Quand les malades investissent les rues de Bâle récit d’une mobilisation réussie
par Cécile Cadu & Pauline Londeix
Le 1er avril 2013, le géant pharmaceutique Novartis est défait dans sa bataille judiciaire contre l’Inde. Avec ce jugement, la production de médicaments génériques dans le pays est durablement préservée. La presse suisse parle d’une « grosse claque » pour le laboratoire. L’humiliation est d’autant plus grande que les activistes ont réussi à porter le combat pour l’accès aux traitements des malades du Sud dans les rues de la capitale mondiale de l’industrie pharmaceutique : Bâle. Ils nous racontent la mobilisation et ses aléas.
Septembre 2011, Corée du Sud. Conférence sur le sida dans la région Asie-Pacifique. Les activistes qui luttent pour l’accès aux médicaments savent qu’ils se préparent à une bataille capitale sur les brevets des produits pharmaceutiques. Cela se jouera en Inde, autour d’un procès majeur pour l’accès aux médicaments, entre le laboratoire Novartis et le gouvernement indien qui opposera des usages et des interprétations concurrentes de la « propriété intellectuelle ».
Quelles stratégies adopter pour faire prévaloir les droits des malades à travers ce procès ? La tâche s’annonce ardue : le discours alternatif sur les brevets et la « propriété intellectuelle » semble bien trop technique pour susciter la mobilisation collective. Dans ces conditions, comment mettre en échec la multinationale ?
Tout commence en 1993, lorsque Novartis dépose, sans succès, une demande de brevet sur l’Imatinib (mesylate), utilisé notamment contre la leucémie. En 1995, l’Inde intègre l’OMC et s’engage à appliquer, dès 2005, ses accords sur la propriété intellectuelle qui règlementent les brevets (Adpic). En 1998, Novartis revient à la charge et dépose une demande pour une formule légèrement améliorée de la même molécule, l’Imatinib mesylate forme beta cristalline, qui sera refusée par le bureau indien des brevets en 2006. « Quand l’Inde a été contrainte d’amender sa loi sur les brevets en 2005 pour se conformer aux règles de l’OMC, nous avons demandé aux autorités indiennes de prendre en considération les enjeux de santé publique. Les législateurs indiens ont alors répondu par l’inclusion dans la loi indienne d’un article, la section 3(d) prenant en compte les flexibilités des ADPIC. » commente Ellen ’T Hoen, experte de ces questions et ancienne responsable de la campagne d’accès aux médicaments de Médecins sans frontières. La section 3(d) est essentielle, car elle restreint le champ de ce qui peut être considéré comme une « nouveauté ». Elle est un garde-fou contre les demandes excessives des laboratoires en matière de brevets et à la pratique courante de « l’evergreening » qui consiste à redemander un brevet pour une version légèrement modifiée d’une molécule.
Ainsi, en 2006, l’Inde refuse d’accorder un brevet au Glivec, et Novartis annonce qu’il conteste cette décision devant les tribunaux. Ses objectifs : prouver que l’Inde enfreint la législation internationale en matière de propriété intellectuelle, obtenir une nouvelle durée d’exclusivité sur le médicament et affaiblir la section 3(d).Novartis revendique notamment ce monopole au nom de ses investissements en recherche et développement (R&D) pour mettre au point le Glivec. Or, selon le rapport financier de Novartis, 2010 est une « nouvelle année de croissance » pour la troisième firme au monde en termes de profits. La branche « qui fournit des médicaments, dont le Glivec (4,3 milliards de dollars), tire la croissance des ventes vers le haut (+11 %). ». Selon Novartis, les ventes mondiales de Glivec ont rapporté à la firme 2,980 milliards de dollars en 2010. Si l’on additionne ce chiffre d’affaires à celui des années précédentes, on voit bien que Novartis a largement amorti ses prétendus investissements en R&D. En 2011 pourtant, loin de se rendre aux verdicts successifs des juridictions indiennes, Novartis annonce qu’il porte sa plainte contre le gouvernement indien devant la Cour Suprême, son ultime recours. Si Novartis l’emportait, la production des génériques du Glivec devrait cesser. Pour beaucoup de malades, cela signerait la fin de l’accessibilité de ce médicament. Selon MSF, son coût lorsqu’il est vendu par Novartis ests de 4 000 dollars par personne et par mois en Inde contre 73 dollars pour ses concurrents génériques. Une décision favorable à Novartis ouvrirait également la voie royale à des procès similaires intentés par l’industrie pharmaceutique. Elle priverait ainsi les malades de nouvelles options thérapeutiques, alors même que l’industrie indienne approvisionne en génériques des millions de malades dans des pays en développement depuis plus d’une décennie. L’enjeu est crucial alors que ces pays affrontent une transition épidémiologique : les maladies non-transmissibles pèsent de plus en plus sur les populations et les systèmes de santé.
Pour les activistes du monde entier, scandalisés par le cynisme de Novartis, il faut donc trouver impérativement le moyen de rendre public ce que trame Novartis à New Delhi. En septembre 2011, différentes organisations coordonnent une campagne commune, intitulée : Novartis : making a killing in profits (« Novartis : une tuerie sur les marchés ») dans laquelle s’engagent entre autres l’ALCS-Maroc, APN+, DNP+, Act Up-Paris et ITPC [1]. L’affiche qui accompagne le slogan met en scène des vautours. Le ton est donné : les malades ne laisseront plus le laboratoire se repaître de leur santé. Et pour marquer la rupture avec le discours de Novartis, la même semaine, les activistes d’Act Up-Paris décident de montrer aux dirigeants du siège français la réalité de la politique du laboratoire : face aux vies cadenassées par les demandes abusives de brevets, ils verrouillent, d’un cadenas et d’une chaîne, l’entrée du bâtiment et recouvrent le portail de faux sang et d’affichettes. Les médias présents demandent à Novartis une réaction, qui finira par arriver, dans la précipitation, depuis le siège du laboratoire, à Bâle. Sans surprise, Novartis nie tout ce qui lui est reproché avec la rhétorique habituelle de l’industrie pharmaceutique. Dans un communiqué, Novartis répond aux arguments des activistes : « Une manifestation non autorisée qui s’est déroulée aujourd’hui devant les bureaux de Novartis France dépeint de manière erronée le possible impact de notre procès sur un brevet en Inde. […] Notre action en justice n’aura aucun impact sur l’accès aux médicaments dans les pays pauvres ».
Cette réaction du laboratoire, sous la pression activiste de Paris, permet de mesurer à quel point il n’est pas préparé à défendre son image face à la réalité dans laquelle il plonge les malades. Les activistes veulent s’engouffrer dans la brèche, pousser Novartis à commettre d’autres erreurs de communication, et attirer l’attention des médias sur le procès en Inde.
Si Novartis a réagi si fortement à Paris, qu’en sera-t-il au plus près de son siège, sur son territoire, en Suisse, à Bâle ? Avec d’autres activistes, nous créons « Act Up-Basel » (Act Up-Bâle), pur outil de guerre contre Novartis : nous mettons en place un site internet et préparons un communiqué de presse annonçant la création du groupe activiste le 14 octobre 2011 : « L’industrie pharmaceutique fixe les prix de ses médicaments à des niveaux exorbitants, préférant fournir un groupe d’élites plutôt que de vendre des quantités plus importantes à des prix plus accessibles. Dans le jargon économique, ces malades exclus sont appelés « pertes sèches » (dead-weight cost) — dans le monde réel, ils sont plutôt appelés des « morts ». Novartis déclare la guerre aux malades dans le monde entier. C’est la raison pour laquelle, nous, personnes malades, activistes et experts, avons décidé de lancer Act Up-Basel pour déclarer la guerre à l’industrie [2] ».
Sur le site, un miroir pour Novartis : nous publions une affichette représentant le PDG de la firme en Dexter, « Son tueur en série préféré ». La réaction est immédiate, Novartis contacte Act Up-Basel et nous rencontrons deux conseillers juridiques du siège suisse à Paris, dans un café, le 9 novembre. Ils veulent savoir qui est derrière Act Up-Basel.
Ils s’inquiètent… des malades ? Du procès en Inde ? Des génériques ? Pas du tout. Ils s’inquiètent des méthodes que compte employer Act Up-Basel et déploient, en vrac, le récit de leurs démêlés avec les animals activists, des militants contre les tests pharmaceutiques sur les animaux. Tout y passe, l’école maternelle du petit-fils de l’un des dirigeants pris en otage, la tombe de la grand-mère d’un autre saccagée, les voitures de luxe des dirigeants de Novartis incendiées à travers l’Europe. On croit rêver devant si peu d’à propos et leur mépris manifeste des malades. Dans les heures qui suivent cette rencontre, nous recevons une mise en demeure de Novartis demandant de retirer la photo du PDG de Novartis en Dexter. La formulation mérite le détour : « Nous avons établi qu’une petite partie des contenus trouvés sur actupbasel.org (en particulier les images montrant J. Jimenez avec des éclaboussures de sang et la légende « Le tueur en série préféré de Novartis ») sont diffamatoires. L’image mentionnée suggère que l’actuel PDG de Novartis est un tueur en série, ce qui est abject. […] Même si l’on pourrait opposer que l’image doit être considérée comme une simple parodie, inspirée de la série américaine télévisée « Dexter », ce serait tout autant diffamatoire, puisque, en réalité, le personnage imaginaire Dexter Morgan est un tueur en série. ». Nous faisons finalement le choix de remplacer le visuel en page d’accueil par un visuel « Novartis — entertainment » (« divertissement ») afin de signifier que l’image du PDG en Dexter Morgan n’est que le premier épisode d’une longue série.
Le site internet d’Act Up-Basel devient le visage numérique de la coalition internationale contre les fins poursuivies par Novartis. Un espace pour un autre discours sur la propriété intellectuelle. Bâle, bien plus qu’une simple ville, est un symbole, celui de l’empire pharmaceutique. Lorsque l’on met en balance le nombre d’habitants de cette ville, le nombre d’employés de Novartis, et des Laboratoires Roche, il est difficile, voire impossible, de croiser une personne dans cette ville, dont l’histoire personnelle ou familiale n’est pas liée d’une manière ou d’une autre à l’industrie pharmaceutique. Act Up-Basel va relier chaque habitant à chacun des malades concernés par ce procès. Il fait symboliquement entrer les malades dans les rues de la ville.
Étape suivante : Bâle toujours, et l’assemblée générale des actionnaires de Novartis qui s’y déroule, le 23 février 2012. Aux côtés d’autres organisations, nous déposons une demande de rassemblement. Aléas des découpages administratifs de la ville, sur l’autorisation que nous avons reçue de la police du canton de Bâle, des limites très précises sont fixées : nous aurons interdiction de manifester sur les marches menant à l’entrée du bâtiment, car nous entrerions dans un autre canton. À moins que nous ne demandions une seconde autorisation… Nous voilà donc cantonnés entre deux arbres espacés d’une dizaine de mètres. En revanche, la législation suisse ne s’est pas prononcée sur une limite sonore. C’est ce que nous utiliserons.
Notre projet est simple. Nous demandons aux malades et activistes du monde entier de nous envoyer une courte vidéo : face à la caméra, dans leur langue, ils expliqueront pourquoi ils demandent à Novartis de retirer sa plainte. Nous recevons une soixantaine de témoignages vidéo de Corée du Sud, Thaïlande, Philippines, Inde, Indonésie, Argentine, Maroc, Allemagne, Burkina Faso, Kenya, Russie, Ukraine, France. Nous en recevons jusqu’au dernier moment, jusque tard dans la nuit qui précède le rassemblement. Mais au matin, devant les premiers actionnaires encore endormis qui se dirigent vers l’assemblée générale, s’affichent les visages, les corps, les mots des malades du monde entier qui leur demandent de retirer cette plainte, drop the case !, droit dans les yeux. Ces vidéos seront diffusées en boucle pendant plusieurs heures, substituant à l’impersonnelle rengaine de l’argumentation de Novartis la viscérale ritournelle de ceux qui veulent vivre.
Objectif atteint. Nous voulions réaliser une interaction entre les malades des pays du Sud touchés par les décisions de Novartis et ses actionnaires au Nord, à Bâle, qui se déplaçaient pour toucher leur dividende. Pendant l’assemblée générale, son directeur Daniel Vasella mentionne Act Up et conteste à nouveau les arguments des activistes. Selon des témoignages de participants, le volume sonore permet d’entendre les demandes des activistes jusque dans les couloirs du bâtiment.
Dans les mois qui suivront, et dans l’attente des premières audiences du procès, repoussées maintes fois, la mobilisation continuera à travers le monde. Novartis ne retirera pas sa plainte. Mais sous la pression activiste, son image publique est largement abimée. De son côté, la justice indienne auditionne des experts. Malades et activistes attendent avec impatience et inquiétude de savoir quelle sera son interprétation de la section 3(d). Le 1er avril 2013, la Cour suprême de Delhi rend son verdict : « La Cour suprême a rejeté la demande de Novartis, soutenant : que dans le cas des médicaments, l’efficacité signifie « l’efficacité thérapeutique » ; que ce critère doit être interprété « de manière stricte et rigoureuse » ; qu’enfin les propriétés physico-chimiques [des spécialités comme le Glivec dont Novartis entend conserver l’exclusivité], si elles peuvent être bénéfiques pour certains patients, ne remplissent pas ce critère » analyse Anand Grover, qui représentait l’association d’aide aux malades du cancer devant la Cour Suprême. « La vie de nombreuses personnes ne peut pas être prise en otage pour les profits de quelques uns. La section 3(d) touche l’équilibre juste entre innovation et accès. » conclut-il. « Le verdict de la Cour Suprême montre que le gouvernement indien est sérieux et engagé quand il s’agit de protéger la vie de ses citoyens ainsi que celle des millions de personnes à travers le monde. » déclare pour sa part Loon Gangte du Delhi Network of Positive people.
Pour German Velasquez, ancien directeur à l’OMS pour la Santé publique, l’innovation et la propriété intellectuelle, et actuel conseiller au South center : « Dans les cercles juridiques de New Delhi une rumeur a circulé selon laquelle l’avocat de Novartis durant le procès touchait 40 000 dollars par jour. Quel gâchis pour arriver à un tel fiasco ! […] De manière cynique, comme la loi indienne ne lui plaît pas, le géant suisse essaie de la changer. La veille du rendu du jugement, le directeur de la recherche chez Novartis a d’ailleurs déclaré que “si la situation actuelle continue, et que les améliorations sur des molécules existantes continuent à ne pas être brevetables, ces « nouveaux » médicaments ne seront plus commercialisés en Inde.” »
Dix-huit ans après la signature des accords de l’OMC sur la propriété intellectuelle, la bataille pour l’accès aux médicaments a remporté une nouvelle victoire. La voix des malades des pays du Sud a été entendue. Mais elle est loin d’être gagnée. La stratégie de Novartis a fortement contribué à fendre le vernis vertueux de la firme : on la sait maintenant prête à tout pour protéger ses profits, même prête à menacer de mettre de nombreux malades en danger en se retirant du marché indien.
Post-scriptum
Cécile Cadu et Pauline Londeix sont co-fondatrices d’Act Up-Basel et anciennes vice-présidentes d’Act Up-Paris. Pauline Londeix est aujourd’hui engagée pour l’accès aux médicaments aux côtés d’ITPC en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.
Notes
[1] L’association de lutte contre le sida marocaine (ALCS), le réseau des personnes vivant avec le VIH dans la région Asie-Pacifique (APN+), Act Up-Paris, la Coalition internationale pour la préparation aux traitements (ITPC), le réseau des femmes argentines vivant avec le VIH et Treatment Action Group d’Afrique du Sud.
[2] Voir le communiqué d’Act Up-Basel : http://www.actupbasel.org/actupbase...