ce que l’écologie change à la politique avant-propos
par Joseph Confavreux, Pierre Lauret, Mathieu Potte-Bonneville & Pierre Zaoui
Il aurait peut-être fallu faire le bilan carbone de ce chantier sur l’écologie : en dehors du plus casanier d’entre nous, l’un a pris l’avion pour se rendre à Copenhague en décembre, l’autre est parti en colloque en Argentine, un troisième (gagnant le pompon) a fini son article au milieu de la nuit puis s’est couché oubliant la fenêtre ouverte en plein hiver et le chauffage à fond, sans parler des litres de café importé du Brésil, des cigarettes américaines, des lampes et des ordinateurs allumés jusqu’à bien tard. Parce que les nouvelles menaces écologiques sont des défis radicalement nouveaux qui ne peuvent plus être pensés sans se soucier de ses formes individuelles de consommation, sans apprendre à s’imposer, y compris joyeusement, de nouvelles formes de frugalité (Franck Burbage, p. 24) ou sans être prêt à s’inventer un nouveau « style de vie » (Mathieu Potte-Bonneville, p. 27). Sauf à ressembler aux Tuis du Turandot de Brecht, palabrant dans un congrès interminable à toute fin de blanchir les nouvelles vulgates écologiques pendant que le monde s’effondre. Mais peut-être avions-nous aussi raison de passer outre, sans nous abîmer dans les cercles infinis de la culpabilité. D’abord parce que nous ne voyons pas dans l’écologie un nouveau tribunal des conduites. Et ensuite, parce que la question qui nous importait initialement était moins d’écrire de nouvelles Lettres pour la direction de l’esprit (et du corps) que de prendre la mesure de tout ce que l’écologie obligeait effectivement à changer dans nos manières d’appréhender, de penser et de pratiquer la politique. Et ce aussi bien au sein des mouvements écologiques actuels (les Verts, Europe Écologie, les ONG) qu’en deçà et au-delà d’eux. Car aujourd’hui, mis à part Claude Allègre et un cousin éloigné avec lequel chacun d’entre nous dîne la veille de Noël, tout le monde se veut soucieux des menaces qui pèsent sur les grands équilibres environnementaux. Mais jusqu’où peut-on être écologiste ? Et quelles modifications concrètes de notre conception de la politique en découlent ?
Un nouveau partage. À première vue, il semblerait que la question écologique ne vienne qu’ajouter une nouvelle ligne de partage ou une nouvelle dimension supplémentaire au champ de la politique ordinairement structuré autour du clivage droite/gauche, c’est-à-dire autour de la question sociale. Il y aurait une gauche écologique et une droite écologique. Ce qui ne serait pas entièrement nouveau : on a déjà vu cela avec les clivages impérialisme/isolationnisme, libéralisme/souverainisme, voire, plus théoriquement, avec le clivage politique consensuelle cherchant un accord minimal commun/politique dissensuelle cherchant à structurer le champ politique suivant un axe amis/ennemis. Mais la radicale originalité du « nouveau partage écologique » doit s’entendre en deux sens : c’est certes une nouvelle ligne de partage, mais c’est aussi une nouvelle tâche en partage qui ne fait donc pas que redoubler les anciens axes mais les reconfigure complètement. Car les oppositions droite/gauche, libéralisme/souverainisme, consensus/dissensus, ne peuvent plus s’assumer de la même manière dès qu’on devient écologiste. Pour ne prendre qu’un exemple, le réchauffement climatique reconfigure l’opposition entre droite et gauche ou entre riches et pauvres ; il suppose de nouvelles formes de souveraineté (pour réguler l’économie) mais aussi de nouvelles formes de concurrence libérale (pour stimuler l’innovation écologique) ; et implique donc à la fois de savoir construire de nouveaux consensus (locaux, nationaux, européens, mondiaux) et de nouveaux dissensus radicaux. En bref, le nouveau partage écologique constitue peut-être bien moins une nouvelle ligne de partage qu’une nouvelle matrice de la vie politique réclamant un aggiornamento fondamental du progressisme, autour de nouveaux clivages mais aussi de nouvelles solidarités (entretien entre José Bové et Daniel Cohn-Bendit, p. 16).
Spectres de Malthus. L’écologie politique est d’abord une remise en cause du productivisme, c’est-à-dire d’une foi aveugle dans le progrès technique et la possibilité d’une croissance illimitée. En ce sens, elle ne saurait être ni capitaliste (matrice d’une telle foi), ni classiquement anticapitaliste (tant les anticapitalismes classiques sont encore des productivismes). Mais comment alors qualifier un tel rapport avec l’économique ? Peut-être en réinterprétant la notion de dette, notamment dans les rapports Nord/Sud, la dette financière du Sud étant peut-être plus que compensée par la « dette écologique » du Nord. Autrement dit, l’écologie subvertit peut-être davantage l’économie libérale qu’elle ne cherche à la renverser en introduisant en elle des paramètres non économiques mais chiffrables, donc à la fois intégrables et hétérogènes (Joseph Confavreux, p. 38). Ou plus théoriquement, on peut encore tenter de nommer ce nouveau rapport avec l’économie : ne s’agirait-il pas là d’un nouveau malthusianisme, plus assumé, plus lucide et plus humain ? (Laurence Duchêne, p. 20).
Une nouvelle articulation du savoir et de l’engagement. La prise de conscience des menaces écologiques d’aujourd’hui n’est pas d’abord politique mais scientifique : indubitablement ce sont les cris d’alarme des savants à propos du trou de la couche d’ozone, du réchauffement climatique, ou de la réduction dramatique de la biodiversité qui ont fait passer l’écologie de l’expérimentation pratique et spéculative de quelques pionniers à un bouleversement mondial de la vie politique. Est-ce à dire pour autant que l’écologie nouvelle se devrait d’être une nouvelle politique des savants et des experts ? Certes non. D’abord, parce que la science n’est peut-être pas là pour trancher les nouveaux enjeux politiques qu’elle met au jour (Hélène Guillemot, p. 31). Et ensuite, parce que c’est justement face aux risques croissants d’enlisement bureaucratique ou technocratique qu’il devient aussi urgent de repolitiser les débats brûlants du jour (Pierre Lauret, p. 35). Dans les deux cas, ce serait reconnaître que l’autorité des problèmes, en écologie comme ailleurs, ne doit jamais être la même que l’autorité des décisions, et donc qu’une articulation nouvelle, non hiérarchique et ouverte à la volonté générale, des rapports entre savoirs et pouvoirs devrait être élaborée.
Un changement de lieux et d’échelles. Enfin, il est certain qu’inventer de telles articulations inédites c’est nécessairement accepter de changer les lieux et les échelles de la politique. Accepter déjà, comme on l’a vu, de voir la politique descendre dans nos vies les plus quotidiennes : la politique et non la morale tant les concepts mêmes de frugalité ou de style de vie sont peut-être davantage des concepts inter-individuels ou relationnels que des états de conscience, des propositions concrètes mais faites à tous d’habiter le monde ensemble et autrement. Accepter ensuite de ne pas se contenter des formes actuelles de souveraineté (celle des États-nations se déléguant plus ou moins aux collectivités territoriales), sans pour autant évincer la question en se réfugiant dans un trop commode « Penser global, agir local ». Par exemple, en inventant des structures de souverainetés plus spécifiques et plus éphémères qui serait transversales aux frontières administratives d’aujourd’hui (Aliènor Bertrand, p. 42). Enfin accepter que l’écologie métamorphose peut-être les horizons mêmes de nos engagements politiques, sans nécessairement que ce soit pour le pire, en particulier en distinguant nettement entre horizon des diagnostics, souvent sombres, et horizon de l’action humaine, peut-être gros de tout autres promesses (Pierre Zaoui, p. 45).
Bref, voici une série de propositions au travail, en soutien, en critique ou en question.
Post-scriptum
Dossier coordonné par Joseph Confavreux,
Pierre Lauret, Mathieu Potte-Bonneville & Pierre Zaoui.