point d’écoute / 6
Blow Out ou la captation
par Peter Szendy
Qu’est-ce qui se joue dans la discordance du son et de l’image ? Quels sont les passages secrets de l’audible au visible ? Écoutons voir un peu avec Brian de Palma. En choisissant pour héros un professionnel du son à la recherche de la synchronie parfaite, il réalise un grand film sur la nature même du cinéma. Mais c’est également une formidable tragédie sur nos plus profondes défaillances, une relecture fracassante du mythe d’Orphée et d’Eurydice.
En 1966, Antonioni filmait dans Blow-Up un photographe de mode qui, développant et agrandissant ses clichés d’un couple amoureux surpris dans un parc, fait apparaître l’indice d’un meurtre. Quinze ans plus tard, en 1981, Brian De Palma réalise avec Blow Out une sorte de remake dans lequel la photographie est remplacée par la phonographie, le protagoniste étant cette fois un bruiteur et preneur de son. Ce qui, au-delà de l’enquête, sera dès lors le nœud de l’intrigue, c’est la fabrique même du cinéma en tant qu’accident ou greffe audio-visuelle [1].
Les premières images de Blow Out sont un faux prologue. On croit être dans un film d’horreur flirtant avec un érotisme bon marché : dans une résidence pour jeunes filles, l’ombre d’un maniaque rôde et finit par s’approcher de l’une d’elles, nue sous sa douche. Dans cette citation presque littérale de Psycho [2], on voit le bras assassin qui écarte le rideau de plastique, la main qui brandit le couteau meurtrier et, enfin, le visage de la victime qui pousse un cri...
Changement brusque de décor : dans un studio de montage, le bruiteur, Jack Terry (John Travolta), discute avec le réalisateur de ces piètres séquences. Le cri de la jeune fille n’est pas convaincant, il faut en dénicher un meilleur. On comprend qu’il s’agissait d’un film dans le film : le cinéma parle ici de lui-même, de l’improbable synchronie de l’image et du son.
C’est alors qu’intervient le générique de début.
Les noms défilent sur un écran dédoublé, en split screen : à droite, Jack qui regarde les informations télévisées sur la campagne du gouverneur McRyan, candidat aux élections ; à gauche, gros plans sur ses magnétophones et tables de mixage. De même que les plans du film dans le film, les faits que les nouvelles rapportent et montrent seraient-ils faits, c’est-à-dire fabriqués, assemblés, montés ?
Fin du générique.
Jack sort de son studio. Il fait nuit. Il est dehors, dans la nature, sur le pont traversant la rivière. Pour se distraire, avec un plaisir et une curiosité visibles, il enregistre les sons les plus variés qu’il capte avec un long microphone directionnel, dont la caméra montre avec insistance la pointe, sorte de tête chercheuse ou de sonde. Chaque fois, le son précède l’image : le vent à travers les feuillages ; un couple qui passe (elle remarque Jack sur le pont, se demande si c’est un « voyeur », a Peeping Tom) ; un crapaud, puis un hibou... Jack a l’air amusé, comme un grand enfant jouant avec un sonar. Mais lorsqu’il entend soudain dans les oreillettes de son casque des crissements de pneus au loin, son expression change. Il dresse l’oreille, il a lui-même quelque chose d’animal dans son être aux aguets. Le potentiomètre de son magnétophone décrit déjà la course d’une voiture que l’on ne voit pas encore. On entend un bruit d’explosion (blow-out), et voilà le véhicule qui apparaît à l’écran, lancé à vive allure sur le pont : il fait une embardée, heurte les barrières, tombe et s’enfonce lentement dans l’eau...
Dès ces dix premières minutes, dès ces séquences d’ouverture, avant même qu’une intrigue ne se noue, Blow Outest donc une saisissante mise en scène du montage audio-visuel comme trait d’union sans cesse retracé et différé. Soit l’image est déjà là et le son ne parvient pas à s’y ajuster (c’est le cas du cri sous la douche). Soit l’oreille (celle de Jack), appareillée de prothèses microphoniques, entend d’avance et de loin ce que l’œil ne perçoit pas encore.
La suite de Blow Out n’est que le vaste déploiement narratif de ce discord entre le visible et l’audible.
En se jetant à l’eau, Jack a réussi à extraire de la voiture Sally (Nancy Allen), mais le conducteur, qui n’était autre que le gouverneur McRyan, meurt. Peu à peu, en réécoutant ses enregistrements in situ, Jack soupçonne un crime plutôt qu’un accident. Il croit entendre un coup de feu sur ses bandes, mais il ne parvient pas à l’identifier, car le bruit en est masqué par l’explosion et le crissement des pneus. Bref, il y a un masque sonore, et c’est seulement en ayant recours à l’archive visuelle de l’accident que Jack pourra véritablement déceler ce qu’il soupçonne déjà et entrevoit (entrécoute, devrait-on dire).
En effet, Jack découvre que le gouverneur faisait l’objet d’une machination politique visant à le discréditer. Un photographe, un pauvre type du nom de Karp (Dennis Franz), devait prendre de lui des clichés compromettants avec Sally, qui s’était prêtée au jeu. Aussi Karp a-t-il photographié en rafale leur passage en voiture sur le pont. Lorsque Jack découvre les photogrammes publiés dans la presse, il décide de les monter en une séquence qu’il sonorise avec ses bandes. Ainsi, la synchronisation révélera précisément, sur l’une des images, la trace de la lueur d’une arme à feu. Jack en a désormais la preuve : visant le scandale, la machination, pour des raisons obscures, a tourné à l’assassinat.
L’auteur du meurtre, le sinistre Burke (John Lithgow), cherche désormais à éliminer Sally qui, en tant que survivante, est devenue un témoin dangereux. Mais Jack, quant à lui, veut utiliser Sally pour remonter la piste jusqu’à l’assassin. Dans la longue et mémorable séquence finale, sur fond de feux d’artifice (c’est le jour de la fête de l’Indépendance, à Philadelphie), Sally rencontre Burke. Jack les écoute à distance, grâce à l’appareillage de radiotransmission qu’il a caché sous les vêtements de Sally. Et c’est ainsi que, perdu dans la foule des festivités, il entendra de loin les appels au secours de la jeune fille, puis son terrible cri lorsqu’elle meurt sous les coups de Burke. Les dernières images montrent Jack désespéré de n’avoir pu la sauver : il réécoute de façon obsessionnelle l’enregistrement du cri de sa mort, qu’il finit par utiliser pour sonoriser la scène sous la douche du film dans le film. Un vrai cri, convaincant. A good scream. Enfin.
Blow Out est donc d’abord un film sur le désajointement de l’audible et du visible. Le son est toujours en avance ou en retard, il ne colle jamais à l’image. À l’exception de deux instants ou incidents : celui du coup de feu dans le photomontage sonorisé de l’accident ; celui du cri de Sally, greffé in fine sur l’image de la jeune fille dans sa douche. En montrant ainsi le travail de synchronisation à l’écran, dans l’histoire, en jouant à brouiller la frontière entre le dedans et le dehors de la diégèse, ce que semble vouloir mettre en scène ce remarquable thriller qu’est Blow Out, c’est que l’audiovisuel, comme on dit, n’est qu’une sorte de dangereux glissement métonymique affectant la bande-son et l’image, l’une par rapport à l’autre. Leur loi, c’est le décalage. C’est un écart qui diffère l’une par et dans l’autre : le visible témoigne du secret de l’audible, et inversement.
Mais Blow Out est aussi, du même coup, un grand film sur l’écoute espionne ou de surveillance, mise en scène sous la forme d’un double mouvement dans l’audition. Car, dans sa pulsion de captation, l’écoute policière implique toujours l’avance ou le retard au regard du visible : elle s’oriente vers l’indice de ce qui, pour l’œil, n’est pas encore ou déjà plus là. En ce sens, elle est structurellement défectueuse, en défaut (c’est pourquoi, d’ailleurs, elle semble appeler à l’infini son appareillage prothétique).
Entre cette écoute défaillante des mortels espions que nous sommes — nous, êtres finis toujours prêts à dresser l’oreille — et l’écoute à mort qui nous promet une synchronie totalisante, c’est un peu la vieille histoire d’Orphée que Blow Out raconte ainsi à nouveau.
Orphée, en effet, aura tué Eurydice par une sorte de surenchère inscrite dans son oreille mortelle : sa peur de ne pas ouïr tandis qu’il marche et chante le pousse à se tourner vers la vision qui lui est interdite, comme si la pulsion scopique, voire panoptique, promettait cette totalisation que l’oreille défectueuse se voit sans cesse déniée. Et c’est un phonodrame analogue, c’est une ototragédie audiovisuelle à tant d’égards semblable que vit Jack dans Blow Out, entre l’instant où il aura plongé dans l’eau pour sauver Sally de la noyade (l’arrachant au Styx) et celui où il la fait mourir à nouveau en l’écoutant sans pouvoir la voir.
Quant au cri final, c’est le hurlement de la mort dans et comme la synchronie même. C’est le cri de terreur que recèle l’accident de la coïncidence parfaite. C’est l’arrêt de mort dans l’instant fantastique et fantasmatique où se résorbe l’être disjoint, dans le clin d’œil où plus rien ne diffère. Quand le son colle à l’image, quand il est présent à elle, quand il est là, ci-devant, synchronisé à mort, c’est alors que tout se renverse et se retourne dans l’infini du différé, dans le décalage absolu sans résorption possible. Dans la perte et le deuil.
Notes
[1] Avec son installation vidéo intitulée Up and Out (1998), Christian Marclay, de façon joueuse et sérieuse à la fois, invite à la confrontation de l’original et du remake. En une sorte de greffe cinématographique croisée, Up and Out superpose en effet les images de Blow-Up à la bande-son de Blow Out, avec de saisissants effets de décalage, notamment à la fin, lorsque les dernières images d’Antonioni se déroulent dans un silence de mort, dû à la différence de durée des deux films.
[2] De la fameuse séquence au cours de laquelle Norman Bates (Anthony Perkins) assassine Marion Crane (Janet Leigh) dans la douche du motel.