Fougères et paroles gelées

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Quelle langue parle-t-elle ? Elle ne parle pas français. Elle ne parle pas vraiment italien non plus. Elle porte un pantalon car c’est plus pratique. Mais elle devrait porter une longue jupe noire si on se fie aux représentations. Pourtant, la teinture noire n’est certainement pas la plus simple à créer, peut-être davantage un brun un peu sanguin, brou de noix. Cela semble si noir sur les photos. Elle avance vers la plage. Elle a peur de la grève. On lui a appris à avoir peur de la grève. Que fait-elle ici, loin des pâturages ? Elle a un couteau caché dans ses bottes. Et un autre, plus petit, dans son chignon. Elle saigne les bêtes. Elle n’a pas peur de la sensation de la percée de la peau, du léger son que ça fait, du basculement produit. Elle sait que la mort n’est pas une métaphore. Elle a souvent eu du sang sur les mains. Le sang des animaux. Elle sait que le sang pénètre dans les stries, dans les crevasses, aux jointures des articulations et qu’il est difficile, ensuite, d’en éliminer la couleur, l’odeur. Son chien aime lécher ses mains couvertes du sang du poulet, du lièvre, du cochon. Elle sent la corne de son couteau contre sa cheville. Elle avance vers la grève, le souffle inquiet, le pas prudent, mais décidé. Elle ne parle pas français. Comment peut-on la dire, en français ? Comment pourra-t-on, en français, rêver ses rêves ?

Pourquoi tout ce sang ?

Avoir peur de la grève.

L’âne ne pourrait pas entrer dans la cuisine. La chèvre non plus. Pourtant, c’est sûr, ils aimeraient bien, l’âne ou la chèvre, dérober un morceau de pain sec, lécher les restes, glisser le museau dans le garde-manger. Mais ils sont confinés au rez-de-chaussée, les hommes occupant le premier étage. Une échelle, pont-levis du pauvre, relie les deux mondes. L’extérieur et l’intérieur. Avec rupture possible en cas de danger. Et les fenêtres sont davantage meurtrières dans une allure de citadelle. On s’assure ainsi que des intrus éventuels se cassent le nez sur la pierre. Le bétail assure la première ligne.

Dans d’autres villages, précise Jean-Toussaint Desanti [1], le seuil se dit « mutale », le lieu où le monde change, où l’étranger devient hôte. Alors, il convient de ne pas marcher sur ce seuil, de ne même pas l’effleurer. Il s’enjambe. Car il est un lieu qui n’existe pas, frontière entre les deux mondes. Espace fantomatique. Source de superstitions. On se doit de traverser cette frontière dépouillé, sans armes ni outils. Il ajoute : « Je me rappelle encore ce temps-là : les mots avaient leur poids, et parfois il m’arrive de m’attarder à y penser. »

Souvent, marchant entre les châtaigniers, en Castagniccia, toujours un peu perdue, faisant mine de connaître mon chemin, j’essaie d’imaginer comment c’était, cent, deux cents, trois cents, mille ans auparavant. Toujours les mêmes châtaigniers, le même silence bruissant de grognements, de chants, du tactactactac du pivert, exactement les mêmes couleurs, les mêmes odeurs. J’avance assez lentement, par prudence. Peur de la chute. Et pour sentir la tension de chaque muscle, aussi. Pour comprendre avec mes muscles. Oublier les phrases qui se pressent dans ma tête. Faire confiance au point de contact entre l’air et ma chair. Et sentir. Cette pesanteur. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai eu peur de ces sentiers, en Castagniccia, toutes les histoires entendues, les histoires devinées, remontant à chaque pas, faisant écho, réveillant les fantômes. Et les fantômes, en de tels lieux, sont rarement apaisés. C’est une peur étrange, sans objet. Une sorte d’angoisse sourde. Pas vraiment désagréable. Un état d’éveil ancestral. Comme si toutes les générations qui m’avaient précédée, intranquilles pour cause d’invasions barbares, de batailles, de massacres, de vendettas, de guerres, m’avaient transmis leur intranquillité. Une vibration foncière, électrique. Elle pulse dans les veines comme une seconde nature.

Quand j’étais enfant, nous allions nettoyer le tombeau, à la Toussaint. (Les cimetières, c’est pour les continentaux, sur l’île on ne mélange pas les morts.) Un tombeau à ciel ouvert, en Castagniccia. Une fois par an, il fallait donc désherber, redécorer, rendre ça présentable. Je me souviens très bien du rituel qui consistait à épousseter les pierres, placées à l’horizontale, pour rendre les noms visibles. On me confiait souvent cette tâche, les adultes en effectuant de plus pénibles — arracher les mauvaises herbes, piocher… — ou techniques — dépoter/rempoter, graisser la serrure du portail… Je me souviens très bien de mon mouvement de balayage des dalles, à main nue. De la rugosité du marbre brut très gris. Des aiguilles de cèdre argenté qui piquent la peau. De la terre qui colle et sent la matière vivante en transformation, du champignon à l’ascendant. Je me souviens de ma légère frayeur, aussi, à caresser d’aussi près les morts. Du mystère, surtout, de l’apparition soudaine des noms et des dates, comme au révélateur photographique. D’un coup, l’image monte et semble éclater au visage. Parfois mon père l’accompagne d’un commentaire sur la personne en question, généralement romanesque, riche en anecdotes et souvent inquiétant — l’au-delà n’est pas loin. Un léger tremblement avant de passer, rapidement, à la tombe suivante.

De légende en histoire, de fait divers en croyance, le paradoxe de la beauté de l’île. Le soleil baigne le souvenir du sang, quand il n’en éclaire pas des flaques encore fraîches. Tout est cliché. Le dessin du pin parasol est cliché. La châtaigne est cliché. L’âne est cliché. Le soleil est cliché. Le cliché baigne le pourtour aussi sûrement que la mer, il s’insinue dans les terres et le cœur de tout le monde. Le continental applique les clichés qu’il connaît. Les insulaires se les approprient en guise d’identité. Ils en créent ou en répètent d’autres qui deviennent des caractères. Et de cliché en cliché, on ne regarde plus vraiment un paysage mais un film sous-titré. On ne rencontre pas des personnes mais des personnages. Tout perd en réalité. Dilue l’épaisseur, l’odeur de la réalité pour se parer de la lisibilité du stéréotype. L’œil fait un travelling malgré soi, en haut d’un col embrassant les mers Méditerranée et Tyrrhénienne. Il faut dire qu’il contemple des milliers d’années d’histoire et que cela se sent. La vague est cliché. Le ponton rocheux est cliché. Le maquis est cliché. Il est difficile de simplement saisir le paysage. Les représentations brouillent tout. On ne pourra jamais vraiment profiter de la beauté inhumaine, hors histoire de ce paysage, comme on devrait pouvoir l’observer si on savait s’extraire des œillères de l’humanité, ne serait-ce qu’une fraction de seconde.

Une île est une étendue de terre ferme entourée d’eau de tous côtés. On peut faire le tour de l’île. On rejoindra, strictement, le point de départ. Certains sont apaisés par cette circularité. D’autres s’y sentent à l’étroit. Tous en dépendent. Et tournent en rond. En poissons de terre ferme. Les yeux écarquillés, cillant peu. C’est un territoire qui lie. Des radicelles invisibles partent des poignets, du cou, des hanches, des chevilles, et vont s’enfoncer dans la terre. Elles creusent de petits sillons, tout aussi invisibles, quand l’insulaire se déplace. Ça fait un dessin savant. Une carte. Ses racines le suivent partout. Certains jours, elles pèsent un peu, tirent l’attache. Mais si on essayait de les ôter, la chair ne le supporterait pas. Et le lien dissous, le corps s’envolerait, sans rien qui le retiendrait, vers la froideur des étoiles. Quelques instants avant de toucher la morsure du ciel rongé d’obscurité, on pourrait contempler la forme de l’île, non plus représentée, photographiée par satellite, dessinée, mais vraiment appréhendée. Enfin.

La forme de l’île habite le cœur de chaque insulaire. Elle le hante. Elle est le début et la fin, l’amour et la haine, la liberté et l’asservissement. Elle prend toutes les couleurs et chante toutes les musiques. Elle balaie les attachements les plus puissants en maîtresse jalouse de sa domination.

La langue qu’elle parle, cette bergère qui hésite sur la grève, je ne la connais pas vraiment. Je ne la connais presque plus. La langue de mes ancêtres, on ne me l’a pas parlée, alors je m’en empare par bribes, avide et maladroite, avec la conscience de ma gaucherie, sensation qui m’est si peu, linguistiquement, familière. L’éléphant dans le magasin de porcelaine de la langue corse. Comment dit-on « éléphant dans un magasin de porcelaine » en corse ? Est-ce que cela se dit ? Est-ce que l’analogie est compréhensible ? Quand donc le mot « éléphant » est-il entré au vocabulaire ? Combien de Corses ont-ils pu voir un éléphant au xviiie siècle ? Faut-il voir un éléphant pour le nommer ? Y a-t-il eu des services en porcelaine dans les foyers corses ? Était-elle importée de Chine ? Y buvait-on du thé ?

Cherchez sur la frise :
1733 : deuxième soulèvement des Corses contre Gênes.
1736 : Théodore de Neuhoff devient roi des Corses jusqu’en 1740.
1755 : Pascal Paoli est proclamé général de la Nation par la consulte de Sant’Antone di a Casabianca. Début de l’indépendance. Rédaction de la constitution corse — souvent considérée comme la première constitution du monde moderne — basée sur la séparation des pouvoirs législatif et exécutif et le suffrage universel.
1769 : les troupes de Pascal Paoli perdent la bataille de Ponte Novu. La Corse passe sous domination militaire française.

On m’a volé ma langue paternelle. On m’a volé ma langue paternelle qui était celle d’un peuple libre, rustique et dominé. Une langue de paradoxes. Une langue orale comme un bijou brut, une langue de berger, de chant, de poésie. On m’a offert à la place un magnifique outil, très ouvragé, très détaillé, très subtil. Le français est ma langue maternelle. Je l’ai souvent entendu écorché, enfant, corsisé, bousculé. Je l’ai appris dans les livres. Le français des écrivains français est ma langue maternelle. Il m’arrive néanmoins d’avoir des projets d’apprentissage. J’écoute mes cousins parler, je note des expressions dans un petit carnet. Mais la syntaxe se compose péniblement dans ma bouche, je fais des fautes de désinence, j’ai la musique mais les paroles manquent parfois. Souvent. Les circonvolutions de ma pensée butent sur la rugosité de mes capacités linguistiques, sur mes phrases d’étrangère à sa propre langue. Il ne s’agit pas pour autant d’y renoncer.

Poser sa main sur la pierre. Rêver de ses murs perdus, de ses morts. Crier puis chanter. Ne pas avoir peur de la chute. S’obstiner. Appréhender la matière. Aimer. Goûter la densité de lumière. Chérir le lien. Nommer les couleurs. Inventer des chemins de traverse. Répéter le nom de l’île.

Post-scriptum

Laure Limongi est écrivaine et dirige la collection de littérature contemporaine « Laureli ». Elle vient de publier Soliste aux éditions Inculte.

Notes

[1Jean-Toussaint Desanti, Philosophie : un rêve de flambeur « Variations philosophiques 2 ». Conversations avec Dominique-Antoine Grisoni, Paris, Grasset (Figures), 1999.