Vacarme 16 / Arsenal

pédés ostentatoires ?

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Le 26 avril dernier, Jospin déclarait qu’il est « important que notre pays reconnaisse pleinement les persécutions perpétrées durant l’Occupation contre certaines minorités – les réfugiés espagnols, les tziganes ou les homosexuels. » Il me semble que Jospin fait là un usage du terme de minorité encore impensable voici cinq ans dans la bouche d’un Premier ministre ou d’un leader d’un grand parti politique. Cet usage est, en l’espèce, plutôt intéressant et courageux, puisqu’il consiste à embrasser trois groupes que leur mode de constitution respectivement politique, sexuel et ethnique invitait, dans le discours politique traditionnel, à séparer soigneusement. Mais on sait toutefois que Jospin ne se montre un peu courageux qu’en étant bien assuré de pas être téméraire. Il faut donc penser, surtout quand on se souvient avec quelle prudence il s’employa à ne pas trop défendre le PaCS, que quelque chose a changé dans la perception publique de ladite « minorité » pour qu’il risque sa phrase et mette à l’ordre du jour, juste avant les cérémonies du souvenir de la déportation, la reconnaissance officielle de celle des homosexuels. Est-ce à dire que les gays seraient devenus une minorité reconnue, respectable, fréquentable ? Poussons le trait un peu plus loin : une sorte de bonne minorité, un exemple d’intégration sociale réussie ? Et encore un peu plus loin : les nouvelles représentations des gays n’offrent-elles pas l’image d’une minorité en plein devenir majoritaire ?

Ces questions ne sont pas le produit d’une analyse, qu’on ne trouvera pas dans ce qui suit, mais simplement d’un trouble, donc d’abord personnel même s’il est évidemment partagé, face à divers petits faits d’images et de discours disparates qui font que, sans doute plus que leur situation réelle, l’image des gays en France a incroyablement bougé en peu de temps. Je dis prudemment bougé, comme une photo peut l’être, parce que je perçois à la fois que plus rien n’est pareil, mais je ne sais pas dire exactement ce qui a changé. De nouvelles images des gays, de nouveaux discours sur eux et émanant d’eux semblent émerger sans pour autant ou pour l’instant faire système. Et autant dire tout de suite que je sais encore moins qu’en penser.

A l’évidence, le PaCS, sans doute moins en soi qu’en cristallisant toute une série d’évolutions longues, constitue une césure en matière de visibilité gay. Si l’on considère les médias généralistes, les discours politiques, la pub, bref, les représentations des gays dans la sphère publique, le climat a changé. Bien sûr, les discours homophobes n’ont pas disparu – mais ils sont désormais majoritairement présentés et commentés comme ringards, et, à cet égard, il est significatif que le mot « homophobe » soit désormais rentré dans le vocabulaire commun des journaux télévisés. Je suis incapable de fournir la moindre statistique, mais il me semble aussi que dans les médias grand public, on parle des gays plus fréquemment et, tendanciellement, de façon plus banale. Au lieu du traditionnel marronnier de la gay pride, justifiant un gros dossier sur un monde gay implicitement présenté comme exotique, extérieur, étranger ou parallèle au monde commun du lecteur supposé hétéro, l’intérêt pour les gays devient plus diffus, plus commun, plus intégré. Ils constituent de moins en moins un sujet en soi que l’objet d’une attention à propos d’autre chose qui ne concerne pas qu’eux. Disons pour simplifier qu’avant le présupposé était que les pédés étaient toujours ailleurs, alors qu’ils sont désormais, implicitement, parmi nous – le nous « sociétal » des médias. Ainsi, depuis le succès pas seulement homosexuel du PaCS, on ne saurait plus parler des nouvelles formes du couple et de la famille en général sans évoquer les gays comme une dimension évidente et légitime du sujet. Même le débat sur l’adoption, question sensible s’il en est, est traitée avec une ouverture nouvelle : dans le fait d’abord que le débat lui-même, sans préjuger de la réponse, a lieu et qu’il est globalement jugé comme légitime ou du moins incontournable ; dans le fait ensuite qu’il n’a pas été immédiatement rabattu sur sa dimension homosexuelle, mais plutôt élargi à un questionnement sur ce qu’est ou devrait être la parentalité, et la « bonne parentalité » en général.

Un autre domaine émergent est celui des gays dans l’économie. Il y a cette idée qui traîne un peu partout du « fort pouvoir d’achat des gays ». Si l’on regarde de plus près, on s’aperçoit d’une part qu’il n’existe en France aucune étude, aucun chiffre à l’appui de cette affirmation, et d’autre part que les mêmes stratèges marketing qui reprennent et diffusent cette idée comme une évidence, assortie de celle que les gays constitueraient désormais un marché à part entière, reconnaissent généralement dans la phrase suivante que leur société n’a pas pour autant engagé de stratégie commerciale spécifique à destination des gays. Alors quoi ? Il n’est sûrement pas indifférent que ce genre de discours ait fleuri principalement au sein de celui sur le développement de la « nouvelle économie », du net, de l’e-commerce. Ce qui compte ici n’est peut-être pas tant une réalité économique dont bizarrement on ne se préoccupe guère de vérifier l’hypothèse, qu’un effet d’affichage qui serait le symptôme que les gays véhiculent désormais une image de réussite sociale et économique d’un nouveau type. Des gays nouveaux riches, nouveaux bourgeois arrogants, en figure de promotion de l’idée que, dans le nouveau monde économique, tout mode de vie est valorisable si l’on veut bien accepter la loi du marché ? En tout cas, il y a des gays et des lesbiennes pour se prêter à cette idée, et qui promeuvent un drôle de nouveau rêve américain : dans un article particulièrement exalté pour Têtu Madame, Axelle Le Dauphin, revenant d’un championnat de golf investi depuis quelques années par les lesbiennes américaines, conclut avec enthousiasme qu’ « ici, à Palm Springs, pendant quatre jours, le dollar brille plus qu’ailleurs, pour la plus grande joie des autochtones, des retraités conservateurs… Le porte-monnaie de ces dames serait-il en passe de devenir une arme politique d’un nouveau genre pour faire évoluer les mentalités ? Les filles d’ici prennent un pied incroyable à flamber du cash et à faire baver d’envie le reste du monde, le combat se gagnant désormais à coup de cartes bancaires plutôt que par des banderoles protestataires… Les nouvelles filles de L.A. savent que pourboire rime avec pouvoir. »

Sans donner trop d’importance à des discours aussi extrêmes, qui restent – pour l’instant ? – plutôt isolés dans la presse communautaire, je crois en revanche qu’on sent bien, dans la perception actuelle des gays et de leur nouvelle visibilité, une tendance de l’ordre de : « Les gays ont des choses à nous apprendre. » Ils représenteraient alors, au moins par projection, une sorte d’avant-garde dans les domaines les plus divers, et contradictoires à l’occasion : pionniers dans l’usage massif du net (les gays sont plus internautes que la moyenne) aussi bien que pionniers du mouvement social (Act Up selon Bourdieu), pionniers d’un nouvel ordre familial (contractuel et (re)composé, et non plus biologique) ou encore pionniers des aspirations « bobo ». Il y a là des choses plutôt sympathiques et d’autres qui le sont moins, mais ces différents exemples ont en commun d’opérer à chaque fois des renversements d’image et de valeur au profit d’une démonstration par le paradoxe : une sorte de « preuve par les gays », promus exemples extrêmes aux fins de décomplexer ceux qui ne le sont pas. Quitte à forcer le trait, essayons de voir sur des exemples hétéroclites comment certaines images soit nouvelles, soit plus anciennes mais réinterprétées, peuvent prendre place dans une rhétorique, avouée ou non, du si même les gays y arrivent…

Ainsi : si même les gays apportent la preuve qu’ils peuvent être de bons parents, voire parfois de meilleurs (là, petit reportage sur un couple de pédés ou de lesbiennes dont l’enfant est particulièrement épanoui, réussit très bien à l’école, etc.), alors qu’ils sont a priori mal placés pour avoir des enfants, que les obstacles à surmonter sont immenses, etc., c’est donc que les vrais valeurs et critères qui devraient guider la famille moderne heureuse et socialement efficace sont l’authenticité et la force du désir d’enfant, l’ambition mais aussi la capacité des parents d’offrir à leur enfant le meilleur, c’est-à-dire tout le capital social, culturel et économique qui lui permette de réussir, etc. Soit, et c’est cocasse : les gays en exemple pour les hétéros des nouvelles valeurs et nouveaux modèles familiaux ?

Ou encore : si même les gays ont réussi à réinventer une efficacité politique à partir de cela même qui traditionnellement les disqualifiait politiquement le plus – s’affirmer pédé et de surcroît malade du sida, c’était traditionnellement, à gauche et à l’extrême gauche, au mieux de l’ordre du privé extra-politique, au pire une dérive petite bourgeoise décadente à combattre – c’est donc que l’avenir des luttes sociales et politiques, après l’effritement des grandes lignes de front de la lutte des classes, passerait par l’affirmation des déterminations singulières. Chômeurs, sans-papiers, mal-logés, etc. : c’est depuis longtemps déjà un lieu commun de considérer la fierté gay, la visibilité sida, bref, le modèle Act Up comme la matrice du mouvement social. Mais n’est-ce pas déjà une représentation ancienne et en déclin ?

Alors essayons un exemple davantage dans l’air du temps qu’Act Up et le mouvement social : la nouvelle icône de la réussite gay en politique comme de la réussite politique tout court serait ici Delanoë. Si même un homme politique ouvertement gay peut devenir maire de Paris, c’est donc que pour réussir en politique il est désormais payant de ne pas mentir sur son « identité », en gage d’honnêteté et de transparence, qu’il est valorisant d’assumer sa « différence », en gage d’une proximité et d’une attention nouvelle à la diversité sociale, tout en refusant soigneusement d’en faire un thème militant, en gage de droiture républicaine. Delanoë, prototype de l’élu que réclament les néo-bourgeois parisiens ?

À ces questions, surtout ne pas apporter de réponse hâtive ! Simplement : oui, plein de gens à Act Up trouvent désormais que la Gay pride est un carnaval de beaufs, et, oui, moi aussi je m’y ennuie et je ne sais plus très bien pourquoi je vais y aller. Et en même temps non, il n’est pas question que je n’y aille pas, aussi bien qu’il n’est pas question pour Act Up de ne pas y aller pour dire relapse=mort. Et pareil avec Delanoë ou Christophe Girard : j’ai bien du mal avec ce qu’ils représentent pour l’un de componction trop propre sur soi, pour l’autre de chic couture, mais bon, ce n’est pas rien non plus d’avoir un maire de Paris pédé et un adjoint disposé à créer un centre de documentation historique gay et lesbien. Et ainsi de suite : il y a de toute façon toujours à gagner sur les marges.