haute tension entretien avec Youssef Chahine
Nous avons rencontré Youssef Chahine à Paris alors qu’il mixait son nouveau film, Silence on tourne, comédie sur la création artistique que l’on verra sur les écrans en décembre prochain. En près de quarante longs métrages en cinquante ans, le cinéaste alexandrin a toujours fait preuve d’une profonde liberté, d’une insolence qui a toujours déplu aux autorités égyptiennes. Après s’être longtemps exercé sur le terrain de la comédie musicale égyptienne, l’avènement du régime nassérien lui permet d’inventer le néo-réalisme égyptien avec Gare centrale. Plus tard encore, le cinéaste se lance dans la création d’une trilogie autobiographique sans équivalent dans le cinéma moderne : avec Alexandrie pourquoi ?, La Mémoire, Alexandrie encore et toujours, il livre une intimité intellectuelle, affective comme personne n’avait osé le faire en abordant l’Histoire à la première personne et redonnant sa place à un « moi » écrasé depuis trop longtemps dans les sociétés arabes. Ses dernières œuvres - L’Emigré en 1994, Le Destin en 1997, L’Autre en 1999 - constituent de fécondes réflexions sur la montée des intolérances, en particulier de l’intégrisme dans la société égyptienne.
Youssef Chahine occupe une place unique non seulement dans le cinéma arabe, mais également dans une société égyptienne qui, depuis vingt ans, vit sous l’arbitraire d’une loi d’urgence qui exclut toute possibilité de s’exprimer librement. Ce qui fait dire à Yousi Nasrallah, critique et cinéaste, ancien assistant de Chahine, qu’il demeure comme « l’une des dernières grandes institutions non gouvernementales indépendantes existantes dans le monde arabe ». Le franc-parler, les engagements moraux, politiques, esthétiques de Chahine dérangent depuis quarante ans des censeurs qui ont toujours échoué à le faire taire. Les mouvements intégristes égyptiens s’y sont essayés à leur tour en tentant vainement de faire interdire en 1995 L’Emigré au cours d’un retentissant procès. Rencontre avec un cinéaste dont même les graves problèmes de santé ne parviennent pas à calmer les ardeurs amoureuses, cinéphiles et politiques.
Quelle est la genèse de vos films ? Comment naît le désir de raconter une nouvelle histoire ?
Je crois que tout démarre d’une atmosphère, de confrontations, confrontations qui se déplacent parfois sur d’autres terrains. Dans mon cas, il y a le terrain de la maladie. Quand des médecins vous apprennent que dans les 48 heures vous devez subir une opération à cœur ouvert - c’était il y a vingt ans et c’était tout nouveau d’opérer à cÏur ouvert - le choc vous fait vous poser la question : qu’est-ce que j’ai fait jusqu’à maintenant ? J’ai donné des opinions... à la française. Mais finalement ai-je jamais eu le courage de parler de moi, une histoire que je connais, mieux encore une histoire que j’ai vécue. C’est là que je me suis dit que si je réchappais à cette opération, j’allais dire la vérité. Raconter des histoires qu’on ne raconte d’habitude pas à la première personne, en écrivant « je ». Aucun cinéaste n’a fait cela, même pas Fellini. De réaliser une trilogie autobiographique m’a beaucoup intéressé. Mais en même temps, c’est très difficile car il est compliqué de se regarder en face. On n’écrit pas une autobiographie pour dire : mon dieu comme je suis joli. Il s’agit de dire : là j’ai eu peur, là j’ai été lâche, là j’étais pas bien... Le bon avec le mauvais, l’être humain dans toutes ses contradictions.
Ces histoires très intimes s’inscrivent dans un contexte historique toujours très présent...
Il convient d’avoir suffisamment de recul pour évoquer avec justesse un contexte historique. Cela commence toujours par une page blanche. Au début, je ne sais pas ce que je veux raconter. Aujourd’hui la feuille blanche ne se donne pas facilement. De quoi vais-je parler ? De « grande politique » ? J’en ai parlé. De psychologie intime, excessivement personnelle ? J’en ai parlé, jusqu’à ce qui se passait dans mon lit, jusqu’aux amants de mes parents... Les faits divers ? Cela ne m’intéresse pas. Quand il y a un film qui demande à être fait, cela ne naît jamais d’un caprice mais toujours de la situation économique, sociale et politique de la société égyptienne dans laquelle je vis. Pour le prochain, j’aimerais parler de cette « loi d’urgence » sous laquelle nous vivons depuis vingt ans. Si quelqu’un prend la parole publiquement ou que quatre personnes se réunissent, la police a le droit de les mettre en prison pendant un mois sans l’assistance d’un avocat, sans le signaler à qui que ce soit, sans qu’ils aient le droit de téléphoner. Nous vivons sous cette menace depuis l’avènement de monsieur Moubarak à qui l’on déplie le tapis rouge à l’Elysée. Ce n’est pas digne d’un pays comme la France d’avoir quelque marques de respect pour des responsables politiques autocrates. Je ne comprends pas ou plutôt je n’admets pas, parce que j’aime assez la France pour oser dire ce que j’aime et ce que je n’aime pas aussi.
Dans ma position, sur le point de tourner un nouveau film, je me dis que j’ai le choix. Qu’est-ce que je veux dire ? Quels sont les conflits qui existent et dont j’ai envie de parler ? A partir du moment où toute la jeunesse a été démobilisée et rendue assez lâche parce qu’il y a cette menace continuelle. Cette menace est très réelle pour les Egyptiens parce qu’il y a la police, mais aussi les services secrets et en cas de nécessité l’armée, et en cas de plus grande nécessité encore l’armée américaine. L’hégémonie américaine sur la région est de plus en plus forte et l’Egypte est un pays clé du point de vue géopolitique. Par ailleurs, c’est le seul pays de la région dont les structures politiques et les institutions sont anciennes et qui a connu une forme de démocratie tout au long de l’époque moderne.
... qui n’empêche pas l’exercice d’une censure inflexible ?
Cela me pose un problème tout comme il se pose également à tous les étudiants auxquels j’ai enseigné : il est impossible d’aborder un problème comme la corruption importante à tous les niveaux de l’administration et du gouvernement. Cette corruption est en train de pousser plus loin encore l’Egypte vers le sous-développement. Nous avons raté le train de la mondialisation à laquelle nous n’avons rien compris. Ce qui n’empêche pas notre Premier ministre - qui est un imbécile et vous pouvez me citer - de se prendre pour le plus grand économiste au monde. Ses idées sont pourtant très étroites. Dans cette atmosphère où personne ne s’exprime librement, plus rien n’arrive car il n’existe plus les grandes confrontations de l’ère nassérienne : confrontation avec l’Occident, avec l’idée du tiers-mondisme. Cette confrontation partait d’un droit ou tout du moins Nasser pensait qu’il avait ce droit et c’était de toutes façons un moment édifiant où l’Egypte était à la recherche d’une véritable indépendance. Nous voulions des choses comme le Grand Barrage, de grands travaux d’infrastructure. Tout ça est oublié, arrêté, nous ne faisons plus que des conneries comme arranger quelques carrefours en prétendant faire des merveilles.
Est-ce à dire que la situation politique de l’Egypte a empiré ? La liberté d’expression vous semble-t-elle moins grande que sous Nasser ?
Deux cents familles se sont enrichies à en mourir sous monsieur Sadate à qui l’Occident a donné le prix Nobel. Pour asseoir sa politique de revirement de l’Egypte vers les Etats-Unis et l’économie de marché, il a permis l’enrichissement de deux cents familles qui sont devenues cinq cents aujourd’hui. Disons qu’il y a environ cinq millions de personnes qui vivent un peu mieux. Nous sommes 65 millions. Pour 60 millions d’Egyptiens, ça ne va pas du tout. Quand je réfléchis à une histoire, j’essaie de tout imaginer de son contexte politique, de l’influence de la politique étrangère sur l’économie, la culture, la religion... Comment l’Egyptien est-il influencé par cela, comment vibre-t-il ? Va-t-il accepter ce qu’on lui impose comme une chèvre ou va-t-il chercher la confrontation ? Quels sont les mécanismes en œuvre pour l’empêcher de s’exprimer ? Dans le cas du cinéma, mes élèves comme moi sommes confrontés à un ancien élève qui est aujourd’hui responsable de la censure. De pouvoir nous dire « non » lui est monté à la tête... Ce n’est pas toujours facile de lui répondre : « Mais de quoi tu parles, petit con ? » Je suis parfois obligé d’aller jusque-là. Mais alors vous avez insulté un officiel du gouvernement. Même s’il ne s’agit pas véritablement de peur, il y a toujours ce jeu de menaces.
Et comme rien ne change, restent toujours la pauvreté et le risque de la « continuité », comme en Syrie, comme dans tous ces pays arabes où des dynasties se préparent. Il se pourrait bien que Moubarak prépare son fils à lui succéder. ‚a enlève encore un peu d’espoir. On peut toujours se dire que quelque chose peut arriver. Moi j’attends une révolution mais je ne la vois pas arriver. Ils sont d’une patience, ces Egyptiens... (rires) Tout n’est pas réuni pour voir de grands changements dans un avenir proche. Il n’y a pas un pays arabe qui soit démocratique, et ce n’est pas un hasard. C’est le résultat des occupations, du colonialisme et c’est finalement devenu une habitude mentale d’accepter partout des « pharaons ».
Un film peut-il aider à la révolution ?
Vous avez dit le mot juste, il ne faut pas exagérer, un film peut aider à ouvrir les esprits. Aujourd’hui je n’ai plus un public composé des cinq amis de ma mère ! J’ai un très grand followay, je ne sais comment vous dites, des gens qui me suivent, influencés par les différents films que j’ai fait. Petit à petit, des études ont été faites, des thèses de doctorat même qui décortiquent de façon intelligente ce que je veux dire à travers mes films, les raisons de ces films au moment où je les ai faits. Ce qui est désespérant, c’est que ceux qui visitent l’Egypte veulent voir les pyramides, Naguib Mahfouz et Youssef Chahine. Trois grands monuments délabrés !
Cela signifie-t-il que vous êtes le seul cinéaste égyptien qui puisse parler librement ?
Je peux parler parce que je suis tellement vieux... Qu’est-ce que les autorités peuvent faire de moi ? Je leur échappe parce qu’ils n’ont pas du tout envie de lire un article dans Le Monde, Libération ou même La Croix ! (rires) C’est plutôt difficile de me mettre en prison. J’ai trop d’amis... Je peux me permettre d’être trop bavard...
Ce qui est grave, c’est que les autres créateurs, de façon un peu automatique, s’autocensurent parce qu’ils savent qu’il ne faut pas aborder certains sujets sinon leur scénario passera des mois sur le bureau de la censure qui discutera de ce qu’on peut dire, ne pas dire... Ou bien leur film sera définitivement arrêté. Avec les censeurs, rien n’est jamais clair et net. Ce sont des fonctionnaires mais qui sont-ils ? Des cons. Je le sais parce que l’actuel responsable de la censure fut l’un de mes élèves... pas le plus brillant mais celui qui a terminé ses études en Union Soviétique et ces études signifiaient surtout espionner ses collègues cinéastes égyptiens qui se trouvaient avec lui à l’Institut du cinéma de Moscou.
L’atmosphère générale est malsaine : soit on bouffe de la merde, soit on vit dans la peur d’être confronté à des choses dont on ne sait pas ce qu’elles sont, automatiquement plus effrayantes. Parce qu’on fantasme sur tout ce que le régime peut faire. Il y a des gens qui vous parlent de torture. Je ne crois pas vraiment qu’ils tortureraient un cinéaste, même s’il faisait de la politique. Ils gardent plutôt cela pour leurs prisonniers préférés...
La reconnaissance internationale et les prix obtenus dans les festivals comme le Prix du Cinquantième anniversaire du festival de Cannes en 1997 pour Le Destin constituent-ils une forme de protection ? Ces prix vous ont-ils rendu populaire parmi vos compatriotes ?
Sans le moindre doute. J’en ai toujours été conscient et j’ai travaillé pour. Il y a eu un moment où j’ai pensé que la seule façon de me protéger était que les autorités redoutent la mauvaise réputation qui serait la leur si elles s’en prenaient à moi d’une manière ou d’une autre. C’est aussi une question de chance parce qu’on ne gagne pas un prix à Cannes tous les jours. Après le prix en 1997, ils se sont tus... enfin pendant un certain temps.
Quant à ma popularité, je crois que le cheminement est différent. Cela vient surtout du fait que j’étais celui qui a dit non à plusieurs saletés. J’ai toujours dit non, je n’ai pas eu peur de rester longtemps sans travailler pour pouvoir réaliser le film que je voulais. Mais cette célébrité n’existait pas au début de ma carrière et c’est progressivement que la reconnaissance est venue. Pendant longtemps, on n’a pas compris mes films, on a dit que j’étais un étranger de la République d’Alexandrie qui subissait la mauvaise influence européenne. Et puis ils ont vu que je restais là pour faire ce qui me paraissait nécessaire. Et progressivement ils ont accepté ma présence. Non je ne ressemblais à personne, non, je n’imitais personne. C’est la même chose en matière de cinéma. Je n’ai jamais cherché à imiter le cinéma américain ou la Nouvelle Vague comme tant de cinéastes cherchent à le faire quarante ans après. Elle n’est pas nouvelle leur nouvelle vague !
Mon cheminement a été très lent... excessivement long. Il y a toujours eu beaucoup de pressions de la part du régime. J’ai dû choisir l’exil pendant un an et demi au Liban. Et cette pression existe encore aujourd’hui, même si par deux fois, j’ai reçu le Grand Prix de l’Etat... D’abord on ne donne pas deux fois la même médaille ! Qu’est-ce que j’en fais ? Une sur la poitrine et l’autre sur le cul ?
L’Emigré, Le Destin, L’Autre, plusieurs de vos derniers films abordent la question de l’intégrisme. La question est-elle plus brûlante qu’il y a dix ans ?
Aujourd’hui, il y a une domination incontestable des religieux. Les femmes remettent le voile, alors qu’elles l’avaient arraché il y a 75 ans. L’arrière petite-fille de la première femme arabe qui arracha son voile, Hoda Chaaraoui, pionnière du féminisme arabe, s’est revoilée d’elle-même ! C’est incompréhensible. Toute la vie sociale prend en ce moment une couleur religieuse. C’est une couleur que je retrouve en Isra‘l et qui commence à faire du mal au plan international aux juifs. Pas seulement aux nationaux israéliens. Mais les juifs de la diaspora sont malgré eux liés à des énergumènes comme Sharon. Il y a le risque très fort de faire d’Isra‘l un autre ghetto. Pourquoi cette idée de s’enfermer dans un endroit ? Cela ne me plaît pas. La plupart de mes amis à Paris qui sont d’anciens juifs d’Alexandrie me demandent de me situer. Mais quand une fille me plaît, je ne lui demande pas le pays d’où elle vient. Seules sa beauté et son intelligence comptent. Dans Alexandrie pourquoi ?, j’ai raconté la période de mes 17, 18 ans, une époque d’extraordinaire tolérance. J’ai parlé dans ce film des juifs d’Alexandrie avec toute la tendresse que j’ai pour eux. Le film a été interdit dans dix pays arabes et je suis devenu le traître, l’ennemi. Mais de ça, je me fous. Ma position est claire : ce sont ceux qui interdisent le film qui sont sous-développés, la réalité n’est pas celle qu’ils racontent.
Les dernières tentatives de censurer vos films provenaient-elles des mouvements intégristes ?
Je dois avouer que le procès pour tenter d’interdire L’Emigré et presque en même temps la préparation du Destin qui parle beaucoup d’intégrisme ont constitué une terrible pression. Dans ce film, j’analyse le système de lavage de cerveau des islamistes dont le fonctionnement n’est pas différent de celui de certaines sectes au Japon et aux Etats-Unis.
Il ne faut pas oublier que faire un film, depuis la conception de l’histoire jusqu’à sa finition, cela prend deux ans, pendant lesquels vous ne cessez de penser : pourquoi tous ces efforts, pourquoi grimper en haut de cette montagne pour y repérer le décor d’une scène quand vous savez qu’à tout moment votre film peut être arrêté ? Même pendant le tournage, il y a toujours un couillon qui est là pour me conseiller de ne pas tourner à tel endroit. Il arriverait peut-être à ses fins si ce n’était pas un de mes anciens élèves comme c’est souvent le cas. Je peux l’envoyer se faire foutre en lui disant : « Qu’est-ce qu’il y a là ? C’est l’endroit où l’Egypte fabrique la bombe atomique ? » C’est une autorité qu’on donne à quelqu’un qui ne la mérite pas, qui est sans compétence, mais qui a été nommé à ce poste à des fins électoralistes.
Dans plusieurs de vos films, les ruptures idéologiques traversent une même famille. Ce sont souvent deux frères qui choisissent des voies politiques opposées. Pourquoi faire de frères de sang des ennemis d’aujourd’hui ?
Je pense qu’il n’y a pas de plus grand modèle des régimes politiques, de leurs structures, que celui de la famille. Aujourd’hui les liens familiaux ne sont plus ceux qui existaient il y a quelques décennies. Il y a une grande tendresse dans ce que je raconte, l’idée que deux frères peuvent emprunter des voies idéologiques différentes. Cela a commencé avec Le retour de l’enfant prodigue. C’était à l’époque lié à ma relation personnelle avec Nasser que je regardais comme un grand frère avec la fierté de me trouver à son côté. Arriva le moment où je me suis trouvé opposé à ce qu’il faisait : Nasser voulait libérer le pays de la tutelle de l’étranger mais il s’y prenait comme un pied. Que faut-il penser de son programme de nationalisation qui a provoqué la fuite des étrangers, en particulier ceux d’Alexandrie ? Cela m’a touché personnellement car il s’agissait à 80 % de mes copains grecs, italiens, arméniens, français. Ce mélange d’origines était magnifique. Il n’y avait aucune raison de les faire fuir, mais ce fut la conséquence de la nationalisation brutale de pans entiers de l’économie. De leur côté, mes amis alexandrins ont eu plus peur que nécessaire en lâchant leurs biens et en quittant l’Egypte. Il n’y a jamais eu de pogroms, personne n’a été maltraité. Ce qui n’a pas empêché cette peur idiote provenant d’une mentalité immature. Ces départs ont correspondu pour moi à une rupture de la structure familiale car ces copains, c’était ma famille. Et tout d’un coup, résultat de cette politique, chacun a disparu de son côté. La nationalisation du canal était un droit, mais la manière dont l’affaire fut conduite en a fait une catastrophe pour le multiculturalisme de l’Egypte.
Dans les années 1960, vous tournez une superproduction, Saladin, ode au nationalisme nassérien, puis Ces gens du Nil, commande des gouvernements égyptien et soviétique sur l’édification du Haut barrage d’Assouan.
Ce dernier film fut l’occasion de ma plus grande dispute avec Nasser. Car il n’y avait aucune concession dans ce projet cinématographique. Comme dans le projet du barrage : mon père en parlait quand j’étais enfant. Nous habitions sur la corniche face à la mer. Chaque mois d’août, il y avait la grande crue, nous disions que le Nil salissait l’eau car le bleu de la Méditerranée devenait marron. Mon père nous traitait de crétins et regrettait que l’eau du fleuve ne fût pas utilisée pour l’agriculture. Aussi quand a été décidée la construction du Haut barrage, puis quand on m’a proposé de tourner le film sur sa construction, j’étais fou de joie...
Mais vous jouez avec la commande... Vous saviez très bien que le film ne pouvait montrer si brutalement que vous le faites l’expulsion et le déplacement de la population nubienne dont les villages allaient être engloutis sous le lac Nasser. Le film est alors entièrement remonté pour sortir quatre ans plus tard (NDLR : Chahine prendra la précaution de confier un négatif de la version originale à Henri Langlois, qui a permis une nouvelle sortie de la version voulue par le cinéaste en 1999).
J’ai effectivement montré les nouveaux villages qui ressemblaient à des casernes et les villageois qui s’en plaignaient. J’ai joué tant que j’ai pu avec la censure. Même sous Nasser, faire du cinéma, ce n’était pas un pique-nique. Il y avait une censure sauf qu’à la place d’un fonctionnaire, on avait pour interlocuteur un militaire. Ce qui n’est pas mieux. On ne peut pas considérer que Ces gens du Nil soit une commande. Je montre comment ont souffert des populations qui ont été déplacées de force. Moi-même, je me pose la question de savoir si cela valait la peine ou non. Ce barrage est alors essentiel pour un pays où la démographie est galopante. Elle l’est toujours d’ailleurs puisque chaque année, l’Egypte compte 1,2 millions d’habitants de plus. Il fallait donc bien penser à donner à manger à la population. Aujourd’hui malgré la fertilité de la vallée, l’Egypte est contrainte d’importer une partie de ses besoins alimentaires réglés par des emprunts.
Vous êtes en train de mixer Silence, on tourne présenté à la Mostra de Venise en septembre. Y a-t-il toujours une angoisse au moment de présenter un nouveau film ?
Comment faire de grands films quand même une comédie pétillante, réflexion d’un artiste qui se voue à son art, connaît des problèmes ? Comment Silence on tourne sera-t-il reçu ? Le directeur du New York Film Festival vient de le voir et sa réaction m’a tranquillisé un peu. Ce n’est pas facile les angoisses d’un cinéaste : quel film va-t-on faire ? Va-t-on trouver l’argent ? Le coproducteur français ? Et puis il y a les premières, la réaction du public quand le film sort... A ce propos, je dois dire toute l’importance de mon épouse Colette, Française née en Egypte. Même si elle a le caractère de tous les Français, elle râle tout le temps, elle a été formidable avec moi. Sans elle, je n’aurais pu devenir ce que je suis. C’est une femme excessivement courageuse. Elle a beaucoup souffert avec moi. Mais nous avons connu des moments magnifiques au cours de nos 46 ans de mariage.
J’en reviens toujours à votre question : pourquoi faire un film ? L’idée germe où, comment ? ‚a peut partir d’une petite idée... Pour Silence on tourne, je me suis senti obligé de raconter quelque chose auquel je crois : si tu te voues à une carrière artistique, tu n’as pas le droit d’aspirer à une vie privée, tu ne peux pas demander autre chose. Si tu es écrivain ou cinéaste, tu ne peux pas demander à être riche ou d’avoir une vie sensuelle excessivement compliquée.
Malgré les liens qui vous unissent à la France, vous n’y avez jamais tourné...
On m’a encore récemment demandé de faire un film en France. Mais je ne peux pas parler de quelque chose que je ne connais pas. Aujourd’hui cela devient excessivement difficile. La période où j’aurais pu faire du cinéma en France, c’est quand j’ai monté Caligula de Camus à la Comédie Française. Mais j’étais très malade ; j’avais dû obtenir une permission exceptionnelle de mon médecin pour repousser de trois mois une seconde opération à cÏur ouvert. Mais je n’aurais raté pour rien au monde la Comédie Française ; travailler avec des comédiens, des techniciens inouïs sur une scène de théâtre prestigieuse. Jacques Lassalle a été d’une générosité extraordinaire. Moi je lui avais juste dit : « Mais tu es un fou, tu es allé chercher un petit singe africain pour te monter une pièce dans le théâtre de Molière. » Quand je réfléchis à ce moment, je me rends compte qu’il n’y a eu aucun conflit. Je n’ai jamais ressenti ce complexe de l’étranger... ou de l’occupant... même quand il y avait les Anglais en Egypte. Je parlais l’anglais mieux qu’eux. Je connaissais Shakespeare mieux qu’eux. Quand j’ai commencé à parler le français et que je me suis occupé un petit peu de ma culture française, j’ai été assez loin pour ne pas avoir besoin d’être complexé. Et c’est là où il y a une vraie chance, c’est quand on traite sur un pied d’égalité. Je me fâche réellement quand on commence à vouloir me traiter en étranger inférieur... En toute modestie, je ne vois pas en quoi je suis inférieur. Je ne dis pas « je suis meilleur », je dis « je ne suis certainement pas inférieur ».
Récemment vous avez pris parti pour les paysans de l’île de Dahab sur le Nil que l’on devait expulser pour construire un complexe touristique.
Je voulais emmerder le Premier ministre qui est un tordu et qui, en accord avec le ministre de l’Habitat, voulait vider une île non loin du Caire de ses habitants - des paysans qui travaillent une terre excessivement fertile pour la vendre comme ils ont vendu les rivages de la mer Rouge et de la Méditerranée - afin d’ériger un complexe touristique moderne et chiant. Cette île est un des seuls poumons du Caire. Quel culot de vouloir exproprier des hommes et des femmes qui travaillent la terre pour construire des gratte-ciel ! Cela m’a rendu malade et je suis allé voir ces paysans sans rien demander à personne et en me faisant accompagner par des journalistes. Vingt quatre heures plus tard, les autorités abandonnaient leur projet d’expulsion.
Cela signifie que vous pesez d’un certain poids dans la vie politique égyptienne ? Surtout quand vous osez comparer publiquement la politique du Premier ministre égyptien à celle d’Ariel Sharon dans les territoires occupés ?
Trop rarement. Mais cela m’agace quand je vois que mes anciens élèves ne sont même pas capables de faire ça. Avec toutes ces années de répression, ils ont été étouffés au point d’être assez lâches maintenant. Aujourd’hui, si je veux lancer un mouvement de protestation de tous les artistes comme j’en ai déjà organisé, je ne réussirai pas. Excusez-moi d’y revenir, mais comment peut-on supporter une loi d’urgence pendant vingt ans ? Pendant vingt jours, c’est possible quand il y a réellement des troubles. Ce n’est pas le cas de l’Egypte et pourtant la loi est en place depuis vingt ans. De temps en temps, le Parlement sort de sa torpeur pour dire qu’il faut abroger cette loi, puis se rendort. Donc il faut que des individus isolés aient le courage de manifester leur désaccord. J’ai trouvé que la presse était devenue folle quand elle a raconté ma visite aux paysans de Dahab : je devenais Tarzan. Je n’imaginais pas que cela prendrait cette ampleur et surtout que cela aurait ce résultat. Les ministres sont des menteurs, alors il faut rester vigilant tant qu’ils n’auront pas abrogé définitivement le décret d’expulsion.
Qu’ils essaient seulement de me faire taire ! Il vaut mieux qu’ils ne m’embêtent pas. J’ai un sale caractère et je n’ai pas peur. ‚a fait déjà un bout de temps que je leur dis : « Foutez moi en prison, j’aurais la paix pour écrire un nouveau scénario, je serais moins dérangé qu’au bureau. » Je les emmerde parce qu’ils ne savent pas quoi faire de moi.
C’est un peu ce que dit votre ancien assistant, le cinéaste Yousri Nasrallah, quand il écrit de vous que vous êtes « l’une des dernières grandes institutions non gouvernementales indépendantes existantes dans le monde arabe ».
(rires) C’est assez agaçant, mais c’est malheureusement un peu vrai. L’autre jour, invité dans un talk-show, j’ai commencé à raconter que le gouvernement est composé d’une bande d’imbéciles qui m’empêchaient de travailler comme je le veux. Le ministre de l’Information a appelé sur la ligne de téléphone qui le relie directement à la télévision égyptienne et nous nous sommes retrouvés à nous insulter en direct devant tout le monde.
Lui : « Mais on t’aime bien Youssef. »
Moi : « Mais je ne veux pas que vous m’aimiez, je veux que vous arrêtiez de m’empêcher de travailler et cessiez de jouer les imbéciles. »
Cela a eu un effet extraordinaire parce que personne n’ose parler comme cela.
Dans aucun autre pays arabe cela serait possible. Il y a donc de petits espaces de liberté en Egypte ... Est-ce une stratégie du pouvoir ?
Nos institutions sont anciennes. L’Egypte est un vieux pays, avec un peuple qui depuis longtemps est habitué à certaines choses. Les autres pays arabes ont été constitués récemment sur la base de tribus. Ils ne possèdent pas un système institutionnel comme le nôtre. La plupart de ces institutions sont anciennes et le fait des occupants successifs français, anglais, ottoman sous Méhémet Ali. L’Egypte n’est pas un pays victime d’une colonisation en profondeur. Rien à voir avec l’Algérie où la France a éliminé toute une élite. Entre l’Egyptien et ses différents occupants, ce fut différent. On pourrait dire que c’est l’Egyptien qui occupait les occupants petit à petit avec son indolence, avec une vie facile qui faisait qu’on trouvait que c’était lui qui avait finalement raison de ne pas se presser.
Jusqu’à aujourd’hui, il y a toujours eu une joie de vivre égyptienne. Nos boutades sont redoutables : le président n’a pas le temps de péter que dans l’heure, il y a cinquante blagues qui sortent. Et vous les entendez à chaque coin de rue.
Après votre opération à cœur ouvert il y a vingt ans, vous avez réalisé La Mémoire qui abordait directement cette expérience. Récemment vous avez été hospitalisé à plusieurs reprises et pourtant vous continuez à être très actif...
J’ai une maladie qui me rend en permanence tributaire de quelqu’un. Je peux discuter tranquillement comme avec vous maintenant et sans raison la tension monte brutalement et cela me remplit la poitrine d’eau. C’est de la haute tension [NDR : une forme d’hypertension qui provoque un œdème aigu du poumon]. Si je ne me précipite pas à l’hôpital dans les trois quarts d’heure qui suivent, j’étouffe. L’an dernier, je me suis retrouvé plus de vingt fois à l’hôpital. Il y a beaucoup de choses que je ne peux plus faire. Mon entourage me dit que cela arrive quand je m’énerve. Ce n’est pas vrai.
Sur Silence on tourne, j’ai beaucoup souffert. J’ai séjourné à six reprises à l’hôpital. Je trouve cela triste. Probablement que je dois aussi parler de cela dans mon prochain film. Mais je n’aime pas trop les vieux schnoks dont je fais partie malheureusement. Vous êtes tout le temps réellement poursuivi par la mort. C’est normal, à un certain âge il faut crever. Mais intérieurement vous continuez d’avoir dix-sept ans. Vous allez voir, Silence on tourne, c’est un truc de gosse. Hier un type m’a fait le plus grand compliment... je ne sais si c’était méchant, mais il m’a dit que c’est un film réalisé par un adolescent. Je lui ai répondu qu’au moins il y avait une bonne technique.
Une ride en moins, une ride en plus, cela ne m’a jamais inquiété. Quand je me rase, c’est dans un tout petit miroir... je ne me regarde pas, je regarde l’endroit où je me rase. Je ne sais pas quel âge j’ai. J’ai des sentiments... et c’est là où cette hypertension me fait de la peine, parce que je ne peux plus m’exciter sensuellement...
Au cours du tournage de Silence on tourne, plusieurs fois j’ai eu de graves malaises, je partais à l’hôpital en urgence et si tout se passait bien, une heure après, j’allais mieux. Je dormais un peu et le lendemain je retournais sur le plateau.
C’est un peu la même chose quand je me suis rendu à Rafah au début de la nouvelle Intifada. L’ensemble des cinéastes égyptiens avaient pris la décision d’aller manifester dans la ville frontière avec la bande de Gaza. Il y en a eu un pour dire « on n’a pas la permission » ; un autre pour savoir s’il fallait demander une autorisation... Demander la permission de manifester !? Ne la faites pas, votre manif. Ils ont tellement tergiversé. J’ai pensé : « Ce sont des cons, moi j’ai pas le temps. » Je suis sorti de l’hôpital, j’ai été à Rafah tout seul. Quatre heures après, j’étais malade et il a fallu retourner d’urgence à l’hôpital. Il y a des choses qu’il faut faire et auxquelles il ne faut pas penser trop longtemps. Si tu appartiens aux gens, tu le sens profondément, automatiquement. Tu appartiens à ce que tu crois être juste.
Il y a un problème en Palestine, je vais à Gaza ; il y a un problème au Liban, je vais au Liban ; il y a un problème à Dahab, je vais à Dahab. Je ne demande pas la permission. Quand on a faim, on mange... Il m’est nécessaire de participer parce que si je ne participe pas, comment oserais-je parler des gens ? Et d’ailleurs quoi dire ? On passe les trois quarts de son temps à s’emmerder. Même quand on lit Touraine. Dans une émission à laquelle j’étais invité, on m’a demandé de choisir un invité et j’ai demandé à rencontrer Alain Touraine. J’avais aimé ses idées. Mais c’est quelqu’un de très sérieux. A la fin de l’émission, j’ai pas pu m’empêcher de lui demander : « Vous dansez ? » Il m’a demandé pourquoi je lui posais cette question. « Parce que je n’envisage pas un philosophe qui parle de bonheur et ne danse pas... la danse donne du bonheur. » L’air ennuyé, il a répondu : « Oh oui oui, vous avez raison... » Eclats de rire de Chahine.