De l’autre côté du mythe entretien avec Alban Bensa
5 mai 1988, Nouvelle-Calédonie, Bernard Pons déclenche l’opération « Victor ». Réfugiés dans une grotte de l’île d’Ouvéa après une tentative d’occupation de la gendarmerie de Fayaoué, qui tourne mal, des indépendantistes kanaks retiennent des otages. Rattrapée entre les deux tours de l’élection présidentielle par un mouvement de libération lancé quatre ans plus tôt, frappée au cœur du pouvoir qu’elle exerce sur l’archipel depuis 1853, accrochée aux derniers vestiges de sa grandeur coloniale, la République ne saurait se laisser humilier : on envoie la troupe. Dix-neuf insurgés sont tués, dont certains, de toute évidence, après l’assaut. Un air d’Algérie souffle sur le Pacifique.
Les « événements », comme on les appelle, Alban Bensa les a vécus. Ethnologue, il avait embrassé plusieurs années auparavant la cause de ces Kanaks auprès desquels, au milieu des années 1970, on l’avait envoyé apprendre une langue, recueillir un savoir, transcrire des récits. Cette société qui se soulevait, ces individus qui s’inventaient un avenir, cette identité qui se redessinait collectivement n’avaient rien à voir avec le Kanak éternel décrit par l’anthropologie classique — celle d’un Maurice Leenhardt par exemple —, figé dans ses rites, ses mythes, sa culture, coupé d’une modernité dont il serait le Grand Autre, au côté des Bororos ou des Baruyas. Il a donc fallu inventer une autre anthropologie, à même de rendre justice aux groupes qu’elle observe quand ceux-ci cherchent à infléchir leur destin. Alban Bensa en rassemble aujourd’hui les pièces [1].
L’observateur est donc passé du côté de son objet. Au risque d’horrifier les gardiens de la neutralité axiologique, le savoir y a gagné beaucoup. Une certaine élégance éthique, d’abord. Après tout, l’enquête est une relation : taire les rires qu’elle provoque, les amitiés qu’elle fait naître — ici, la camaraderie avec un Jean-Marie Tjibaou, ou la fraternité avec un Antoine Goromido, qui auront été pour Alban Bensa bien plus que des « informateurs privilégiés » —, les choix politiques auxquels elle confronte, c’est mentir. Une réflexivité critique, ensuite : passées au crible d’une société en mouvement, les grandes mises en ordre de l’anthropologie structurale apparaissent pour ce qu’elles sont — des artefacts. Un surcroît d’attention, aussi : attention aux contextes du récit recueilli, aux intentions stratégiques de celui qui l’énonce, à l’histoire personnelle et collective dont il porte la trace et l’élan. Une curiosité esthétique, enfin : quand on met sa plume au service d’une conviction, on ne trahit pas l’écriture scientifique, on voit mieux combien la recherche est elle aussi écrite, qu’elle repose, partant, sur des choix formels et qu’elle a donc tout intérêt, pour gagner en justesse, à se frotter à d’autres procédés du sens — ceux de la littérature, de l’histoire, de l’architecture ou du cinéma dans le cas d’Alban Bensa.
Il fallait donc, pour l’interroger, une succession d’allers-retours : de cette Nouvelle-Calédonie dont on sait si peu à l’épistémologie des sciences sociales, du carnet de terrain à la création artistique, du savoir savant aux luttes politiques, de la singularité kanake à notre histoire commune.
Votre livre — comme tout votre parcours — traverse la frontière censée séparer l’anthropologie et la politique. L’observation d’une société en lutte vous amène à une critique radicale du savoir qui la muséographiait.
La révolte des Kanaks m’a conduit à rompre progressivement avec certains des postulats de l’ethnologie tels qu’ils avaient été établis à propos de sociétés mises sous le boisseau par les entreprises coloniales. La mise en système des pratiques et surtout des représentations, qu’il s’agisse de la parenté, des mythes ou même des modes de production, brosse le tableau de sociétés stables et cohérentes, visions idéalisées reconstruites au prix d’une mise entre parenthèses de leur inscription dans l’histoire et de leur capacité à se transformer consciemment. La contestation radicale de la colonisation française en Nouvelle-Calédonie par les Kanaks m’a permis de ressaisir, dans le sillage des travaux de Max Gluckman et de Georges Balandier mais sur le tas, la question du politique en acte là où peut-être on s’y attendait le moins. Les Kanaks occupaient en effet, dans l’imaginaire ethnologique français, le statut d’archi-primitifs, montrés à l’exposition coloniale de 1931 et présentés par le missionnaire protestant Maurice Leenhardt comme une quintessence de l’archaïsme mental.
Aujourd’hui, certains ethnologues sont toujours convaincus qu’il existe de « vrais primitifs » (qu’est-ce au juste ?) au fond de la jungle amazonienne ou en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Pourtant, par exemple, dans ce pays, nombre de pratiques remontent à l’intro duction de la patate douce au XVIe siècle et aujourd’hui les organisations sociales et symboliques cohabitent avec les kalachnikovs dans un climat politique très instable, à propos duquel il devient difficile de maintenir un discours bien rôdé sur la « pensée sauvage ». Il n’est plus crédible aujourd’hui d’occulter, dans la description et pour l’analyse, la violence omniprésente et les conditions chaotiques dans lesquelles la recherche s’opère. Les Kanaks m’ont définitivement guéri de l’utopie exotique qui dissocie l’ethnie de l’État, l’ethnologie de la sociologie et aussi des sciences politiques et de l’histoire.
Je suis allé en Nouvelle-Calédonie par hasard. Ma thèse avait porté sur le christianisme populaire dans le Perche et je me destinais plutôt à une carrière de ruraliste. Mais Jean Guiart, mon directeur de thèse, était un spécialiste de l’Océanie. C’est dans son séminaire que j’ai fait la connaissance d’une équipe de linguistes océanistes chevronnés travaillant avec André-Georges Haudricourt. Dans le même moment, mes études en sciences humaines à la Sorbonne, centrées sur la sociologie et l’ethnologie, offraient un panel assez large d’enseignements de philosophie, de psychologie et d’économie. Reste qu’hormis mes premiers pas sur le terrain dans le Perche, cette formation restait très livresque.
Au début des années 1970, l’influence de Lévi-Strauss sur l’ethnologie étant considérable, les débats tournaient beaucoup autour de « la pensée mythique » et autres considérations sur ce qui pouvait alors apparaître comme une expression de la primitivité chic. Pour aggraver mon cas, sur le Nouvelle-Calédonie, j’avais lu le célèbre ouvrage de Maurice Leenhardt Do Kamo, la personne et le mythe dans le monde mélanésien (Paris, Gallimard, 1947) et tous mes rêves d’altérité radicale et d’utopie naturaliste en avaient été comblés. Quelle ne fut pas ma déconvenue quand Haudricourt m’assura que, tels qu’ils apparaissaient dans ce livre, les Kanaks n’avaient guère à voir avec la réalité. Attentif aux techniques et aux langues, Haudricourt traitait comme du « blabla » (sic.) toute considération qui n’était pas solidement étayée par une documentation bien tangible et de première main ou oreille. Et, à son avis, avant de faire des hypothèses sur la façon dont les gens pensent, encore fallait-il comprendre ce qu’ils disent et ce qu’ils font. Jean-Claude Rivierre et lui-même m’incitèrent donc à commencer par apprendre une des vingt-huit langues parlées par les Kanaks. C’est ce que j’ai fait, avant de partir en Nouvelle-Calédonie en juillet 1973.
En arrivant, j’ai été aussitôt frappé par l’apartheid colonial : pas de Kanaks à Nouméa et, dans l’intérieur de l’île, d’un côté des colons sur d’immenses propriétés, de l’autre les Kanaks parqués dans des espaces exsangues au bout de chemins défoncés. L’eau courante, l’électricité, le téléphone et les routes goudronnées étaient réservés aux maisons des colons européens. Pour Haudricourt, seuls les Kanaks présentaient un intérêt véritable en raison de leur diversité linguistique, de leur immense savoir naturaliste, de la complexité de leurs rapports sociaux. Ses propres recherches, puis celles de Jean-Claude et Françoise Ozanne-Rivierre et in fine les miennes devaient à ses yeux permettre de donner enfin aux travaux sur la Nouvelle-Calédonie kanake un statut scientifique. Fortement marquées par la philosophie primitiviste de Lucien Lévy-Bruhl, les considérations plus missionnaires qu’ethnologiques de Maurice Leenhardt sur les conceptions kanakes du monde l’exaspéraient. Rien, absolument rien, tempêtait-il, ne permet de soutenir les billevesées selon lesquelles les Kanaks n’auraient pas conscience de leur corps, du temps qui passe ou de la troisième dimension… Quant aux Européens de Nouvelle-Calédonie, il semblait à Haudricourt que leur position dominante dans la colonie était inversement proportionnelle à leur richesse culturelle. Ce point de vue était relayé chez lui par un engagement sans faille contre le colonialisme français en Indochine, en Algérie et dans le Pacifique.
J’ai donc travaillé auprès des Kanaks d’une aire linguistique précise. Mon ordre de mission était très général : enregistrer des traditions orales, les transcrire en langue locale, les traduire et, si possible, essayer de les interpréter. J’ai vite compris que je ne m’en sortirais pas sans une couverture généalogique et toponymique et sans un apprentissage progressif d’une partie des savoirs manipulés par mes hôtes. J’ai pris connaissance d’un monde social sophistiqué où l’érudition tient une très grande place, des gens accueillants nous accordant attention et disponibilité parce que, je crois, nos enquêtes passaient d’abord par leur langue. La convivialité était extraordinaire au cours des séances de transcription des récits oraux, des promenades pour noter les noms des anciens habitats, des montagnes, des hauts lieux de l’histoire kanake avant et pendant la prise de possession par la France de la Nouvelle-Calédonie en 1853.
Quand nous parcourions les terres d’élevage d’un colon pour y repérer les anciens lieux de vie des clans kanaks, bien avant leur enfermement dans des réserves à la fin du XIXe siècle, il n’était pas rare de voir surgir le propriétaire européen sur son cheval : « Qu’est-ce que vous faites-là ? Vous ne faites pas de politique, j’espère ? » La tension coloniale — qui empêchait les Kanaks d’« être » comme disait Jean-Marie Tjibaou — était bien là, palpable. Et je compris assez vite que ce que les Kanaks me détaillaient de leurs histoires n’était pas séparable de leurs revendications politiques qui prenaient alors un tour plus vif. La mise en place du premier parti indépendantiste, le Palika, en 1969, et la montée des protestations kanakes contre les spoliations foncières plaçaient mes recherches, que je le veuille ou non, dans la perspective d’une émancipation qui voulait rétablir le lien entre le monde kanak (son fonctionnement propre, ses valeurs, sa mémoire) et son avenir libéré des tutelles coloniales de plus en plus insupportables. Il n’était donc pas possible de dissocier les récits kanaks des enjeux du présent.
Vous insistez en effet sur le caractère stratégique des récits recueillis par l’ethnologue, et la nécessaire prise en compte des contextes — politiques notamment — de leur énonciation.
Quand j’ai commencé à recueillir des généalogies, mes hôtes ont pensé que c’était là pour eux l’occasion de corriger l’inscription à l’état civil des noms de famille à laquelle l’administration française avait procédé après que De Gaulle eut accordé en 1946 la citoyenneté française aux Kanaks. Les gendarmes étaient passés dans chaque réserve en demandant aux gens de fournir très rapidement des noms de famille correspondant en gros à la famille occidentale moderne mais pas du tout au système lignager et clanique segmentaire des Kanaks. Les noms de clans englobant plusieurs dizaines de familles étant en général refusés, les Kanaks improvisèrent dans la précipitation mais pas au hasard. Les noms donnés reflètent les intérêts et les ambitions du moment. À la manière d’un Giscard d’Estaing se rajoutant une particule, beaucoup de Kanaks se sont choisi des noms prestigieux, revendiquant par là des titres d’ancienneté et de propriété foncière. D’où des rivalités et des rancœurs que ma collecte, vingt-cinq ans après le premier état civil, pouvait raviver ou réparer. Dans ce contexte, la narration des histoires de clans venait justifier des nouveaux noms de lignages. Les récits se déployaient en compétition les uns avec les autres et prenaient sens à la lumière de ce nouveau contexte d’énonciation politique. On se tromperait donc en les interprétant en termes de productions révélatrices de structures mentales. Les énoncés kanaks ne sont pas des « mythes », au sens un peu mythique que l’ethnologie accorde à ce terme. Ce sont des actes stratégiques par lesquels des individus cherchent, comme nous le faisons aussi, à maîtriser leur parcours et à avoir prise sur les situations présentes. Analyser ces narrations à la lumière de catégories atemporelles, c’est manquer leur efficacité pratique. En l’occurrence, les récits kanaks que j’ai pu recueillir permettaient à leur narrateur de se situer sur la carte des revendications foncières et, plus globalement, aux Kanaks d’afficher l’ancrage culturel ancien de leurs revendications d’émancipation. Quand Jean-Marie Tjibaou a voulu faire reconnaître le monde kanak, il l’a d’ailleurs d’emblée ancré dans un récit fondateur.
Cette cause, vous décidez de l’épouser. Le pas a-t-il été difficile à franchir ?
Cela n’a pas été chez moi le résultat d’une réflexion pesant le pour et le contre mais une adhésion immédiate liée à l’aveuglante évidence que les Kanaks sont légitimement fondés à secouer le joug de la colonisation. Dès que ce qu’on appelle les « événements » ont éclaté, j’ai dû apprendre à compliquer mon travail d’anthropologue de celui de journaliste politique. La combinaison des genres n’est pas facile, surtout dans un contexte d’affrontement colonial. Il me fallait repenser la part de mes connaissances scientifiques susceptibles d’éclairer le combat des indépendantistes kanaks et, dans le même moment, faire entrer dans mon champ d’investigation leur lutte elle-même. J’ai ainsi tenté tout à la fois de poursuivre mes enquêtes ethnographiques de fond, de repenser leur apport dans la perspective des changements politiques pilotés par les nationalistes kanaks et d’apporter de l’eau au moulin de la décolonisation de la Nouvelle-Calédonie. J’entendais par des articles tantôt scientifiques, tantôt journalistiques mais ancrés dans mon expérience ethnographique, maintenir la possibilité d’être à la fois chercheur et militant, savant et engagé. J’ai découvert récemment, dans la nouvelle traduction et présentation de Wissenschaft als Beruf par Isabelle Kalinowski [2] que finalement je n’étais pas si loin, toute proportion gardée, de la position de Max Weber sur cette question.
Dans un article intitulé « Terre kanak, enjeu politique d’hier et d’aujourd’hui » j’ai, en 1992 dans Études rurales, entrecoupé le texte d’intertitres inspirés d’un beau poème de Déwé Epery Gorodey, une poète kanake indépendantiste, emprisonnée sous Giscard en 1974 à Nouméa et aujourd’hui ministre de la Culture en Nouvelle-Calédonie : « Terre kanak/Terre brisée/Terre brimée/Terre aimée ». Mais la seule orthographe du mot kanak est en elle-même politique. Fallait-il continuer à écrire « canaque » comme on le faisait depuis Leenhardt ou bien revenir à la graphie originelle : « kanak » ? Le mot d’origine hawaïenne désignait au XIXe siècle les hommes d’équipage océaniens sur les bateaux européens, mais était devenu peu à peu péjoratif. Retournant le stigmate, les indépendantistes se sont réappropriés son orthographe première et ont finalement contraint scientifiques et politiques à faire de même. Seuls quelques chercheurs affiliés à la droite coloniale font encore de la résistance en préférant « Mélanésien de Nouvelle-Calédonie » à « Kanak ».
Engagement politique, discrédit scientifique ? Comment la communauté savante a-t-elle réagi à votre prise de parti ?
Ce sont les chercheurs ayant pris parti contre l’émancipation kanake par l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie qui jugent que ce que je fais est trop engagé pour être scientifique. Ils n’ont donc pas de leçons d’objectivité à donner. Dès lors que les Kanaks se révoltaient, il n’était pas, à mes yeux, moralement et politiquement acceptable de faire comme si de rien n’était. En outre, sur le plan scientifique, l’observation participante à chaud d’un mouvement politique de décolonisation est révélatrice de potentiels sociaux et politiques qui échappent aux enquêtes menées dans des périodes plus calmes. Les anthropologues d’aujourd’hui, confrontés à des terrains encore plus brûlants, le savent bien.
Une société en pleine transformation politique est porteuse de nouvelles questions pour les sciences sociales. Encore faut-il que les institutions académiques soutiennent leurs chercheurs dans leur travail sur ces terrains en mutation rapide. Je dois dire que, sans la liberté et la protection scientifique et morale que m’a accordées le CNRS au moment des troubles en Nouvelle-Calédonie, je n’aurais pas pu mener à bien mes investigations de terrain durant cette période. Il est à craindre que la volonté actuelle du gouvernement de ramener le CNRS à une agence de moyens et de piloter politiquement la recherche pour la « rentabiliser » ne mette un terme à ce principe républicain de liberté de l’investigation scientifique. Germaine Tillion, aujourd’hui à juste titre célébrée, aurait-elle pu mener ses recherches tout en soutenant l’indépendance algérienne sans le havre que fut pour elle le CNRS ? Bernard Pons, sorte de Milosevic français qui aurait échappé au TPI et premier responsable du drame d’Ouvéa, a déclenché la militarisation à outrance de la Nouvelle-Calédonie et tenté de me faire expulser de l’archipel, mais le CNRS s’y est opposé. Serait-ce encore le cas aujourd’hui ?
Comment poursuit-on la recherche après Ouvéa ? Après l’assassinat de Jean-Marie Tjibaou ? Votre travail de recherche semble parfois noué à un travail de deuil. On peut y sentir aussi une forme de colère.
L’ethnographie, à moins de travailler sur les « upper classes », c’est toujours et partout une expérience de la mort prématurée des personnes qui nous accueillent et qui luttent pour améliorer leur sort. Ainsi, pour l’ethnologue, les tropiques sont presque toujours tristes non parce que les paradis sont perdus mais parce qu’on y meurt plus qu’ailleurs. Beaucoup d’érudits kanaks que j’ai eu la chance de connaître sont décédés relativement jeunes par manque de suivi médical et la disparition tragique de nombreux militants de haut vol a encore noirci le tableau. Si Mitterrand n’avait pas été réélu en 1988, il est probable que la droite cinglante nous aurait conduit au désastre en Nouvelle-Calédonie. On entrait dans un processus à l’algérienne. Les deux camps se radicalisaient et le pire s’annonçait pour les militants kanaks et leurs compagnons de route. Michel Rocard a su trouver les médiations indispensables pour sortir de l’ornière mais, comme souvent en pareil cas, des justes y ont laissé leur vie, au premier rang desquels Jean-Marie Tjibaou.
Le travail de deuil invite souvent à tirer le bilan des années passées. Sur le plan strictement politique, il fallait passer de l’espoir d’une indépendance kanake proche à la compréhension du compromis des Accords de Matignon, ce que nous avons fait dans un petit journal, Le Banian, avec quelques ami(e)s tou(te)s devenu(e)s, la science et la politique se stimulant mutuellement, d’excellent(e)s scientifiques sur la Nouvelle-Calédonie et le Pacifique. Pour ma part, je me suis aussi attaché à réévaluer ma discipline à l’aune des cinq années très agitées et productives que je venais de traverser. Mon entrée à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) m’y a aidé.
J’ai pu là, dans une ambiance très interdisciplinaire, développer plus avant sur le plan théorique les critiques de ma discipline d’origine. La pratique d’une anthropologie politique impliquée dans l’histoire contemporaine mettait en effet souvent en lumière le décalage entre narration savante et réalité effective. L’enjeu s’imposait alors de tenter la refondation d’un discours anthropologique qui soit crédible quand il traite aussi bien du pouvoir dans les sociétés lignagères que de la vache folle, des kamikazes, du chamanisme urbain, du totalitarisme ou des massacres de masse. Pour cela, il m’a semblé indispensable de rompre avec l’idée d’une détermination des actions par la culture comprise comme un tout, de redonner aux personnes leur plénitude d’actants historiques et d’explorer ce que Jean Bazin appelle « l’espace des possibles » et définit ainsi : « Ce que font ces gens dans telle ou telle circonstance, et donc aussi ce qu’ils pourraient faire mais qu’ils ne font pas ou du moins pas normalement. »
Il est clair qu’il existe aujourd’hui en France au moins deux anthropologies. L’une qui maintient son régime de scientificité autour des notions de contraintes culturelles, de logique inconsciente des représentations et délivre des théorèmes anthropologiques du type : « la pensée chinoise est analogique ». L’autre qui renonce à ce type mentaliste de généralisation et opte pour le primat du détail, du local et du circonstanciel en se refusant à désindexer les faits de leur commentaire. Il s’agit alors de rendre compte non pas de ce que les individus sont et des causes à jamais mystérieuses de leur altérité collective mais de ce qu’ils font en tant que sujets singuliers et des raisons de leurs actes au sein d’un espace social déterminé.
Comment, avec l’architecte Renzo Piano, avez-vous déjoué ce culturalisme dans le projet d’un Centre culturel kanak ?
Tjibaou avait laissé quelques indications, notamment celle-ci : « Notre identité est devant nous. » L’essentialisme s’en trouvait mis à mal. Renzo Piano a repris à son compte cette idée forte. L’architecte devait en effet éviter à tout prix de bâtir une caricature du monde kanak ; il lui fallait toutefois garder trace de formes architecturales, de matériaux, de rapports à l’espace d’inspiration océanienne mais tournés vers l’avenir. Le pari a été tenu. Le Centre Tjibaou de Nouméa est à la fois léger et monumental, comme émanant de la nature et résolument moderne. Le bâtiment plaît : son architecture audacieuse, son jardin kanak, son site exceptionnel. Toutes les écoles du pays le visitent. Il exprime bien une réalité kanake en mutation. Ce centre culturel a un rôle politique majeur à jouer sur le plan identitaire : signifier la présence kanake et la rendre incontournable, quoiqu’il arrive. À cet égard, il est aussi fragile que l’avenir calédonien des Kanaks. Il faudra le protéger si les choses tournent mal.
Votre ethnologie s’est frottée à l’architecture. Elle voisine aussi, explicitement, avec la littérature.
L’anthropologie est liée aux arts comme le lièvre est dans le pâté. La possible inscription d’un savoir ethnographique dans un projet d’architecture ou de cinéma en est la preuve. Mais c’est sans doute vis-à-vis de la littérature que l’anthropologue a la dette la plus lourde. Quand on est jeune et cloîtré dans un monde bourgeois un peu étouffant, comme ce fut mon cas, la littérature est le cheval de Troie du monde entier. Les traces de ce voyage initial et initiatique dans les livres n’ont pas été effacées par mes enquêtes de terrain ultérieures en France ou en Kanaky. D’abord parce que j’ai toujours, au fond, considéré la pratique de l’ethnographie comme une expérience totale, extrême, tourmentée et non comme une manip limitée de laboratoire. Ensuite parce que mon aventure scientifique ne s’est jamais totalement dissociée d’une motivation esthétique. Enfin parce que l’anthropologie s’écrit dans une langue naturelle tout entière travaillée par la sédimentation de nos lectures passées. Mieux vaut donc profiter de cet humus.
Refuser, autant que possible, que l’anthropologie décolle du réel conduit à s’interroger sur la mise en forme de l’expérience ethnographique, sur son écriture. Cette évidence jaillit lorsque vous passez d’un genre narratif à un autre, comme j’ai dû le faire en me faisant le scribe des événements qui secouèrent la Nouvelle-Calédonie auprès de publics très variés, hauts fonctionnaires, militants, élèves de sixième, collègues, etc. Je me suis alors aperçu que le choix du genre, le style et, disons, l’horizon d’attente d’un texte varient considérablement d’une situation à l’autre.
L’écriture dans les termes de la généralisation ethnique tue la dimension historique de son objet en l’assignant à l’éternité. Désormais, par exemple, sur le terrain, j’informe mes hôtes kanaks des énoncés ethnologiques globaux les concernant, comme ceux qu’on trouve à la pelle dans les livres de Leenhardt (« il ne faut jamais réveiller un Kanak qui dort », « le Kanak n’a pas conscience de son corps », etc.). C’est une belle occasion de franche rigolade qui invite mes amis, en retour, à imaginer à propos des Européens des sentences du type : « il ne faut jamais déranger un Blanc qui travaille », etc.
Pour abandonner définitivement ces énoncés culturalistes et, finalement, marqués au coin du colonialisme, il est indispensable de se situer sur le même plan que les personnes auxquelles on s’adresse et de rapprocher sa narration des situations effectivement vécues. Le récit ethnologique habituel s’évertue à faire disparaître le désordre des faits, l’incohérence du quotidien, l’absurdité des choses. Il est pourtant possible de rompre avec cette tonalité apparemment savante au bénéfice, à mon sens, d’une scientificité plus forte. Si l’anthropologue décrit son propre rapport au monde social étudié, livre ce qui peut être compris avec la façon dont on est amené à le comprendre, dévoile les étapes de son cheminement, la description s’enrichit d’autant, montre le poids de l’histoire, devient une chronique plutôt qu’un écrit hors du temps. Restituer ce que font les acteurs, la manière dont ils se projettent dans l’avenir, le contexte qui donne sens à ce qu’ils disent et l’expérience qu’on a de leur travail social permet de ne pas éluder la dimension contradictoire et incertaine de la vie sociale et d’y puiser de nouvelles questions quant à sa construction, son maintien ou son effondrement.
J’ai été là influencé par la micro-histoire, notamment les travaux de Carlo Ginzburg et Giovanni Levi — son souci du dialogique, des trajectoires des acteurs dans des situations précises — et aussi plus récemment par la réflexivité de certains historiens sur leurs relations aux archives et aux thématiques retenues (Arlette Farge, Philippe Artières). Aujourd’hui, je me dis que ce que je pourrais peut-être faire de plus utile, ce serait une vingtaine de portraits de rencontres avec des Kanak(e)s, au fil de mes enquêtes. Avec Antoine Goromido, instituteur kanak avec qui j’ai écrit l’Histoire d’une chefferie kanak, nous mettions sur la table nos histoires propres, nous cherchions à démêler les nœuds d’incompréhension mutuelle ; cela nous amenait à identifier nos codes respectifs et leur porosité. C’était un processus d’auto-analyse à deux, où le sujet — ethnographe inclus — était compris dans son contexte, en référence à son parcours propre. Cela, il faudrait pouvoir le restituer. C’est l’ethnographie en acte et, en même temps, beaucoup plus. L’écriture littéraire, parce qu’elle autorise cette sorte de réflexivité feuilletée, indique à l’anthropologie des pistes narratives plurielles et complexes qui peuvent mieux rendre compte de cet événement singulier qu’est la connaissance par l’expérimentation sociale. Je dis ainsi à mes étudiant(e)s : « Libérez-vous de l’académie, lisez Faulkner, Conrad, Céline, James, Flaubert, etc., et essayez de penser votre “terrain” comme un espace qui vous transforme et qui transforme les gens que vous rencontrez. »
Vous avez été co-auteur avec le réalisateur Jean-Louis Comolli du film Les esprits du Koniambo-En terre kanak (Arte, 2004). Le cinéma est-il, lui aussi, un voisin esthétique ?
Je viens de confronter cette expérience créatrice à celle de l’écriture ethnographique dans un article du dernier numéro de L’Homme [3]. Ce film propose l’évocation, plus sensible qu’intellectuelle, de quelques-uns des problèmes auxquels s’affrontent les Kanaks d’aujourd’hui. Son tournage a été pour moi riche d’enseignements. J’y ai vu souvent s’opposer le point de vue rationaliste des cinéastes français à une expérience kanake du monde toute différente mais pas totalement autre. Un jour, nous tournons devant un grand trou d’eau. Son propriétaire explique devant la caméra que dans ce coude de la rivière demeure une anguille à trois têtes, le totem de son clan, qui donne des maladies de peau. Le jeune Kanak (Samy), figure centrale du film, écoute et renchérit : « Dans mon clan, c’est une araignée. » Fin de la séquence. L’assistante de réalisation explose : « Je ne comprends pas : qu’est-ce que c’est ces histoires à dormir debout ? Comment voulez-vous accéder à l’indépendance avec des croyances pareilles ? » Et Samy, furieux, de rétorquer : « Tu ne vois pas les ancêtres, mais ils sont partout : ils sont de l’autre côté de ma main, ils sont derrière moi quand je me regarde dans le miroir. Vous les Blancs, vous êtes butés, vous ne comprenez rien. » La scène ne sera pas montée. Il aurait fallu faire un film sur ces quiproquos qui alimentent depuis inlassablement la légende de ce tournage. On pourrait aussi réfléchir sur les points de convergence entre l’expérience kanake du monde et les conditions selon lesquelles nous pouvons y avoir accès, par empathie, ou bien en référence à l’expérience poétique. La poésie, selon moi, est une ressource pour l’ethnographie : une expérimentation d’autres formes de conscience, d’autres mondes à portée de main, en quelques lignes.
Dans votre travail, l’humour et l’amitié trouvent une place qu’ils n’ont pas dans l’anthropologie classique. On y sent un souci éthique : dire la vérité de la relation ethnographique. On y trouve aussi une réfutation imparable de la thèse du « Grand Partage » : s’il est possible de rire avec un Kanak, c’est bien la preuve qu’il n’y a pas de coupure radicale entre son monde et le nôtre.
Le caractère incongru de la situation ethnographique n’échappe à personne : ce type un peu lamentable, épuisé, dépenaillé, questionneur, que fait-il loin de chez lui, loin de sa famille ? On le lui demande, on s’en moque un peu, on s’apitoie. On peut lui demander de partir — l’accueillir, c’est un poids — ou se demander ce qu’on va pouvoir en tirer : avoir un Blanc chez soi — un Blanc qui étudie la langue locale, qui prend des notes et qui reste (pas le Blanc habituel de la colonie qui parle fort, donne des ordres et s’en va), c’est intéressant si on peut en apprendre des choses : y a-t-il des clans chez lui ? Se pose vite la question de la place qu’on va lui donner. Je suis ainsi entré dans un système de relations où les sentiments, y compris ce que nous appelons l’amitié, sont codés par les obligations de parenté. Si une femme est classée par rapport à moi comme ma sœur, je ne peux pas dire son prénom, je ne peux pas m’asseoir à côté d’elle, je ne peux lui parler que de loin — l’interdit de l’inceste est très fort. Au contraire, quand une femme est ma cousine croisée — la fille d’une sœur de père ou d’un frère de mère —, la proximité est non seulement possible, mais souhaitée : on doit afficher de la camaraderie, se toucher, plaisanter, se laisser charrier sur un mariage possible. Je me suis aperçu que finalement j’éprouvais en général les sentiments liés aux positions de parenté des gens en regard de la mienne. Le codage des relations suscite le sentiment correspondant, à rebours de notre idéologie — également contraignante mais d’une autre manière — qui fait du sentiment l’élément créateur ou justificateur de la relation. Les Kanaks ont un terme pour désigner la relation d’amitié, béé, mais ce respect réciproque désigne aussi les relations entre parents ou alliés. Le lien entre amitié et parenté est complexe, mais ce qui est certain, c’est que l’ethnologue s’y inscrit : il est pris et se laisse prendre dans un jeu de relations qui réfute la mise en scène anthropologique de la culture comme un monde à part, décrit de l’extérieur. On peut apprendre à être différent.
De fait, le temps, les transformations qu’il opère, celles qu’il annonce, occupent une place centrale dans votre réflexion.
Les ethnologues datent rarement leurs observations. Or la société kanake de 1984, quand commencent les « événements », n’est pas celle de 1840, quand les premiers missionnaires s’installent, ni celle de 2008.
En 1963, Paul Ricœur, dans un débat avec Lévi-Strauss, critique la conception structuraliste de la pensée en ce qu’elle privi légie la synchronie [4]. Pour l’anthropologie structurale, en effet, les mythes sont des machines à abolir le temps. L’important, c’est la longue durée, la répétition, la prégnance de ces « enceintes mentales » qui commandent les individus et permettent de les regrouper dans des collectifs culturels distincts. La « pensée sauvage » n’est pas une pensée parce qu’elle ne fait que combiner des formes. Mais, conteste Ricœur, « ce sont les discours particuliers qui ont un sens, ce sont les choses dites et non pas seulement les arrangements syntaxiques pour un observateur extérieur. » En mettant en avant le toujours possible « agrandissement de la conscience par le sens », le philosophe souligne combien l’intellect n’est pas « l’arrangement syntactique d’un discours qui ne dit rien » mais un processus d’énonciation qui s’inscrit dans la temporalité.
Ricœur, qui vient de la théologie, a une vision dynamique du monde social qui n’est pas sans incidences politiques : la personne est prise dans un flux temporel qui est à la fois l’histoire de son groupe et son histoire personnelle. Je le rejoins ici : il faut penser le sujet dans son projet, et celui-ci n’est ni purement individuel, ni fixé une fois pour toutes. Comme le montre bien l’histoire, on peut se convertir, changer de parti politique, se mettre à la sculpture, se remarier, partir en guerre, commettre un meurtre, et rien n’est jamais, comme le défendait Sartre, définitivement joué. Il ne faut rien considérer comme étant fixe, pas plus un ordre politique qu’un système de parenté. Il suffit d’écouter et de regarder sans a priori typologique. Les Kanaks, par exemple, ne cessent de bricoler leur généalogie — comment j’ai changé de nom, pourquoi je considère désormais untel, qui était mon père, comme mon oncle maternel, etc. Tout bouge. Et à mon avis, l’anthropologie devrait être davantage la science sociale du mouvement.
Pas de « Grand Partage », donc. Comme nous, les Kanaks se veulent acteurs de leur histoire, changent de noms, font et défont leurs alliances, nouent et dénouent des liens de parenté et d’amitié. Et comme la leur, notre histoire personnelle est orientée par une vision de l’avenir forgée par l’histoire collective. Jusqu’en 1981 et dans le prolongement de 68, être de gauche en France, c’était vivre dans la perspective imminente de l’avènement d’un bonheur intégral. Depuis, notre horizon politique s’est pour le moins déplacé… Les Kanaks, pour leur part, ont vécu la longue nuit de la colonisation : l’avenir leur apparaissait alors fermé, ils essayaient de survivre en maintenant leur langue, en grappillant des ressources, en espérant l’autorisation de planter du café, qu’ils obtiennent en 1924, en aménageant au moins pire leurs rapports avec les Blancs. Quand, soudain, en 1942, les Américains débarquent, comme un séjour sur le terrain avec James Clifford l’a souligné, les Kanaks, qui n’avaient alors pas le droit de manier de machines, ont vu des Noirs conduire des jeeps ; ils se sont dits qu’un autre monde était vraiment possible. De fait, les Américains ont ouvert les premières écoles d’instituteurs kanaks. D’un coup, l’horizon se dégageait.
Il faut donc prendre en compte la temporalité, en étant attentif à la fois au temps long qui leste les désirs du poids du passé et à l’événement qui crée une rupture d’intelligibilité. Quand s’ouvre ce qu’Arendt appelle une « brèche dans le temps », tout à coup le monde ne se laisse plus comprendre comme avant et il faut réfléchir à un nouvel avenir… un nouvel amour, disait Rimbaud. Rendre compte de cette exigence, c’est restituer la pensée des acteurs dans son déploiement historique.
Quand nous avons projeté notre film à Nouméa, beaucoup d’Européens, sans doute mal informés, semblaient surpris en découvrant que les Kanaks réflé chissent, non seulement sur eux-mêmes mais sur leur avenir commun avec les Blancs. La vision culturaliste fixiste, que l’on retrouve hélas dans le « discours de Dakar » du président Sarkozy, en sortait menacée, et avec elle tout un confort mental et politique. Si les Kanaks sont de parfaits primitifs, on les met dans des réserves, à la limite dans un centre culturel, et ils nous fichent la paix ; rien ne va plus s’ils demandent à contrôler le système d’enseignement et l’industrie du nickel.
Cet « horizon politique » qui aimante les attentes, quel est-il aujourd’hui pour les Kanaks ? Qu’en est-il de la revendication et des perspectives d’indépendance ?
L’horizon politique d’une majorité de Kanaks d’aujourd’hui reste structuré par l’accord de Nouméa. Premièrement, parce que cet accord a été obtenu de haute lutte par le FLNKS. Deuxièmement, parce que le préambule de ce texte reconnaît le fait colonial de façon tout à fait claire : « Le choc de la colonisation a constitué un traumatisme durable pour la population d’origine. Des clans ont été privés de leur nom en même temps que de leur terre. Une importante colonisation foncière a entraîné des déplacements considérables de population, dans lesquels des clans kanaks ont vu leurs moyens de subsistance réduits et leurs lieux de mémoire perdus. Cette dépossession a conduit à une perte des repères identitaires. » Il n’y aura pas de décolonisation sans réparation des malheurs qu’elle a causés. Troisièmement, parce que, pour mettre un terme à cette injustice, l’Accord de Nouméa organise un transfert progressif de toutes les compétences de l’État — l’enseignement, le code du travail, le droit commercial, le droit foncier, etc. — sauf cinq, régaliennes : monnaie, affaires étrangères, police, justice, armée. Entre 2012 et 2018, les Calédoniens concernés diront par référendum s’ils souhaitent le transfert des cinq dernières compétences. Si oui, le nouveau pays sera pleinement souverain. Si non, statu quo. Quatrièmement, parce que le corps électoral est gelé : ne voteront en 2012 que les personnes qui ont voté en 1998 et leurs descendants — c’est désormais dans la Constitution française. Il s’agit là de la première vraie mesure de décolonisation, puisqu’en distinguant entre une population calédonienne vraiment enracinée et une autre qui l’est moins, on rompt avec le sacro-saint principe colonial de la continuité territoriale ; on reconnaît par là que la Nouvelle-Calédonie, ce n’est pas vraiment la France. On doit cette avancée à Lionel Jospin, Michel Rocard, Pierre Joxe et surtout Alain Christnacht, Haut commissaire de l’époque, grand artisan de ce texte. Les indépendantistes y restent arrimés. Ils y voient une chance de salut.
Mais les choses se compliquent actuellement. Dès 1984-1985, le FLNKS, sous la houlette de Tjibaou, a fait de la maîtrise du nickel le moyen d’asseoir l’indépendance et d’y associer les Calédoniens qui le souhaitent. Ce projet est en passe d’aboutir. Un accord a été signé avec une multinationale pour l’exploitation du gisement du Koniambo, dans la province Nord, où les Kanaks sont majoritaires. Les travaux ont commencé. Du coup, en province Sud, les anti-indépendantistes se sont empressés d’ouvrir une mine à leur tour. Comme ils ont voulu aller plus vite que le Nord, ils n’ont pris aucune précaution : des milliers d’hectares ont été dévastés et, même si on replante des arbres, tout laisse penser que l’on marche tout droit vers un désastre écologique majeur. Les Kanaks du Sud ont réagi et monté un mouvement de réflexion sur l’avenir écologique de la Calédonie regroupé dans le Caugern [5]. Or ce mouvement se démarque de la stratégie indépendantiste du FLNKS. L’argument est le suivant : si l’indépendance conduit à la destruction de la Nouvelle-Calédonie par l’industrie du nickel, mieux vaut rester à l’écart de cette industrialisation forcenée, défendre la préservation d’espaces naturels intacts, quitte à toucher des royalties des zones minières ; bref mettre en avant des droits autochtones, à la manières des Aborigènes d’Australie ou des Inuits et renoncer à l’indépendance.
Deuxième problème : les Européens affluent. En quelques années, autour de Koohnê, au pied du massif du Koniambo, la population est passée de 2 000 à 6 000 personnes. Ce sont des gendarmes à la retraite ou des enseignants attirés par le bonus financier accordé aux fonctionnaires dans les Dom-Tom. Ce sont des ouvriers ou des employés qui cherchent à échapper aux difficultés du marché du travail en France. Ce sont de petits commerçants indépendants, qui viennent monter des boutiques à Nouméa, etc. Tout cela prend l’allure, aux yeux des Kanaks, d’un mouvement de recolonisation. Ces nouveaux Blancs, souvent racistes et ignorants des réalités locales, s’indignent du gel du corps électoral. Ils entendent faire leur vie en Nouvelle-Calédonie. La comptabilité de cette migration n’est plus tenue depuis que les statistiques ethniques sont tombées sous le couperet de l’intégrisme républicain. Du coup, on ne sait pas comment s’opère le « rééquilibrage » des communautés installées en Nouvelle-Calédonie et la spécificité démographique kanake n’est plus lisible. Les nouveaux venus contournent le privilège à l’emploi local qui figure dans l’Accord de Nouméa : aux locaux, souvent moins diplômés, moins formés mais plus organisés syndicalement, sont préférés les métropolitains de fraîche date. Et le ton monte.
Troisième problème : les Européens d’installation plus ancienne, électeurs en 1998 et futurs votants aux référendums prévus à partir de 2012, restent ambigus. Selon leurs intérêts du moment, ils s’allient soit avec les indépendantistes kanaks contre l’État français, soit contre les Kanaks avec l’État français, mais de toute évidence, ils n’ont pas lâché l’espoir de couper court à l’inexorable machine à décoloniser mise en route par l’Accord de Nouméa.
Les élections présidentielles de 2007 l’ont bien montré. Les Kanaks ont voté massivement pour Ségolène Royal — le parti socialiste avait déclaré qu’il respecterait l’Accord — quand les anti-indépendantistes, au contraire, ont voté dans leur très grande majorité pour Sarkozy, qui avait annoncé qu’il « remettrait à plat » l’Accord. Au moment du dépouillement, j’étais dans une tribu avec des amis kanaks. Amertume : « On veut que nous travaillions avec toutes les communautés concernées à la préparation d’un destin commun, disaient-ils, mais pour cela il faut au moins être deux. Or, en face, ils ne veulent pas de nous. » D’où la tentation, côté kanak, soit d’un repli culturaliste sur les revendications autochtones, quitte à en rabattre sur l’indépendance, soit d’une marche forcée vers l’exploitation du nickel pour assurer un complet transfert de souveraineté, quitte à prendre des risques quant à l’environnement.
Dernier problème, et ce n’est pas le moindre : l’actuel gouvernement joue avec le feu. Sarkozy a prétendu, début 2007, revenir sur l’Accord de Nouméa. Puis il a nommé un fidèle à l’Outre-mer, Estrosi, qui préfère faire filmer ses bains de mer plutôt que rencontrer les acteurs locaux et qui sollicite l’intervention des CRS pour disperser un pique-nique syndical trop bruyant à son goût. Depuis, les autorités répriment avec violence les manifestations, tout cela réactive les vieux schémas, tant du côté des Kanaks que du côté des anti-indépendantistes. Le spectre du drame d’Ouvéa rôde toujours.
Le Premier ministre a bien finalement réaffirmé l’attachement de la France à l’Accord de Nouméa et il faut en prendre acte, mais rester vigilant. En juillet 2008, le président de la République doit se rendre en Nouvelle-Calédonie : s’il dérape en sortant de ce cadre, toutes les hypothèses les plus pessimistes sur la stabilité de la Nouvelle-Calédonie deviendront plausibles. Les Kanaks ne feront pas de concession sur leur droit inné et actif à l’indépendance. Mais ils sont prêts à faire des compromis pour organiser la co-existence avec les autres communautés. D’où le terme de « victimes de l’histoire » choisi par Tjibaou pour les qualifier. D’où aussi le slogan du FLNKS de 1984 : « Reconnaissez le peuple kanak pour qu’à son tour, il vous reconnaisse. » C’était une main tendue. Espérons que la République ne retirera pas la sienne.
Notes
[1] La Fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique, Anacharsis, 2006. Alban Bensa prépare actuellement l’édition de textes de Jean Bazin : Des Clous dans la Joconde. L’Anthropologie autrement, Anacharsis, à paraître en octobre 2008.
[2] Max Weber, La Science, profession et vocation, Agone, 2005.
[3] L’Homme, n°185-186, 2008.
[4] « Autour de la pensée sauvage. Réponses à quelques questions », Esprit, n°322, novembre 1963, réédité en janvier 2004.
[5] Caugern : Comité autochtone de gestion des ressources naturelles. À ce sujet, voir Christine Demmer, « Autochtonie, nickel et environnement. Une nouvelle stratégie kanake », Vacarme, n°39, printemps 2007.