, et va jusqu’à imaginer une pénalisation du bilinguisme de la sphère familiale.
Ce qui frappe alors, c’est la volonté, dans un but revendiqué de prévention, de fonder depuis une science de la déviance l’intervention sans borne de l’État dans le registre du familial, du privé, de l’intime. Voilà la gauche bien embarrassée. Alors que son prestige, presque sa raison d’être, étaient fondés sur sa capacité de lier le savoir à l’action, et notamment de fonder une doctrine de l’intervention sociale sur l’apport de la connaissance et le concours des intellectuels, voilà que désormais, c’est la droite qui fait de la science. De la fausse science, en réalité, de celle que l’on pratique en débutant, avec la hargne des nouveaux convertis, à l’image des neurosciences récemment consacrées par Gilles de Robien [3], censées énoncer les usages en matière d’enseignement de la lecture... De la fausse science que la droite pratique toutefois sans vergogne contre une gauche qui a tourné le dos au savoir, et s’est recluse dans un silence auto-destructeur (pouvait-on organiser mise en congé du savoir plus définitive que la déclaration de Lionel Jospin posant que l’explication sociologique de la délinquance n’est qu’une recherche d’excuses accordées aux délinquants ?).
Ce refus de la pluralité des savoirs est aussi le produit d’une mutation déjà ancienne. La gauche de gouvernement, en France la gauche socialiste, est une gauche d’appareil. Beaucoup s’est joué au début des années 1980. Lorsque la gauche accéda au gouvernement, se posait la question de déterminer si les socialismes municipaux, les militants de section et leurs expérimentations dans les quartiers, les travailleurs sociaux et de manière générale les militants des causes singulières (artistes, homosexuels, féministes, anti-colonialistes, etc.) auraient eux aussi droit d’entrée, droit de participation à l’exercice du pouvoir. Les énarques qui avaient été appelés au socialisme par les équipes mitterrandiennes de 1974 et 1981 (beaucoup plus que par les sections) voyaient au contraire en 1981 le moment de leur prise de pouvoir. Ces énarques ont ouvert les rangs, après la victoire, aux révolutionnaires d’appareils (Julien Dray de la JCR ou Jean-Claude Cambadélis de l’OCI, dont l’activité militante se résumait depuis le milieu des années 1970 à monnayer l’intégration de leurs groupes respectifs aux plus offrants des différents courants du PS) [4]. La gauche d’appareil s’appuya sur ces nouveaux bataillons dans leur lutte contre ceux qui portaient, au sein du parti, autre chose qu’une ambition de cabinet. Petit à petit, les savoirs que rassemblait le PS dans les années de conquête du pouvoir, ces savoirs issus des luttes, issus des associations, issus des mouvements, furent étouffés. Petite revanche lors des émeutes : la gauche municipale, incarnée par le maire de Clichy-sous-Bois, put l’instant d’une ovation en imposer au congrès du Parti socialiste ; avant que la coulisse ne reprenne ses droits sur la tribune, et la motion sur l’ambition [5].
L’expérimentation, la délibération collective, le souci des publics et des territoires, l’éducation spécialisée, la protection judiciaire de la jeunesse sont aujourd’hui méprisés par ceux qui tricotent au sein de leur famille politique le triste habit de la « gauche responsable ». La route est libre pour la droite, qui retrouve avec le projet d’État autoritaire, de normation des corps individuels dans un corps social discipliné, le terreau de la droite catholique réactionnaire : avec l’apprentissage à 14 ans, la droite se prend à rêver de l’entreprise comme de l’atelier paternaliste du XIXe siècle, avec le projet de prévention de la délinquance, c’est l’éducation spécialisée qui est conçue comme une administration de gardiennage des jeunes, fondée sur le « signalement » aux maires et aux juges des enfants détectés comme délinquants potentiels.
Face à ce véritable projet de société, par lequel le corps social est fractionné en autant de lieux de discipline des aspirations et de dressage des destinées, la gauche est muette. Ayant consacré ses propres forces à s’empêcher d’imaginer, ayant refusé les savoirs issus du non-gouvernemental, dans une logique de clôture sur eux-mêmes de ses propres appareils, la gauche de gouvernement française a cédé à la droite ce qu’elle avait en propre : l’électorat populaire et le savoir sur la société.
Notes
[1] « La politique dans le hall d’immeuble », Vacarme, 20, juin 2002.
[2] Dominique Monjardet, « Police et sécurité dans l’arène électorale », Sociologie du travail, 22, 2002, p. 543-555.
[3] « Le cerveau, puit de science », tribune du ministre de l’éducation publiée dans Libération, 28 février 2006 et sous-titrée : « les neurosciences apportent des réponses cruciales en matière d’éducation, de soins, de savoir ».
[4] Philippe Juhem, « Entreprendre en politique. De l’extrême-gauche au PS : la professionnalisation politique des fondateurs de SOS-Racisme », Revue française de science politique, 51, 1-2, 2001, p. 131-154.
[5] Les pérégrinations idéologiques des cadres du Parti socialiste et la dépréciation forte tant de ses militants que de ses maires ressortent très durement des enquêtes de Rémi Lefebvre ou de Frédéric Sawicki (voir leur article commun : « Le peuple vu par les socialistes », in Frédérique Matonti, dir., La démobilisation politique, Paris : La Dispute, 2005, p. 69-95).