L’anti-recette des biens communs

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Illustrations Antoine Perrot

L’État ? Le marché ? – ni l’un ni l’autre. L’un comme l’autre ne sont que des ingrédients secondaires. L’horizon dessiné par les biens communs nous propose autre chose qu’une nostalgie de l’État-providence, mais il ne nous remet pas aux mains du marché. Les communs ne supposent pas l’existence d’un intérêt général premier qu’une puissance supérieure, l’État, aurait en charge de réaliser. L’intérêt commun ne préexiste pas ; il émerge dans sa radicalité par les pratiques de décision et de gestion collectives.

Les biens communs sont une émulsion qui prend à feu doux. Sa réussite n’est ni nécessaire ni scientifique. Elle requiert une subtile alchimie. C’est celle-ci qu’on voit prendre forme ces dernières années dans la convergence des luttes politiques autour de la notion de « biens communs ». Des rencontres s’organisent en Europe, en Asie, en Amérique latine, etc. Derrière le terme, chacun met l’objet de sa mobilisation ou de ses inquiétudes. Des terres cultivées, de l’eau, des forêts, la santé, les logiciels libres, l’internet, la culture, l’éducation. Pour quelles raisons les militants de tant de luttes diverses cherchent-ils depuis peu à se forger avec cette notion un outil politique commun ? Parce que, dans le contexte actuel, comme c’était le cas dans les campagnes du Royaume-Uni au XVIIe siècle, les communs contrastent avec une privatisation à l’œuvre, un mouvement d’enclosure qui prend de l’ampleur. À côté des luttes contre l’appropriation de l’eau ou de la terre, ont émergé depuis vingt ans des mouvements qui dénoncent celle du savoir et le contrôle de l’information. Ensemble ils cherchent à élaborer une cuisine politique nouvelle.

Ingrédients

  • Du temps, de l’hier, et du demain, un spectre ;
  • Des pensées fraîches, indéterminées et aiguisées ;
  • Des produits rivaux et non rivaux ;
  • Un foyer bien entretenu ;
  • Quelques pincées d’intérêts divergents ;
  • Un coulis pas trop liquide ;
  • Une calculette à faire les soustractions ;
  • Un ratatine propriété privée et publique ;
  • Des rêveries de qualité, à dénicher loin des marchés battus ;

Temps de préparation

  • Indéfini, mais on a faim.

1. Se souvenir des communs, des communaux, de la propriété collective

  • Solliciter un spectre de Vrai Niveleur, un de ces paysans têtus de la Première Révolution anglaise, qui refusaient obstinément les « enclosures », l’appropriation privée des terres communales par l’aristocratie foncière : le maître queux, c’est lui.
  • Être patient. Pour radicale qu’elle soit, sa recette suppose de la patience. S’il ne dit rien, c’est que vous n’êtes pas prêt. Le laisser rire, se détendre et il vous racontera :

« Jeunes gens, ça avait commencé dès le XIVe siècle, mais ça s’était accéléré dramatiquement dans les années 1640. Une véritable guerre sociale menée manoir par manoir, un hold-up organisé par ceux qui étaient alors en position de redistribuer la terre à leur profit. »

  • Faire l’innocent et demander ingénument : « qui donc était en position de pouvoir ? »

« Adam, a dam, damned ! [1] les gentilshommes, damned ! Oui, ce sont eux qui ont élevé ces clôtures sur nos champs ouverts. Au nom du commerce lucratif de la laine, ils ont fabriqué des parcs pour élever les moutons. Mais ce qu’ils voulaient, ce n’était pas seulement la laine : ils voulaient défaire notre organisation politique, jeunes gens. Vous comprenez, avec les openfields et les biens communs, on avait une gestion communautaire, on devait s’entendre sur un calendrier pour mettre en valeur nos parcelles immenses, fallait qu’on s’entraide aussi, on avait de vraies pratiques d’assemblée, de vraies empoignades, mais c’était au nom du droit de chacun à pouvoir vivre dignement, et en fait ça marchait plutôt bien. Les clôtures, ça ne venait pas ruiner seulement nos communaux, nos propriétés collectives, ça achevait ce qui permettait à tous d’avoir l’usufruit de toutes les propriétés collectives ou individuelles, glanage, vaine pâture, tourbières, rivages, rivières. C’était un tout qui permettait de bien vivre. Le dam, la clôture, tuait cette communauté. Des parcelles closes, et l’idée même de jouissance devenait pleinement individuelle. On ne pouvait même plus aller à la chasse ! Et on est devenu pauvre. Mais on s’est battu manoir par manoir. C’était aussi notre bataille politique. On voulait abolir la distinction entre les nobles et les rustres. Vous savez “communs” en anglais c’est commons, le terme qui permet de traduire “commune” dans “Chambre des communes”. Communes s’oppose alors à Lords. Nous, on ne voulait plus de Lords, on voulait l’égalité. On ne voulait plus de propriété non plus. “Lorsque l’humanité commença à acheter et à vendre, elle perdit son innocence ; et les hommes commencèrent alors à s’opprimer les uns les autres et à frauder leur droit naturel. (…) Une fois la terre redevenue trésor commun, il adviendra que nul n’osera chercher à dominer les autres, nul n’osera tuer son prochain et ne désirera posséder davantage de terre que son voisin.” [2] “C’est indéniablement affaire de justice que le peuple travailleur puisse bêcher, labourer et habiter sur les communs, sans avoir à louer ni à payer une redevance à quiconque” [3]. Pour nous les rustres, les communs étaient l’espace d’une liberté communale, nous avions un sentiment très vif de nos droits sur ces pratiques et biens communaux, droits bien supérieurs à la propriété en titre individuelle, car “justes besoins de la communauté”. Hommes, femmes et enfants définissaient les droits d’usage, les distribuaient. La communauté, c’était un lieu où les commons donnaient à chacun un vrai droit à l’existence : pouvoir se nourrir, pouvoir penser ensemble, pouvoir travailler ensemble… Si vous voulez vous souvenir d’un truc, une communauté qui a une logique de commons ne laisse personne mourir de faim, de froid, d’isolement. C’est finalement très simple. Il n’y a pas de misérables, de miséreux.

Chez nos voisins, de l’autre côté de la Manche, leurs gentilshommes se sont aussi approprié leurs communaux. Leur restitution aux assemblées communales est revendiquée dans les cahiers de doléances de 1789 ; et en 1790, une loi interdit à l’avenir tout partage abusif des communaux ou appropriation indue. Bon, ils les ont rarement gardés en commun, leurs communaux… mais c’est une autre histoire. »

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  • Garder l’autre histoire, la française, en réserve.
  • Méditer en compagnie du spectre, puis lui donner congé avant qu’il ne retombe comme un soufflé. Retenir ainsi qu’il y a une tradition à la fois pragmatique, ordinaire et radicale des commons : celle qui offre l’idée que c’est l’espace délibératif d’une société d’habitants ou « ayants droit » qui doit décider de la mise en valeur de ses biens communs, de sa propriété collective, de ses propriétés individuelles cultivées sous contraintes collectives.
  • Entendre que cette délibération ne dissocie pas les enjeux politiques, sociaux, économiques, l’objectif étant toujours de permettre à chacun de vivre dignement et à la communauté de prospérer.
  • Mesurer dans un verre doseur adéquat que c’est dans ce contexte que l’idée d’une liberté comme non domination prend corps. Une liberté réciproque qui suppose aussi l’égalité, des droits. « Tous les hommes se sont dressés pour conquérir la liberté et ceux parmi vous qui appartiennent à l’espèce des riches ont peur de la reconnaître car elle s’avance vêtue des habits du rustre… La liberté, c’est l’homme résolu à mettre le monde à l’envers, comment donc s’étonner que des ennemis l’assaillent… » [4] Avant le communisme, il y eut les commons qui opérèrent la première critique libérale du libéralisme.
  • Se tourner ensuite résolument vers le présent, l’actualité. Aujourd’hui, les recettes militantes de biens communs sont aussi variées, voire hétéroclites que disséminées à l’échelle de la planète. La première réunion internationale pour construire une plateforme politique sur les biens communs — elle a eu lieu en octobre 2010 à Berlin — a, par exemple, réuni des représentants de mouvements activistes contre la pauvreté en Afrique du Sud ou en Inde, des organisations de citoyens canadiens, des projets de logement commun en Allemagne et d’opensource informatique américains, des activistes du Net en France, des défenseurs des savoirs traditionnels en Afrique du Sud ou en Australie, des initiatives de réorganisation de l’espace public urbain en Allemagne ou aux États-Unis, des agriculteurs vénézueliens, des mobilisations contre la privatisation de l’eau d’Amérique Latine, etc. La cuisine des biens communs recouvre donc des pratiques contemporaines multiples.

2. Épicerie fine ? Au bon marché conceptuel ?

  • Les auteurs sont parfaitement conscients que les ingrédients qu’ils exigent étant à la fois nombreux et indéterminés, le cuisinier pourrait renoncer devant cette injonction paradoxale à se procurer les produits conceptuels les plus fins. Pour éviter cet écueil, nous lui suggérons d’aller piocher ailleurs, sur un autre marché, lesdits produits.
  • Trouver des produits de premier choix, c’est d’abord bien choisir son marché. Pour parvenir au résultat escompté, on pourra donc observer que les travaux d’Elinor Ostrom, l’économiste américaine des biens communs, se penchaient dès les années 1960 sur des produits centenaires, ceux-là mêmes dont parlait le spectre convoqué : des mares, forêts et terres arables. Or, au moment où elle effectue les recherches qui lui vaudront d’être nobélisée, notre future « cheffe 3 étoiles » est également témoin de l’émergence d’un marché inédit, celui de l’informatique et du réseau internet — dans les années 1990, elle évoquera ces autres biens communs, dits « de la connaissance ». Savoir et information représentent les ingrédients principaux de la dernière recette de capitalisme que nous connaissons. Au sein de ce capitalisme cognitif — ou capitalisme informationnel suivant la terminologie que choisissent les auteurs —, la « propriété intellectuelle » est l’outil d’appropriation qui permet la capitalisation. Information Feudalism : Who Owns the Knowledge Economy ? demandait Peter Drahos, spécialiste des questions de propriété intellectuelle, il y a quelques années. Les luttes d’hier contre le féodalisme se retrouvent.
  • Quand vous croisez un bien commun de la connaissance (mélanger information et culture, exclure toute communication frelatée), qu’il se présente sous forme de fichier numérique ou qu’il soit imprimé matériellement, conservez. Cependant, dans la mesure du possible, évitez les GAF (Google/Amazon/Facebook — l’expression consacrée est GAFA avec Apple). À ce stade, ce marché authentiquement libre, lieu de liens non marchands, vous apparaîtra peut-être également comme un réservoir à spatules, verres doseurs et lames de première main.
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  • Scolie : Marché libre parce que potentiellement anonyme (absence de distinction) et neutre (absence de biais). Si personne n’est à l’abri d’une GAF, avec de la patience, on y trouvera donc toujours quelque communauté réflexive (conseil pour cette dernière étape : veiller beaucoup — se demander « d’où ça vient ? » — exercer son flair historique). Ne pas oublier. Des communautés soucieuses de transparence visitées par des maraîchers partageurs, il s’en trouve encore nombre — suffisamment pour faire nombre, voudrait-on croire. Anonymat, neutralité, transparence, échange non marchand : sur cette terre apparemment immatérielle, on le voit, l’indéterminé pullule, jusqu’à constituer une constellation utile à la pensée, une philosophie politique radicale. La numérisation computationnelle — des 0 et des 1 à première vue peu comestibles —, puis internet — protocoles TCP/IP — en transformant tout contenu informationnel en paquets de données puis en favorisant leur circulation infinie, commencent par éliminer le problème de la rareté : lire un fichier numérique c’est toujours le dupliquer, le reproduire. Mais aussi celui de la propriété : si l’échange d’un fichier numérique n’entraîne pas la privation, le modèle propriétaire de l’accaparement doit disparaître au profit du partage — jusqu’à établir, en acte, la possibilité d’un authentique domaine commun (Creative commons, Wikipedia, licences libres), géré en relative autonomie par les différentes communautés libres qui s’y recréent sans cesse. Qui arriverait sur ce « marché commun » vêtu du tablier du propriétaire intellectuel se heurterait aux maraîchers qui le tiennent. Éviter de s’adresser à eux comme à un marchand ou un fonctionnaire. Ne pas requérir d’eux des choses « tombées » du marché de la propriété intellectuelle dans le « domaine public » : d’abord parce qu’ils refusent la dépréciation du verbe « tomber » ; ensuite parce qu’ils ont pris acte que le « domaine public » n’existait pas, puisque le droit positif ne lui reconnaît pas d’existence propre — tout juste une définition négative. Le domaine public est en effet le résultat de l’extinction des droits d’auteurs, soixante-dix ans après la mort de l’auteur quand les ayants-droits, héritiers sous perfusion à la première, à la deuxième, à la troisième génération, ne chargent pas quelque juriste d’un quelconque montage pour les proroger. Si vous n’avez toujours pas quitté vos habits de propriétaires, renoncez à faire provisions ici. Quant à celui qui en viendrait à douter du caractère tout à fait solide de ces cyber-ingrédients, on conseillera une réorientation : avant la cuisine conceptuelle, s’adonner au génie civil.
  • Refuser tout mélange hasardeux. Se méfier des administrateurs comme des conseils d’administration. Se méfier même de la « gouvernance », un temps épice de la pensée bien vite servie à la sauce de la communication politique professionnelle. Si tout s’est bien passé jusque-là, vous disposez désormais d’un domaine indéterminé — constitué par les ordinateurs en réseau — que nous pourrons caractériser comme un commun, certes issu de programmes militaires et d’appétits industriels, mais aussitôt démilitarisé, détourné, hacké. Sur cet anti-marché, possibilité donc de faire ses courses conceptuelles. Pour l’habillage, préférer les bifurcations à la route de la soie.
  • Pour éviter tout passage à la moulinette-vide-sens, émincer plutôt que hacher. Les biens communs ne doivent pas devenir une variante du « développement durable » chiraquien, ni finir calcinés sous les coups de butoirs des industries semencières, qui se servent du concept pour légitimer la biopiraterie et piocher dans les ressources ici ou là au cri de « Vive les biens communs de l’humanité ! ». Il est conseillé de n’utiliser que des aliments de première qualité, subtils et délicats. Tout protocole qui entendrait contourner cette étape incertaine de la recette courrait le risque d’une faillite certaine (en l’occurrence, celui de Nagoya, décidé en 2010 lors de la Conférence des Nations unies sur la diversité biologique).
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3. De l’écologie et de l’économie : oikonomia

  • Veiller à laisser la texture de ce plat indéterminée. Convoquer la théorie économique pour mieux la mettre à distance. Ne pas oublier que cette théorie distingue habituellement les biens privés des biens collectifs purs par le fait que ces derniers sont à la fois non rivaux (leur usage par un individu n’empêche pas qu’un autre en use aussi) et non exclusifs (on ne peut pas empêcher des individus de consommer ce type de bien, une fois qu’il est produit). Ici les biens peuvent être aussi bien rivaux que non rivaux, et ne sont pas nécessairement non exclusifs.
  • Communaliser les ingrédients. En d’autres termes, ce ne sont pas tant leurs caractéristiques propres que leur mode de gestion qui en fera des biens communs réussis. Jeter la coquille propriété, puisqu’il ne suffit pas qu’un bien fasse l’objet d’une propriété collective pour qu’il soit commun. Comme le dit la toque David Bollier, un militant de la cause des biens communs, l’intérêt est de se focaliser sur l’intendance (« stewardship ») et non sur la propriété. Autrement dit, tout est dans le tour de main.
  • Car tout bien commun conjugue des ressources (common pool resources), des citoyens ou une communauté, et des règles, des normes négociées dans un cadre coopératif pour gérer ces ressources partagées. Une fois ceci posé, on comprend que des terres agricoles, mais aussi des publications scientifiques, des jardins urbains, des logiciels ou des ressources halieutiques peuvent être considérées comme des biens communs ou pourraient le devenir. Les biens communs sont ainsi définis par des règles de production, d’accès, de partage, de circulation au sein d’une communauté. Cette communauté peut être localisée géographiquement (attachée à un territoire) ou composée d’internautes vivant aux quatre coins du monde. Elle peut être constituée de centaines de milliers de personnes ou se limiter à un village. Les régimes de participation ou d’accès peuvent être très variables, mais sont déterminés par la communauté. Car il ne peut y avoir de communs sans en commun (le fameux commoning anglais). Ainsi rien n’est bien commun par nature.
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4. De l’antilibéralisme et du libéralisme

  • Quels liants utilisez-vous ? L’État ? Le marché ? — ni l’un ni l’autre. Ils ne sont que des ingrédients secondaires. Une des particularités de la cuisine des biens communs est de ne faire de l’État ni le pourvoyeur indispensable, ni le régulateur au service du marché. L’horizon dessiné par les biens communs nous propose autre chose qu’une nostalgie de l’État-providence, mais elle ne nous remet pas aux mains du marché. Les communs ne supposent pas l’existence d’un intérêt général premier qu’une puissance supérieure, l’État, aurait en charge de réaliser. L’intérêt commun ne préexiste pas ; il émerge dans sa radicalité par les pratiques de décision et de gestion collectives. Une politique des communs ne suppose pas l’existence préalable d’un accord ou d’un compromis. Là où les organisations internationales et transnationales, les entreprises privées et les organismes économiques nous imposent des recettes toutes prêtes, telles celles que les chefs imposent à leurs commis et l’industrie agro-alimentaire aux consommateurs, les biens communs proposent une anti-recette. Les biens communs ne sont pas une méthode où les étapes et les procédures sont fixées par avance, une concoction où les ingrédients, les ustensiles et les techniques sont imposés.
  • Prendre donc quelques pincées d’intérêts divergents voire disparates, en comptant sur la volonté de s’impliquer collégialement dans un processus dont les participants dégagent eux-mêmes les procédures et les enjeux. L’intérêt commun advient progressivement dans la gestion participative d’un processus de mise en commun du monde.
  • À l’encontre de l’industrie agro-alimentaire relayée par les émissions de télé-réalité culinaire qui présupposent ce que sont le bon et le beau et qui l’imposent aux consommateurs-téléspectateurs, à l’encontre de la théorie économique néoclassique qui suppose que l’homme est un agent rationnel, les biens communs proposent une définition du juste et du viable qui émerge des pratiques collectives. La proposition des biens communs permet une critique de l’homo œconomicus, celui-là même qui dans le mythe de la « tragédie des communs », a besoin de la propriété privée pour limiter ses usages insatiables de la terre, des forêts etc. Elle permet une critique de l’accumulation individuelle mais aussi de l’accumulation comme fin en soi, puisque c’est désormais l’usage, le partage, la participation qui apparaissent comme buts ultimes. Une critique de la propriété étatique, aussi, puisque celle-ci ne serait que le pendant minoritaire de la propriété privée prise comme modèle.
  • Rejeter ainsi le modèle proposé pose les premières bases d’une entente. Militants et mobilisations partagent un ennemi commun : un secteur privé qui, avec l’aide de ses alliés politiques, impose un mode de fonctionnement de la société fondé sur l’appropriation et le contrôle de la propriété. Alors que la plupart de nos luttes sont des protestations, des résistances, des réactions (ô combien nécessaires et légitimes), les biens communs laissent entrevoir la possibilité de conquêtes nouvelles, la croyance renouvelée dans des procédures de gestion commune du monde, plus viables, plus démocratiques, plus joyeuses. À l’exigence de productivité, les communs opposent la prise en charge collective et démocratique des ressources naturelles et du patrimoine immatériel. À l’impératif de rentabilité, les communs opposent la viabilité écologique et l’égalité sociale dans un monde partagé. À l’injonction d’efficacité, ils opposent la joie de l’agir en commun. Et pourquoi pas des fêtes du partage pendant lesquelles on se donne des chansons en wifi, des graines, des recettes, des livres, des notices de radiateurs, des films incroyables, des photos de son chat, des conseils de bricolage, etc. ?

5. De l’utopie et de l’anti-utopie

  • Aimer le donné. Aimer les données. Et leur circulation. Projeter cet amour le plus loin, au bout de ses conséquences.
  • Surtout, surtout, encore une fois, ne pas mettre le feu trop fort : la notion de biens communs n’induit pas une logique de bouleversement fulgurant.
  • Si elle semble pouvoir se résumer à une simple proposition de meilleure gestion de situations, ne pas hésiter à rêver romantiquement au rassemblement et à la convergence des luttes qui s’opèrent. Cette magie a ses limites, mais joue un rôle clef dans le succès de la recette.
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  • Émulsionner. La possible alliance d’agriculteurs, de chercheurs, de malades du sida, de libraires, de malvoyants etc., montre que la mayonnaise sociale est susceptible de prendre, au-delà des intérêts spécifiques, des cultures politiques ou institutionnelles, des frontières des États dont ils sont citoyens.
  • Compter sur la capillarité, corrélative de l’horizontalité qui caractérise la gestion collaborative promue par les biens communs. Avant de répandre le nappage, vérifier qu’il ne reste aucun grumeau. Si c’est le cas, reprendre la deuxième étape de la recette, définir, expliciter, s’éduquer mutuellement, varier les aliments conceptuels. Si l’élan pousse les uns vers les autres, une fois dans une même pièce, les discussions peuvent être longues. Ne pas s’en inquiéter. Poursuivre. Les savoirs traditionnels de populations autochtones Kanak ne sont pas des biens communs globaux. Aussi l’onctuosité du coulis, donc sa capacité à se répandre et à marier les saveurs disparates, est toujours à reprendre. En chemin, résister à l’amertume de la réunionnite qui pourrait en découler. Le cas échéant rajouter un peu d’huile. En dernière extrémité, un jaune d’œuf.
  • Que faire des restes ? Si ne sont engagées dans la tentative des biens communs que les ressources que l’on décide de produire et gérer en commun, il y aura toujours un reste du monde qui y échappe. Le coulis des biens communs n’est pas une potion magique. Il n’est pas la solution ultime qui se proposerait de remplacer toute autre forme d’organisation et de production. Contrairement à la « propriété intellectuelle » en son temps, nous savons déjà qu’il n’est pas un remède miracle capable de répondre à tous les problèmes et de permettre toutes les inventions. Le gâteau ne sera pas entièrement nappé, mais nous disposerons alors, pour reprendre l’expression de la toque Valérie Peugeot, membre de l’association Vecam qui travaille sur les enjeux sociétaux des technologies de l’information, d’une utopie pragmatique consommable sous toutes les latitudes.
  • Pourtant, sous ses dehors de cuisine à la bonne franquette, cette proposition de recette politique est aussi porteuse d’un potentiel de radicalité. Avec elle s’inventent des formes de vie qui tranchent d’autant plus nettement avec les modèles dominants que ceux-ci se sont eux-mêmes radicalisés. Elle fait réémerger de la collégialité, de l’autogestion, là où la privatisation et la logique de marché ont avant tout pour effet de limiter les choix et les possibilités pour une majorité d’individus. Elle oblige à tout reconsidérer, invite perpétuelle à une gastronomie partagée.
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  • Pour concocter des biens communs, éviter les surgelés, privilégier le frais, dépenser sans compter. Laisser libre cours à son intuition. À terme, l’habitude aidant, on pourra même se passer de verre doseur.
  • Au nom des biens communs, les commis de cuisine tentent d’engager un changement social qui ne prendra ni les formes d’un grand soir, avec sa dépense d’énergie comme une déflagration brutale, ni celle d’une réforme du dedans. Ni grande flambée, ni cuisson à l’étouffée.
  • Les biens communs sont une utopie concrète, de celles qui nous font agir sans être réalisables. Pas une illusion, mais un rêve avec lequel on se réveille et qui inquiète notre réalité, une croyance qui nous mobilise parce qu’elle suscite notre adhésion, un impossible qui nous rend réaliste. Face au pragmatisme néolibéral qui fait de la rentabilité la seule norme de gestion efficace du monde, les communs dessinent l’horizon de goûts encore inaperçus.
  • Nous voulions une recette. De celles qui nous permettent d’espérer une meilleure pitance pour le repas d’un soir. Que nenni ! Nous n’avons trouvé ni recette, ni ingrédients prêts à l’emploi, mais des ressources inépuisables pour une anti-recette.

Notes

[1Gerrard Winstanley. L’Étendard déployé des vrais niveleurs (1649). Traduction de Benjamin Fau. Allia, 2007.

[2 Gerrard Winstanley. La Loi de liberté (1652). Traduction d’Étienne Lesourd. Les Nuits rouges, 2012.

[3A letter to Lord Fairfax and his Council of War, texte rédigé par Gerrard Winstanley, 1649.

[4G. Winstanley, A Watch-word to the City of London and the Armie, 1649.