Vacarme 32 / Vacarme 32

reconstitution éditorial

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Une chose, au moins, est claire dans l’épais brouillard de l’après-29 mai : s’il n’est plus temps de se prétendre pro-européens, reste à devenir européens tout court. Devenir européen : Bernard Thibault, qui travaille à européaniser la CGT et l’inscrit dans la Confédération Européenne des Syndicats contre certaines de ses fédérations ; le réseau Migreurop, qui dresse la carte des camps aux frontières de l’Union, et porte plainte devant la Commission contre l’Italie pour les expulsions massives d’octobre 2004 ; Greenpeace, qui traque les convois de déchets toxiques entre la France et l’Allemagne. De ces exemples singuliers émerge une exigence simple : suivre, faire suivre. Se souvenir, par contraste, de Maastricht : jusqu’au jour du vote, tout un pays débat, s’appropriant les questions européennes ; le soir du scrutin, chacun s’en félicite, y compris les vaincus ; puis plus rien ou presque jusqu’au référendum suivant, treize ans plus tard. Dans l’intervalle, l’Europe redevient ce qu’elle a toujours été : l’affaire des censément Grands, un truc de moines et de Saint-Empereurs, de philosophes et d’économistes, de technocrates et de poètes en exil — ce qui lui sera reproché à l’échéance suivante. On sent bien cette fois que cela n’est plus possible. Aujourd’hui, le clivage principal ne passe plus entre les électeurs du oui et ceux du non, mais entre les nationalistes et les autres, qu’ils aient défendu le traité constitutionnel ou réclamé une autre Europe. Aux nationalistes, de droite ou de gauche, nous n’avons rien à dire. Ils se croient vainqueurs du scrutin, à nous d’éviter qu’ils le soient. Pour cela, il nous faudra au moins être un peu conséquents, quoi que nous ayons voté. Rien ne sert de vouloir une Europe politique si c’est pour se complaire dans la prophétie auto-réalisatrice de sa mort annoncée quand on a voté oui, ou ne plus chercher de plan B quand on a voté non.

Ces précautions, toutefois, ne suffiront pas. Faire l’Europe sur de nouvelles bases supposera encore de s’entendre sur ce que l’on appelle une « base » tant fut confuse, durant toute la campagne, l’invocation croisée des « valeurs » et des « pratiques », des « principes » et des « faits », au nom desquels défendre, ou rejeter, le Traité constitutionnel. Fallait-il promouvoir un texte d’inspiration libérale au nom des opportunités et des voies de recours inédites qu’il offrait ? Soupçonner les droits de la partie II de n’être que formels, sans mordre sur le vif de la question sociale ? Parier sur l’évolution jurisprudentielle, au risque d’oublier que celle-ci n’est pas toujours favorable aux justiciables ? Toutes ces questions, on le voit, avaient en commun un certain nouage entre valeurs et pratiques — jusqu’à amener les tenants du oui et du non à s’accuser mutuellement d’accorder trop de crédit, qui à l’Idée européenne en dépit de sa pauvre réalité présente, qui aux Mots du libéralisme en dépit de leurs usages possibles. Un tel nouage renvoyait sans doute aux difficultés d’anticiper sur le devenir du traité. Mais on peut aussi y lire comme un précipité des deux scissions qui, depuis des années, divisent la gauche : scission, d’une part, entre des partis repliés sur l’invocation vide de la responsabilité gouvernementale et des mouvements sociaux récusant leur représentativité ; scission, d’autre part, entre défenseurs d’un engagement fondé sur les principes et tenants des pratiques privilégiant la considération de l’efficacité. Après les référendums français et hollandais, la question change d’allure, mais ne disparaît pas : elle impose d’inscrire la référence européenne dans le quotidien de nos pratiques ; elle exige d’en clarifier la présence dans l’horizon de nos discours.

L’inscrire dans nos pratiques : ne plus admettre que Jacques Nikonoff, président d’ATTAC-France, distribue des brevets de lucidité politique en soupçonnant l’Espagne, le Portugal et la Grèce d’être bâillonnés par leurs subventions. Ne plus tolérer que le PS soutienne les petits arrangements traditionnels des Partis Socialiste et Populaire européens pour contrer l’élection à la tête du Parlement d’un candidat polonais, comme ce fut le cas l’année dernière. Ne plus accepter que la PAC ressurgisse d’elle-même, lorsqu’à court d’arguments nos gouvernants tâchent de convaincre le peuple de France d’aimer encore l’Europe. La gauche qui a voté oui ne doit pas soupirer sur les droits de la partie II, dont elle espérait des jurisprudences favorables aux minorités : la Charte des droits, intégrée au Traité d’Amsterdam, ne demande qu’à servir — allons-y, et veillons plutôt à ce que l’exercice de ces droits ne soit pas entravé par les dispositions spéciales qu’aménagent les États ou les institutions européennes, au nom de la lutte contre le terrorisme ou de la maîtrise des flux migratoires. Quant à la gauche qui a voté non au regard de la partie III, elle doit s’emparer sans attendre d’un dossier au moins aussi important que la directive Bolkestein : un conflit décisif oppose le Parlement et la Commission sur le temps de travail en Europe, qui attend un arbitre. Ce sera Blair, ou bien nous.

Encore faut-il qu’un tel « nous » ne soit pas de papier — exigence à laquelle, visiblement, la « transversalité des luttes » ou le « front des minorités », toutes communautés pratiques que nous avons tâché ces dernières années de promouvoir, ne suffisent pas : l’articulation dans l’ordre du spécifique a cédé cette fois-ci, dès les premiers assauts, sous les clivages les plus traditionnels, renvoyant chacun, au moment du vote, à son intime conviction ou à la douloureuse banalité de sa sociologie électorale. Plusieurs tâches alors s’imposent. La plus simple, mais non la moins urgente, consisterait à installer une fois pour toutes la référence européenne dans les discours que nous tenons, entendons, relayons. Un peu de political correctness ne nuirait pas, s’il s’agit de découpler la critique des institutions transnationales et le chauvinisme ordinaire, ou la dénonciation de l’atlantisme et le mépris des « petits pays ». Plus profondément, il faut se demander comment des mouvements délibérément insoucieux des grandes alternatives, car plus occupés à accroître la prise que les gouvernés peuvent avoir sur leur propre vie, peuvent faire droit aux questions qui forment l’ordinaire de la politique, sans leur faire pour autant allégeance. Ainsi de l’horizon, défendu dans ces colonnes, d’une « politique des usages », préférant aux raisons d’agir et au désir d’institutions l’appropriation de l’institué : une telle position, qui se veut pragmatique (par le privilège accordé aux effets) et radicale (par le refus de toute assignation), risque fort, si l’on n’y prend garde, de se trouver rattrapée par les alternatives massives et les slogans d’avant-hier, qu’elle tentait justement de contourner. Si le présent impose d’écrire une nouvelle constitution, il exige tout autant de conjurer les vieilles affiliations et les antiques clivages qu’une confiance excessive dans l’inventivité des pratiques ne suffit pas à tenir à distance. Leur résister exige, d’une part, de s’interroger sérieusement sur la possibilité de marier libéralisme politique (souci des droits) et anti-libéralisme économique (refus du laissez-faire), sauf à rejeter, comme ce fut le cas le 29 mai, le premier au nom du second. D’autre part on doit réexaminer le lien à établir entre une politique d’usagers (se servir des institutions telles qu’elles sont) et une politique citoyenne (prendre part au jeu démocratique), sauf à laisser la seconde sans bras en dehors des parenthèses électorales et voir la première se partager, à chaque scrutin, entre vote protestataire et consentement à l’existant.

Ce double point d’interrogation travaille la revue depuis son origine. Pour ne rien cacher, l’acuité qu’il a prise nous fait un peu peur, et ne va pas sans tension : non seulement la pente est raide, mais la route n’est pas droite. Essayons au moins de l’arpenter ensemble.

Le comité de rédaction de Vacarme, mardi 14 juin 2005