lettre à Paolo Persichetti
par Erri De Luca
Le 25 août 2002, Paolo Persichetti, enseignant, est extradé par la France. C’est la fin d’un asile de fait accordé depuis 1981 aux 150 exilés italiens condamnés dans leur pays pour terrorisme. De nombreux textes de protestation, d’analyse, ou de soutien ont déjà circulé. Vacarme a choisi de publier celui-ci : une lettre envoyée à Persichetti via Il Manifesto (5 septembre) par Erri De Luca, romancier, lui aussi ancien militant. Elle ne traite pas d’un objet (la violence éternelle de l’État), elle s’adresse à un sujet : un vaincu, pas une victime, en maitié mais sans compassion.
« Tu vois, Paolo, ces pouvoirs ont besoin de toi. Les détenus politiques, les antiques vaincus de la lutte contre le terrorisme ont vieilli. D’eux, du fait d’être leurs vainqueurs, on n’arrive plus à tirer aucune gratification. Pour l’année prochaine, environ quatre films sur l’enlèvement d’Aldo Moro sont programmés à l’occasion du quart de siècle, c’est vrai, mais ce ne sont que des films justement et, pendant ce temps, le déluge des années de prison pour les responsables est passé. À leur propos et à propos de tous les actes de lutte armée, on sait tout, mais on feint de ne pas savoir encore jusqu’au fond, histoire de maintenir la fascination pour une œuvre au noir qui serait encore en train de bouillir.
Maintenant ils ont un besoin pressant de chair fraîche à faire faisander dans leurs cellules à ennemis. Toi, le quadragénaire, tu es ce qu’il y a de mieux sur le marché. Tu es le gibier élevé dans la semi-captivité de l’exil français, ce gibier sans défense qu’à la saison de la chasse, on crible de balles dans les réserves. Qu’est-ce que ça peut faire qu’il s’agisse d’actes éloignés, les derniers de l’ultime saison de la lutte armée ? Qu’est-ce que ça peut faire que toi, aujourd’hui, tu sois un étranger par rapport à ce sol ? Tu es la proie toute neuve de la gratifiante lutte contre le terrorisme qui, chez nous, alimente les succès personnels. En Israël, les généraux font des carrières politiques, et chez nous, ce sont les magistrats chargés de cette spécialité qui ont fait et qui continuent à faire carrière.
Aujourd’hui l’Italie et l’Occident ont un besoin insatiable de justification. Quel droit avons-nous de creuser l’écart de richesse, d’accroître la domination sur les provisions d’air, d’eau, de terre de la planète, quel droit d’ériger des barrières et des barricades contre la pauvreté ? Nous avons le droit parce que nous sommes une société en danger, menacée de destruction par le terrorisme, et qui, du coup, en guise de défense, peut jouer ses pires cartes pour unir le front intérieur. Des gens comme Oriana Fallaci et André Glucksmann ont beau jeu de s’inscrire dans la nouvelle espèce protégée de la civilisation en danger. Ils parlent depuis le ground zero de Manhattan, et moi, depuis l’abyssal en dessous de zéro de la majeure partie de la terre.
Mais quelle indulgence, mais quelle amnistie ? Il faut ici renouveler le personnel prisonnier. Ceux qui sont enfermés depuis plus de vingt ans sont désormais périmés. La France a tenu au frais pour nous une belle brochette de recalés à punir aujourd’hui comme s’ils étaient neufs. Aujourd’hui, on peut entamer des peines de prison à perpétuité pour des délits politiques d’il y a trente ans, quelle aubaine, quelle victoire, combien de crânes blanchis à empailler ! Chez nous, après des décennies, la rancœur est intacte, comme fraîche du jour. Ils ne réussissent pas à obtenir le moindre indice dans les affaires en suspens, ces deux tristes homicides de fonctionnaires ministériels isolés et désarmés. Faute de cafardages et malgré trois cents perquisitions en présence de la police scientifique dans la petite maison, ils ne sont même pas capables de conclure l’enquête de Cogne [la mort de Samuele Lorenzi, 3 ans, en janvier dernier, équivalent médiatique de l’affaire Gregory en France, avec la mère dans le rôle de principale suspecte, ndt].
Tu vois, Paolo, tu n’es pas l’arrière-garde d’une troupe de vaincus complètement écrasés, mais le trait d’union avec les futurs perdants à embaumer vivants dans les prisons habitées désormais seulement par des étrangers. Parce que les Italiens sont toujours innocents. Tu représentes les prémices des nouvelles carrières fondées sur la déportation des autres oiseaux destinés aux cages. Quelle importance que vous ne soyez pas des canaris, que vous ne chantiez pas parce que vous ne connaissez rien aux petits airs d’aujourd’hui ? Ce qui compte, c’est que vous soyez là, mis aux fers, exposés au pilori érigé contre le terrorisme.
Récemment, ils m’ont demandé avec une stupeur sincère pourquoi j’avais écrit la préface de ton livre avec Oreste Scalzone, La Révolution et l’État (éditions Dagorno, 2000). Aujourd’hui les mots, les livres reviennent lestés du respectable poids du soupçon, et une préface peut très bien procurer le frisson de l’association de malfaiteurs. Aujourd’hui je me sens associé aux résidus pénaux des années soixante-dix et quatre-vingts, beaucoup plus qu’avant et bien plus que par une préface. J’aurais l’ambition d’en écrire la conclusion.
Tu vois, Paolo, je n’ai pas de consolations pour toi, je ne peux pas te souhaiter la bienvenue dans ta ville secouée par le retard du championnat de foot et les moustiques géants. Je t’envoie ces quelques lignes par l’intermédiaire de l’un des deux ou trois journaux qui, en Italie, acceptent ces arguments. Je te souhaite la plus profonde anesthésie. »
Post-scriptum
Traduction de Thomas Lemahieu