Pays d’été
Le ruisseau qui traverse le village, se divisant soudain en deux dans le virage après le Bar-Tabac pour disparaître sous la route, rejaillir en mince cascade sous la fenêtre de la cuisine et dévaler la pente de la rue principale et unique que surveillent les persiennes closes, se sépare artificiellement du torrent un ou deux kilomètres en amont au lieu dit La Colombrine, brusque clairière minérale, escaliers de bassins naturels où l’eau ralentit, se réchauffe à peine avant de replonger à couvert dans l’ombre dense de son lit étroit et dissimulé, tunnel glacé des truites, chaos déboulé de la montagne dans la préhistoire de l’île. À La Colombrine, un étroit cours d’eau est détourné à des fins complexes d’irrigation des jardins qui se succèdent jusqu’au village, système orchestré par des lois non écrites qui permettent tel jour à telle heure à untel de faire barrage avec une grosse pierre plate et des chiffons afin que l’eau se déverse dans les rigoles de ses plantations épanouies, toujours épanouies et géantes, les haricots se hissant à deux fois sa taille d’enfant. Se déversant ainsi aimablement à droite à gauche, inépuisable, le ruisseau se dépêche pourtant de courir jusqu’au village, tombe d’un talus sur le bas-côté de la route à une centaine de mètres des premières maisons, domestiqué dans le ciment, devenu brièvement caniveau, perdant sa végétation vert tendre, danse adorable sur les cailloux, au profit d’une algue légère rousse ou vert sombre, ou bien de rien, coulant nu dans le canal, disparaissant sous de minuscules tunnels maçonnés où ils passent des heures accroupis à faire naviguer des feuilles piquées de bâtonnets, des bouchons de plastique, des pailles, des mégots et tout ce qui se ramasse à proximité du Bar et flotte.
La nuit c’est lui qui fait un bruit de cascade sous la fenêtre de la chambre, parce qu’encore il tombe de haut, se mariant au son continu de la fontaine il forme une chute verticale après avoir traversé la route, se précipite vers le bas du village, le long de la rue en pente qu’on descend en courant lorsqu’on est petit, un cri bloqué dans les poumons. La nuit il berce, le matin il berce, toutes les montagnes cascadant, ruisselant sempiternelles jusqu’à la mer, toute l’île chantonnant de cours d’eau, torrents, ruisseaux, ruissellements, fontaines, jolis caniveaux, bruit doux de l’été, grossi au printemps que je ne connais pas.
Dans le virage donc le ruisseau se divise, le cours qui ne descend pas vers le fond du village suit le bas-côté de la route et va se perdre dans la décharge sous le pont, la poubelle à ciel ouvert d’avant le service de voirie, à ciel voilé tout de même par une épaisse jungle, un manteau de ronces jaillies en furies de la fosse et se lançant à l’assaut du coteau où elles sont repoussées par un maquis tout aussi dense, si impraticable que je ne me souviens pas que même une chèvre s’y soit aventurée le soir à l’heure où elles descendent en caprices, en routes retorses, zigzagantes, moqueuses et lentes à obéir aux sifflements des hommes perchés sur les murets, pas loin de la décharge. Oui oui j’arrive, elles secouent les oreilles, oui appelle-moi encore un peu, elles minaudent raides, peu sensuelles et pourtant bien sûres d’elles, on dirait que rien n’atteint les chèvres, elles se moquent de tout et là réside leur petite indéboulonnable souveraineté. Debout chaque soir sur les murs les hommes font des sifflements modulés, répétés, leur dialogue avec les chèvres, qui annonce aussi que c’est l’heure où la grand-mère a déjà commencé à préparer son souper et bientôt il faudra mettre la table. Les hommes ne s’impatientent pas et leur voix jaillit et monte haut dans le bleu du jour qui fonce déjà — plus bleue surtout, plus sombre que partout ailleurs la combe où s’est répandu le ruisseau, comme un liquide gaspillé, en filets silencieux désormais qui serpentent entre les ordures, dans cette odeur mi-charogne mi-pourriture végétale qui monte de la zone et fait ralentir le pas, car c’est l’odeur du découragement.
On ne traîne pas par ici où les choses pourrissent lentement, elle y fut parfois attirée par l’odeur précise de la décomposition : qui avait agonisé là, quelle bête qu’elle aurait pu sauver si elle l’avait su plus tôt, si elle avait prêté l’oreille à ces gémissements infimes, surnaturels comme des voix et pourtant des petits animaux avaient vécu peut-être une journée entière dans les détritus du village assassin. Complices étaient encore les villageois dans la mise à mort du cochon qui avait eu lieu dans la même zone, un peu en contrebas dans le jardin sous le séchoir à châtaignes. On ne tuait jamais de cochon l’été, c’était une affaire exceptionnelle décidée par le Bar qui offrait un méchoui à tout le village, un soir lourd de la fin août — pour quelle raison ? Elle mangea les lasagnes très poivrées mais ne toucha pas à la viande, plus tôt dans l’après-midi elle s’était enfermée en vain pour ne pas entendre les hurlements du cochon, elle le regarda ensuite mort pendu par les pieds tandis que les hommes passaient sa peau blanche au chalumeau, puis là-bas, dans le jardin en contrebas où de sa fenêtre elle les voyait affairés avec leurs couteaux autour du cadavre couché, il y eut comme au centre de la scène un seau rempli d’une matière molle et sombre, c’est le ventre, lui dit-on, u ventru. Il lui semblait que le seau concentrait toute la honte de cette journée, elle ne comprit pas ce qu’on mangeait, ce qu’on jetait, la fumée s’élevait et sentait bon, le ciel était bas, les montagnes disparues sous ce brouillard qui descendait chaque jour au milieu de l’après-midi pour annoncer le déclin de l’été. Ce jour-là, la mise à mort du cochon faisait surgir novembre, l’époque où l’on commence à tuer les bêtes dans le village rendu à sa solitude. Les jours de juillet où le petit animal prénommé Kiki jouait avec les enfants à la terrasse du Bar, se prêtant avec humour à toutes leurs fantaisies, étaient enfuis depuis longtemps. L’été avait suffi pour que Kiki engraisse, sans toutefois qu’il soit à son vrai poids d’adulte mâle et comestible : ce serait un petit méchoui, d’ailleurs il n’y avait pas tellement de tables mises sur la route devant les maisons, des familles étaient déjà parties, d’autres sans doute ne parlaient plus au patron du Bar.
Elle aussi poussait pendant l’été, avec indifférence, vigoureusement, toujours plus apte aux escalades et agile sur les rochers glissants du torrent, elle pouvait compter sur ses pieds nus ou chaussés d’espadrilles, sur ses petites jambes bronzées sous les jupes à volants cousues par sa grand-mère, cotonnade de fleurs minuscules, amples, fraîches, pratiques, pieds et jambes ne lui feraient jamais défaut, par la suite ne la trahiraient jamais, toujours elle serait chèvre, mule, infatigable. Mais elle grandissait. Constat énoncé aux premiers jours de l’été lorsqu’elle sortait le matin sur le seuil de la maison, fraîchement lavée, habillée, coiffée, droit exposée aux regards, jauges et commentaires de chaque passant, on franchit le pas de la porte et l’on est sur la place du village, trois pas encore et l’on quitte l’ombre de la maison qui coupe la place en deux pour être en plein soleil, déjà chaud à dix heures, bises, je passe en quatrième cette année, bises, non mon frère arrive plus tard, bises, mouches, c’est une belle petite, le soleil darde ses rayons sur les épaules nues, beaux yeux, beaux cheveux, seins qui poussent, elle commence à avoir honte. Laissera la place, laissera les mouches, laissera le soleil et disparaîtra derrière le rideau de plastique dans la cuisine de la grand-mère, se planquera aux persiennes pour guetter qui monte et qui descend, ne parlera plus aux bêtes, craindra la chaleur des après-midi.
Le gros mûrier de la place, une curiosité botanique qui intrigue seulement les touristes, constelle le sol de gros fruits grenat écrasés qui affolent les mouches, tachent le linge qui sèche, les carrosseries, tachent de sang son pantalon blanc lorsqu’elle a quinze ans, et un été il aura disparu, abattu sans scrupules pour faire place nette aux voitures rutilantes des cousins.
Les périmètres déjà complexes de l’enfance se brouillent encore. Descendre au-delà de l’église devient insensé. Passer devant la maison de untel ou untel demande des efforts surhumains, la mort des vieux qui avaient toujours été assis devant leur porte livre progressivement la rue à l’incertitude, la rend méconnaissable. Quelle contenance adopter ? Vides, silencieuses, les ruelles qui descendent vers le fond du village sont pleines d’yeux. Impossible de se rendre à tel ou tel endroit saluer la portée d’une chienne ou attraper des chatons : elle a passé l’âge. Quel est l’été où on lui demanda encore de se faufiler à l’intérieur du trou d’un vieux châtaigner pour récupérer des chiots nouveau-nés ? Il est encore normal de : descendre à la fontaine à toute heure (et d’y laver à la brosse ses espadrilles, au moins deux fois dans l’été), se poser sur tous les murets du haut du village, traîner un peu partout au Bar n’importe quand sauf à l’heure de la sieste (mais on ne s’y amuse plus comme avant, les trois enfants du Bar travaillent du matin au soir), ronger son frein sur la place à l’heure du tricot et des poussettes, tourner autour des joueurs de cartes, tourner autour des joueurs de boules, faire des flippers, nourrir les chats, errer sur la route avec les chiens amis, monter aux chèvres le soir, se planter sur le rocher d’où l’on voit la ligne du village serpenter sur sa crête, toits irisés et jardins en cascade jusqu’au torrent enfoui.
Un été elle a un vélo elle chante sur la route Rendez-vous au Paradis Attention c’est un piège, fait cinquante allers-retours par jour entre le village et l’endroit qu’on appelle Le Moulin en pensant à un garçon beau et fade. Sur le coteau dans le virage, au-dessus du jardin du vieux Pierre-Jean, elles font avec Marie-Lou des lits épais de fougère sous l’arbre où elles s’inventent des chambres, de là invisibles on voit bien la route. Elle s’allonge, les bras dans le ruisseau, la chanson hypnotique de l’eau sauve les heures désespérantes de l’après-midi, les herbes ondulent comme des cheveux derrière le miroir, les cailloux miroitent, tous les sons du monde ont basculé dans le courant.
Un été elle boira systématiquement, avec volupté et un peu de crainte l’eau du ruisseau, le menton dans l’eau glacée savoureuse, appliquée comme un cheval, parce que le garçon méchant, railleur, persécuteur de chats, que plus tard elle aimera comme une femme, lui a dit qu’elle était potable. Ce délice ne durera pas plus qu’un amour d’été, car on la sermonnera : on ne boit pas l’eau des cours d’eau, toutes sortes de bêtes pissent et crèvent dedans en amont ! Elle aime qu’on l’envoie chercher le vin au Bar. Elle porte deux bouteilles vides bien rincées, les donne au garçon qui avant de siphonner le tonneau aspire un peu de vin dans sa bouche, toujours sur elle l’œil moqueur, ensuite ils discutent de choses et d’autres ou se taisent pendant qu’il remplit les bouteilles, ils sont en bas de l’escalier qui mène à l’appartement, près des machines à sous dans un réduit où flotte toujours l’odeur du vin.
Plus elle grandit plus son frère l’écarte. Plus rien ne se fait sans vélomoteur, elle tourne en rond en haut du village avec Marie-Lou, sous de menus prétextes vont à pied au village voisin, au Bar des Ormeaux son frère joue aux cartes, fréquente des garçons, des filles, encore un périmètre interdit. Elle se promène avec sa mère, elles discutent de l’année à venir, prennent des bonnes résolutions.
Les soirs après dîner, tout le monde est assis sur le muret, presque dans l’obscurité. Ils regardent l’ampoule de l’éclairage public qui grouille de moucherons et de fourmis ailées, de temps en temps un gros rat court sur le fil électrique et tous s’exclament. On entend la cascade du ruisseau, la fontaine, les grillons, les voix plus lointaines et animées de la petite terrasse du Bar. À intervalles réguliers, mais peu fréquents, ils se retrouvent tous braqués par les phares d’une voiture qui passe sur la route. Les voix s’interrompent, reprennent. La conversation est en corse, ils rient souvent, parfois on lui traduit ce qui était drôle, mais elle aime bien être bercée par la langue familière, a-de-tou, a-de-tou. Souvent ils vont marcher sur la route, passé la dernière maison c’est le noir complet, les nuits sont très claires alors même sans lune les étoiles leur blanchissent la route. Le chant des grillons a enflé. Il y a un endroit qu’elle redoute, un arbre mort qui la terrifie, elle est obligée de détourner les yeux.
Ensuite elle passera les soirées au Bar, où on bavarde aussi dans la nuit, mais avec des gens de son âge et plutôt en français. Puis elle partira avec les voitures des garçons, au village voisin, d’où plus tard dans la nuit ils se rendront aux fêtes des villages de la vallée, ou en boîte. Elle pourra circuler car son frère alors ne viendra plus en Corse. Elle pourra boire, danser, être amoureuse. Ils rouleront ivres sur des routes dangereuses et certains auront des accidents. Elle aura des amours compliquées avec le garçon méchant et lui seul, ils se manqueront toujours, se feront souffrir et trembleront de se revoir chaque été, ses grands-parents leur feront absurdement la guerre, sa grand-mère si tendre l’insultera. S’intéresser à un type sans éducation, un type du village, un berger, le fils du patron du Bar : la honte sera publique, tout le village se moquera de notre famille. La possibilité de la honte, elle la buvait depuis toute petite, son corps en était nourri, façonné, elle ne le savait pas mais elle acquiesçait déjà à la grand-mère, à l’arrière-grand-mère, etc. — et à sa mère aussi. Elle avait beau s’enivrer et être cerclée de désir, les genoux tremblants, ils avaient beau se garer loin au milieu de la nuit et se caresser, la honte les poursuivait.
Que faisaient-ils, tous, de cette beauté qui les entourait de toutes parts ? Parfois des touristes en short et chaussures de montagne s’arrêtaient et désignaient le spectacle grandiose dans lequel ils vivaient, posaient des questions, s’extasiaient. Eux ne s’extasiaient que d’eux-mêmes, se jaugeaient les uns les autres, se montraient, se montraient, leurs habits du dimanche, leurs voitures, la promotion de leurs enfants sur le continent, l’ostension de l’argent dans ceci, dans cela. De plus en plus de châtaigniers morts faisaient des trous dans le moutonnement océanique de la forêt. Les ronces poussaient dans les voitures rouillées, ils braconnaient, pêchaient à la dynamite, laissaient mourir tout ce qui ne leur rapportait plus. Les jeunes d’ici n’avaient pas d’avenir, se saoulaient effroyablement chaque nuit de l’été, la fête battait son plein — mais si l’on s’écartait des lumières une nuit immense et tiède vous enveloppait, pulsation lointaine des basses, frondaisons noires devant la voie lactée, masses silencieuses des maisons, l’île rendue soudain à sa gravité, à notre absence, à toutes ces saisons que l’on résumait parfois au seul nom d’hiver, comme si le pays ne vivait plus qu’au rythme binaire du tourisme.
Un des derniers étés elle monte triomphalement au village dans la jeep couronnée de planches à voile d’un touriste étranger qui a une bonne situation, avec lequel elle vient de se fiancer. Elle lui montre ce qui est beau, ce qu’elle aime, elle rayonne, la grand-mère abasourdie est fière, elle va se marier, elle obéit parfaitement, de quoi rougirait-elle maintenant ? Il reprend le bateau le soir vers le continent et son pays et jusque tard dans la nuit elle parle sur le muret avec le garçon méchant, qui vient enfin de quitter sa fiancée. Ils se séparent tristes, frappés par le destin, et la même nuit encore sa voiture quitte la route alors qu’il descend trop vite vers Bastia. Le matin le grand-père sort une bassine d’eau, du savon et une brosse en chiendent pour faire disparaître une tâche de sang bu par le muret qui flanque la maison, il se demande quelle bête mourante a bien pu saigner là toute la nuit, égorgée par un chat, par un renard, je n’en sais rien.