Vacarme 38 / Vacarme 38

1. C’était en juin 2000 à la Cartoucherie de Vincennes, qui avait hébergé, quatre ans auparavant, les sans-papiers de Saint-Bernard après leur évacuation. Madjiguène Cissé y avait invité ceux qu’elle avait rencontrés au cours de ses années parisiennes, juste avant son départ pour le Sénégal. Ce jour-là, elle parla des politiques européennes dont nous étions « tous otages ». Ici, elle avait lutté pour la liberté de circulation ; là-bas, elle œuvrerait à la constitution d’un réseau pour le développement en Afrique. Un autre front, sans doute, mais un même combat : elle le dit aujourd’hui dans les pages qui suivent. Aux marchandages indignes des États qui conditionnent l’aide financière à l’étanchéité des frontières, Madjiguène Cissé oppose des faits, et une promesse. L’aide réelle au développement est assurée, plus que par aucun État, par les émigrés — pourvu, dit-elle, qu’elle soit organisée. Surtout, le développement des pays pauvres forcera les frontières : souvent les portes s’ouvrent d’autant plus facilement que ceux qui viennent n’y ont pas été contraints. Quand les politiques en vogue affectent de troquer le devoir d’hospitalité contre le soutien économique, Madjiguène Cissé invoque la réalité des pratiques pour les réagencer.

2. « Pour les Kanaks, l’histoire du territoire est l’histoire même de l’accueil », affirme dans ce numéro l’ethnologue Alban Bensa ; « l’hospitalité est donc constitutive du territoire ». À première vue, rien de si différent de cette conception que la façon dont nous articulons d’ordinaire le geste de l’accueil et la notion du territoire : notre hospitalité présupposerait un espace initialement constitué ? Pourtant, pour renvoyer à un contexte singulier, la définition kanak éclaire un élément essentiel de nos pratiques de l’hospitalité : c’est dans le fait de recevoir qu’on fait l’expérience sensible de son territoire, dans un curieux chassé-croisé qui permet d’affirmer ce territoire au moment où, l’ouvrant à autrui, on le reconfigure. Ceux qui sont engagés dans le Réseau Éducation sans frontières (RESF) le savent : la classe n’a jamais été autant sa classe depuis que s’exprime le refus d’y voir des chaises vides. Quant à ceux qui, aujourd’hui, refoulent aux frontières ou sélectionnent leur voisinage, ils risquent fort, un jour ou l’autre, de se réveiller dans un désert inhabitable.

3. Le 30 juillet 2006, un arrêté du ministère de l’Intérieur créait ELOI, un fichier informatique destiné à « faciliter l’éloignement des étrangers se maintenant sans droit sur le territoire », où sont désormais consignées des données relatives aux personnes en situation irrégulière, à leurs enfants, à ceux qui les hébergent en cas d’assignation à résidence et à ceux qui les visi¬tent dans les centres de rétention. Il y a dix ans, l’article 1 du projet de loi Debré qui préfigurait la constitution d’un fichier des hébergeants avait été l’occasion d’une formidable vague pétitionnaire. Il y a quatre ans, le fichage des personnes accueillant chez elles, dans des conditions légales, des personnes étrangères, était adopté sans trop d’encombres : depuis 2003, recevoir chez soi un étranger exige de se soumettre à une enquête bureaucratique, notamment sur son logement et ses ressources. ELOI parfait ce dispositif, sans susciter beaucoup d’autres protestations que les recours déposés — en vain — devant le Conseil d’État par des associations [1]. Autres temps, autres mœurs ? Ceux qui refusaient hier que l’hospitalité fût un délit s’en accommoderaient-ils aujourd’hui ? L’hypothèse serait tenable, si la création d’ELOI n’avait immédiatement succédé à la mobilisation suscitée par l’expulsion de parents d’enfants scolarisés en France. Faute de comprendre en quoi le fichage de ceux qui hébergent ou visitent des étrangers sans-papiers servirait aux reconduites à la frontière, force est de considérer ELOI comme une mesure visant à décourager ce type de solidarité. L’infamie d’ELOI ne parvient toutefois pas à dissimuler le paradoxe qui le constitue, et dont il n’est pas sûr que ses promoteurs aient pris la mesure. À prétendre verrouiller la frontière entre ceux qui sont d’ici et ceux qui sont d’ailleurs, on en vient à faire de la qualité d’étranger une qualité transmissible, en rassemblant dans un lieu commun, fût-il un fichier informatique, les étrangers et leurs amis. Bien malgré soi, ELOI dit une vérité de l’hospitalité, et dessine pour nous les contours d’un territoire à l’intérieur duquel il est désirable de se trouver.

4. « Notre » : c’est le titre français que la poétesse américaine Cole Swensen a voulu donner à la traduction, dans ce numéro, de l’un de ses textes. Dans « Notre », il est question de Le Nôtre, André, l’homme des jardins à la française. Que saute l’accent circonflexe et la voyelle s’ouvre aussitôt, faisant entendre à rebours l’affirmation de propriété involontairement contenue dans le patronyme de l’homme qui « ne tolérait que les vues sans fin ». Surtout, l’adjectif attend quelque chose ou quelqu’un qui lui donnerait son sens : « Notre » formule du commun, « Notre » ne peut pas aller seul. Quelques pages plus loin, une autre poétesse, Anne Portugal, fait tomber, à la fin de chaque vers, le « e » que la prosodie française dit muet, pour, le retrouvant au vers suivant, lui donner de la voix. Cela s’appelle, dit-elle, une apparition. Et cela ressemble aux paroles des femmes africaines évoquées par Madjiguène Cissé : de la voix basse à la voix haute, du muet vers le parlant.

Notes

[1La Cimade, le Gisti, Iris et la LDH, le 2 octobre 2006. SOS-Racisme le 7 novembre 2006. Voir aussi la tribune de Daniel Borrillo et Éric Fassin, « Le fichier ELOI, ou les glissements progressifs de la xénophobie », Le Monde, 15 novembre 2006.