Vacarme 61 / Cahier

À nous donc de risquer

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Aux risques inouïs d’un voyage initiatique, d’une entrée en Europe au péril de la vie, succède pour de jeunes garçons en exil le quotidien d’une existence parisienne sous tension, à la rue ou confinée dans des hôtels surpeuplés. L’épreuve des frontières s’est gravée dans les corps, les voix nous livrent des fragments de vies héroïques, le désir de liberté résiste à toutes les polices.

hôtels

17 mai le soir, intervalle de chaleur dans le déluge du printemps 2012, nous avions avalé quelque chose au Mac Do de Jaurès car les enfants avaient faim, puis cherché une terrasse où boire un café, mais par deux fois on nous avait chassés - plus de cafés après dix-neuf heures, alors nous étions descendus au Point Ephémère, ce lieu si parisien en bas sur le canal, les pieds dans l’eau entre la Voûte La Fayette et la caserne de pompiers. On avait fini par obtenir nos cafés dans la cohue du comptoir et on les sirotait sur la berge, assis sur les petites barrières métalliques, les enfants zigzaguaient dans la foule, ils étaient les seuls enfants, M. Oury Diallo le seul noir, S. et M. les seuls Afghans. Et non, car voici qu’ils avaient salué un type, bavardé avec lui dans leur langue, quelqu’un d’isolé dans la foule, pantalon baggy, casquette, présentations, il s’appelait Jan, une cigarette ? oui, depuis trois ans à Paris, il habitait boulevard de la Villette, tiens il y a donc là un hôtel, mais non il se moquait, c’était l’adresse des tentes sous le métro Jaurès. Je m’étonnais : depuis trois ans on ne lui avait pas proposé de logement en CADA ? Si, bien sûr, on l’avait envoyé à Dijon, dans un foyer isolé dans la campagne, à une heure de la ville, presque à la frontière suisse croyait-il, il n’avait pas supporté. « Je ne suis pas venu en France pour être enfermé, je suis venu en France pour vivre ma vie. »

Alors donc il préférait la rue - c’est comme ça qu’il était voisin de tente de M. Oury Diallo - et pilier discret du Point Ephémère, où ce soir-là, dit-il, il voyait des Afghans pour la première fois. Il fréquentait l’endroit parce qu’il connaissait des gens qui travaillaient ici à la sécurité. Les migrants, on les apercevait de l’autre côté de l’eau, petites silhouettes quai de Jemmapes, qui s’égayaient après la soupe de l’Armée du Salut, ne traversaient jamais. Les deux mondes étaient bien étanches, au milieu je me sentais vivre normalement.

Je ne sais pas ce qu’est devenu ce Jan, puisque fin juin le camp sous le métro a été à son tour démantelé par la police. Ce ne fut pas une surprise, l’information circulait depuis quelques jours déjà, ceux qui n’avaient pas de récépissé en règle commençaient à éviter l’endroit. La nuit en tente pouvait s’y monnayer cher, business des résidents les plus anciens, et, d’après ce que m’ont dit certains, on y trafiquait des billets de train hors de prix pour le nord de l’Europe, les nouveaux arrivés en transit à Paris s’y faisaient pigeonner - il y a eu des arrestations quand on a défait le camp.

À ce moment-là, M. Oury Diallo n’y dormait plus depuis un mois déjà, depuis qu’un soir de la fin mai il était tombé évanoui de douleur dans la file d’attente de la soupe de la Croix Rouge, boulevard de la Chapelle, crise d’appendicite aigüe, hospitalisation d’urgence à Lariboisière, deux garçons inconnus m’avaient abordée dans la rue pour me prévenir. La chirurgienne qui allait l’opérer était venue lui expliquer avec douceur ce qu’elle allait faire dans son corps, de ce discours de la science il restait sidéré quelques jours plus tard lorsqu’il me raconta toute l’affaire.

Il fallut cette opération pour que l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE), qui jusqu’alors avait nié son existence, le place dans un hôtel près de la Gare de Lyon à sa sortie de l’hôpital. L’urgence de l’appendicite fut sa chance - certains mineurs attendent indéfiniment des soins, les hôpitaux n’opérant pas faute de représentant légal.
Il faut savoir où les emmener, m’explique N. qui longtemps fréquenta le PASS (Permanence d’Accès aux Soins) de Saint-Antoine, où les chirurgiens n’attendent pas, pour intervenir, des autorisations qui n’arriveront jamais, ou trop tard. Me parle de ce garçon auquel on avait trouvé une grave malformation cardiaque, qui s’évanouit dans la nature avant l’opération programmée - préférant une vie dangereuse et brève à la forme de réclusion que constitue l’hôpital, la convalescence.

L’hôtel, c’est une prison, dit parfois S. en soupirant - il a pourtant connu les cachots iraniens et six mois d’enfermement en Grèce, tabassages quotidiens. À Paris, si on n’est pas rentré à minuit, on passe la nuit dehors, le taulier ne plaisante pas. La chambre où il faut dormir à trois est ridiculement petite et il faut supporter les manies de ses voisins. Le sommeil ne vient pas — dans des ténèbres sans solution ce qui a été, ce qui sera, dansent une ronde macabre : de quel côté se tourner ? Sombrer juste avant l’aube, quand l’autre qui ronflait depuis des heures se réveille pour partir au travail très loin, très tôt. On se bastonne à l’hôtel pour de menues histoires de promiscuité, quand ça dégénère le gérant appelle France Terre d’Asile pour faire déplacer les emmerdeurs. Tout le monde est sur les nerfs. C’est le grand frottement entre l’Afrique et le début du continent asiatique. S., comme les autres, n’avait jamais vu d’homme noir, sinon à la télé, avant d’arriver en Grèce. À Patras, il me décrit une longue suite de campements ethniques : les Afghans, les Arabes, les Africains, pas de mélange. Ici en France, lorsqu’on est un minimum installé, un minimum à l’abri, « l’interculturel » s’invente, grâce au sport, au français qu’il faut parler, les styles se combinent, les crispations qui demeurent sont d’abord celles du voisinage forcé - pas les mêmes habitudes alimentaires, corporelles, domestiques, le confinement est rude après les grands espaces, traversés dans un état mental et physique extraordinaire. Dans l’immobilité soudaine, morne et commune, il faut se tenir bien, composer avec les étrangers - il y a tellement d’étrangers à Paris, les migrants en sont tout surpris - déchiffrer l’étrange psychologie de ce pays courtois et plutôt gentil qu’est la France, ses protocoles, montrer son meilleur profil, alors qu’en cas-cade refluent les souvenirs et les angoisses que l’exigence de la survie avait mises de côté jusqu’ici. Se lèvent les maux du corps, les fantômes, migraines, mal au ventre, cheveux qui blanchissent ou qui tombent, cauchemars, rages de dent, hallucinations.

le fil rouge

« J’ai obéi et me voici en une terre inconnue, inhospitalière. Je me tourne vers toi, Pylade, puisqu’avec moi tu as assumé l’entreprise. Qu’allons-nous faire ? L’enceinte de ces murs, tu en vois la hauteur. » [1]

4 juin, après-midi, la boîte à ouvrages est posée sur la table en fer sous les cerisiers, S., couturier dans une autre vie, vient de finir l’ourlet de mon pantalon à fleurs, un chien invisible aboie, le soleil chaud est filtré par la végétation banale et modeste des troènes, le lierre sombre, le fond du jardin est à l’abandon, la lumière fait des taches sur l’herbe pauvre - un paysage désolé surgit - en Grèce il y avait un parc où on dormait… Le souvenir n’est pas aimable, comme à chaque fois qu’apparaît la Grèce. S. secoue la tête, fixe sa main dont il pique distraitement l’intérieur avec une aiguille à coudre.

Ce qui se passe aujourd’hui est la plus grande invasion jamais vécue. Depuis l’invasion des Doriens il y a environ 3000 ans, le pays n’a jamais reçu un tel flot de migrants, déclare début août Nikos Dendias, le ministre grec de la Protection du Citoyen sur SKAI TV.

Il doit s’agir de ce jardin public où des Athéniens énervés font des descentes musclées, où les migrants vivent dans des conditions honteuses, dit le ministre, qui promet que la reconquête de la ville et le rétablissement de la loi continuera.

À partir de quand, et pourquoi, se met-on à se faire du souci pour quelqu’un qu’on connait à peine ? qui est peut-être simplement le premier venu.

« Xenios Zeus », le Zeus de l’Hospitalité, est le nom donné à la massive opération de police du premier week-end d’août 2012 à Athènes - je lis des chiffres : 6900 étrangers interpellés, 1595 envoyés en centre de rétention au Nord, en Thrace, près de la frontière turque. Je lis que le 23 août, le HCR s’inquiète de l’aggravation des attaques racistes dans le pays.

En Thrace ce fleuve impropre à la navigation : Maritza [2], Méritch, Evros selon le pays qu’il traverse, pour S. il n’a pas de nom mais une immensité - quand on est sur une rive on ne voit pas l’autre bord - une densité liquide, une température et une force contre laquelle nager dans la nuit, je ne sais plus quelle saison, quelle année, peut-être 2009, après que le petit canot pneumatique où ils se serraient à onze a chaviré dans la panique, les policiers turcs tiraient dans l’eau tout autour. De ce fleuve maintenant je vois le delta magnifique, eaux poissonneuses qui se mêlent à la mer Égée, milliers d’oiseaux, libres poulains sur les rives argentées, d’un côté la Grèce de l’autre la Turquie, environ 300 passages de migrants chaque jour, soit 44% de l’immigration illégale de l’UE, il s’est toujours agi des confins, les Grecs plaçaient en Thrace tout ce qui était limite, quasi barbare, semi asiatique, y naissaient ces fous de Dionysos ou Orphée, ce dernier déchiqueté ici-même par une troupe de femmes puissantes et folles de rage qui jettent sa tête ici, dans ces eaux tumultueuses, plus haut balkaniques. La dernière opération d’intervention rapide de Frontex [3] pour venir en aide à la police locale s’appelle Poséidon Terre. Après plusieurs tentatives, plusieurs arrestations, chiens, brutalités, empreintes, dégage, multiples retours sur les berges ensoleillées, S. finit par passer, atteindre la rive grecque désirée.

Dans le chas de l’aiguille, il a passé un fil rouge, continue de se piquer la paume, absorbé dans ses souvenirs. Se rappelle ce policier grec au poste qui vient de prendre ses empreintes, s’éloigne un moment pour répondre au téléphone, vite, S. imprime les doigts de l’autre main par dessus pour les brouiller, mais l’homme se retourne, voit l’encre sur les doigts de la main gauche, c’est quoi ça ? il crie, frappe, tout est à recommencer.
Si je fais le compte de ce que j’entends, j’en conclus qu’en Grèce, on est frappé tout le temps, pour un oui pour un non. L’exaspération ambiante est sensible dans la façon qu’ils ont d’en parler, encore hérissés par le souvenir des coups. Ce Nikos Dendias continue d’aboyer dans les articles qui arrivent sur ma boîte mail : résoudre le problème des migrants illégaux est une question de survie nationale, les clandestins ont mis le pays AU BORD DU GOUFFRE.

« Un de nos compagnons aperçut deux jeunes gens et revint vers nous sur la pointe des pieds nous dire : “Regardez-les, ce sont des dieux sans doute, ceux-là qui sont assis.” […]

Un autre, un libertin, un homme endurci et sans loi, se rit de la prière, affirmant que c’étaient des marins naufragés, qui s’étaient cachés dans la grotte, alarmés par notre coutume, ayant entendu dire que nous sacrifions les étrangers. »

La Grèce - comment l’éviter ? - il s’agit surtout de la quitter le plus vite possible, or sans beaucoup d’argent, ce n’est pas une mince affaire, les voyageurs y tombent dans un piège, le gouffre ils y basculent tête-bêche, autochtones et métèques, vengeurs de la nation et boucs émissaires, le sol grec se dérobe dangereusement. J’entends que l’atmosphère est si dense de haine que tout le monde en est contaminé, déprimé et violent, fatalement tiré vers le bas. Fumer ce qu’il faut pour résister, maîtriser l’usage des drogues pour garder le cap.

Je vois le fil de coton rouge monter et descendre au-dessus de la main de S. assis de l’autre côté de la table, le visage grave, absorbé dans ses souvenirs, dans une forme d’absence à ce qu’il est en train de faire en même temps qu’il parle.

Couler à pic, passé les fleuves tourbillonnants, peut revenir comme une tentation, reviendra toujours au moindre fléchissement.

« À nous donc de risquer. Quel obstacle pourrait excuser un jeune homme de se dérober à l’effort ? »

Sortir de la Grèce sans le sou, c’est par exemple du ventre d’un camion jaillir en zigzags sur une route de Vénétie, été 2010, changé en une créature infernale que les automobilistes évitent de justesse - c’est quoi ça ? à moitié nu (pantalon coupé aux genoux), corps et visage noir mécano, cheveux de jais en queue de cheval jusqu’au milieu du dos. Un petit dieu asiatique atterri d’un bond sur le sol européen, un vrai barbare, un fou furieux de l’Evros.

Si élégants ces hommes qui penchent vers le sud-est du continent, l’Inde dans la langue et les parfums, la musique, les feuilletons télé, si soucieux de leur apparence, de leurs habits, de leur chevelure, coquets - et terrible cette entrée en occident dévêtu, misérable, effrayant. Dénuement vital : quand on est agrippé sous un camion [4], les vêtements entraînés par les roues font risquer un membre arraché ou la mort. Au premier essai, S. a eu la cheville blessée, les pompiers de Patras l’ont emmené à l’hôpital. Plâtré, mis dehors le soir-même, il claudique soutenu par un ami jusqu’au camp, coupe deux branches qu’il taille en béquilles, garde le plâtre un mois, retente le camion, réussit. Ceux qui ont peur passent des mois, voire des années, aux alentours du port de Patras. Sortir de la Grèce par la mer est une épreuve initiatique. Je lis que la sortie par le nord est de plus en plus empruntée : Macédoine, Albanie, Kosovo, Monté-négro.

Qui ai-je rencontré, quelques mois plus tard à Paris ? dans laquelle de ses métamorphoses avançait-il ? Ce n’est pas toi, dira bien plus tard sa sœur au téléphone, après qu’il lui aura fait parvenir, par quelqu’un qui voyage dans sa province, une photo de lui tel que Paris le change.

« Flots noirs où se mêlent deux mers, que franchit Io quand le vol du taon la chassa d’Europe en Asie à travers la houle de la Mer Hostile, qui sont ces inconnus ? »

Ces souvenirs sont pénibles, « j’oublierai jamais », combien de fois l’ai-je entendu, comme on se résigne à un cauchemar récurrent. Dans le jardin S. poursuit sa couture, penché sur sa main sans la voir, bifurque sur la première nuit italienne, tiède, sous les arbres d’un parc, solitaire, sans peur, un mot étranger est dans sa tête, une idée fixe qui fait place nette : ROME. Où est-il à ce moment-là ? une ville étrange, où les rues sont liquides. Venise ? Peut-être, il ne connaît pas ce nom. Nos géographies se super-posent. Je me souviens que jeune j’allai seule à Trieste, timide aventure, sentir le commencement de l’Est, dans un bus de banlieue les gens parlaient une langue slave, j’étais émue. Le matin un vieil homme qui ne craint pas de lui parler indique la direction de la gare. Dans un bus les gens le regardent effarés - c’est quoi ça ? Le soir une grosse dame dans le compartiment d’un train pour Rome le laisse se cacher sous sa banquette, au moins deux fois il a eu visage humain.

Je me demande soudain pourquoi il s’est arrêté à Paris, vu que rien ne l’arrête.

Nous faisons le compte : douze frontières traversées depuis la sortie du pays natal (monté jusqu’en Hongrie à travers les Balkans puis redescendu), l’Europe dans un mouchoir de poche. Laissé ses empreintes partout. Pourquoi la France ? ne pouvait-il continuer vers le nord (les pays scandinaves ont bonne réputation) ?

La question est presque offensante. Il va où il veut. Paris, c’est son choix. Il a attendu, observé, jugé - décidé de rester. Il a fini sa couture, coupe le fil avec les dents, me montre son étrange ouvrage, la paume toute entière cousue d’un tracé anguleux de fil rouge - regarde, là c’est l’Afghanistan, ici la France, là l’Italie, regarde la Grèce, ça c’est la mer, ici la Turquie… Il lit tout, sans sourire, sérieusement, comme parfois les enfants petits commentent un dessin dans lequel ils ont été longtemps absorbés, s’expliquant chaque détail à mesure qu’ils le déchiffrent. À ce moment-là il n’est ni heureux ni malheureux, il a soudain, avec cette histoire cousue dans sa main, une distance que je ne saurais dire, tant elle est paradoxale. Je me souviens des bras de A., ornés chacun — dans quel moment de désespoir ? - de trois ronds bruns, en relief, trois clous de chair parfaite-ment symétriques et alignés, trois brûlures de cigarette qui affichent un message muet, pressant - je pense à ces initiations silencieuses, sans rituels, sans chaman ni témoins, qui jalonnent leur traversée, quand tout l’espace adversaire leur répétait qu’ils n’étaient personne.

Notes

[1Cette citation, comme les suivantes, est extraite d’Iphigénie en Tauride d’Euripide, traduction Marie Delcourt-Curvers, Gallimard 1962.

[2« La Maritza, c’est ma rivière », chantait Sylvie Vartan, artiste de variétés d’origine bulgare.

[3Agence européenne de surveillance des frontières extérieures de l’Union européenne.