Vacarme 65 / Cahier

Looks like I’ll be stoned and drunk at your gay wedding

par

Le fédéralisme américain permet parfois de belles surprises : en dépit d’une histoire riche en discriminations, la ville de Seattle a le même jour légalisé à la fois la consommation du cannabis et le mariage gay, entraînant, entre autres, au niveau fédéral l’invalidation de la loi restreignant le mariage aux couples hétérosexuels. Récit d’une victoire locale qui force le pas.

Le 6 novembre 2012, à Seattle, la ville iconique de l’État de Washington, au croisement de Pike Street et Broadway, là où, un an auparavant presque jour pour jour, les militants du mouvement Occupy Wall Street à Seattle avaient été délogés par les forces de l’ordre [1], les Seattelites célèbrent le vote en faveur de la légalisation du mariage homosexuel (Proposition 74) à 53,7 % et de la dépénalisation de la consommation du cannabis (Initiative 502) à 55,7 %. La rue appartient, le temps d’une nuit, sous l’œil enfin impavide de la police, à tous ceux qui voient en ce vote le signe d’un changement historique : celui d’une société qui se débarrasse lentement de son passé prohibitif et ségrégatif. Si, de mémoire de Seattelites, on ne se souvient pas d’une telle liesse populaire à l’annonce du « oui » à la Proposition 74, Knute Burger, éditorialiste au Seattle Magazine, rappelle, une fois la fête finie, ce que ce « oui » signifie dans une ville qui, encore récemment, pratiquait le « redlining » pour bannir de ses quartiers les résidents jugés indésirables [2].

L’image traditionnellement policée de la ville, sa réputation avant-gardiste et progressiste, sont celles des années post-1990. Les choix électoraux de ses habitants n’ont pas toujours été ceux du 6 novembre 2012. Seattle, nom donné à la ville en hommage à un chef de tribu indienne qui accueillit en ami les premiers pionniers blancs, fut en effet aussi la ville qui expulsa, dès 1865, ces mêmes Indiens. En 1880, les ouvriers chinois connurent un sort identique et les camps d’internements des Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale ont entaché la mémoire de la ville. Dans les années 1930, le fondateur de la compagnie Boeing, William Boeing et sa femme Bertha, limitent aux blancs l’accession au logement sur les terrains situés aux alentours de leur entreprise. Ces pratiques furent, par la suite, largement relayées par des méthodes ségrégationnistes pernicieuses alors que la population afro-américaine s’y installe massivement entre 1940 et 1960. Elle vécut au même titre que les Indiens, Chinois et Japonais, mais aussi Juifs, Hindous et Philippins, les tourments du droit au logement libre. Jusqu’au décret du 19 avril 1968, trois semaines après la mort de Martin Luther King, les baux de location et actes notariés de propriété stipulaient en effet l’appartenance à une minorité ethnique et confinaient ses membres dans certains quartiers scrupuleusement délimités.

Seattle, nom donné à la ville en hommage à un chef indien qui accueillit en ami les premiers pionniers blancs, fut aussi la ville qui expulsa, dès 1865, ces mêmes Indiens.

Afin d’assurer le succès de l’organisation en ghettos de l’espace urbain appelée redlining, les propriétaires reçoivent par ailleurs le soutien des banques qui refusent systématiquement tout crédit immobilier aux « intrus ». Et la liste des « intrus » s’avère longue, et pas seulement ethnique. L’orientation sexuelle, le statut marital, l’âge, l’appartenance à une organisation politique, le genre, le handicap figurent tous sur la liste du redlining. Il faudra attendre 1975 pour qu’un amendement au décret du 19 avril 1968 soit signé, rendant illégale la discrimination sexuelle, maritale et politique dans les baux de location, actes de propriété et crédits immobiliers. Et ce n’est qu’en 1999 que la discrimination fondée sur l’identité sexuelle est à son tour proscrite par un ultime amendement au décret du 19 avril 1968.

Ce « oui » immédiat du 6 novembre 2012 à la Proposition 74, premier référendum sur la légalisation du mariage homosexuel dans l’État de Washington, n’est donc pas une petite victoire.

Nirvana City

Si le débat sur le mariage homosexuel n’a publiquement commencé que sous l’administration d’Obama, le lobbying pour la dépénalisation du cannabis, en revanche, est une histoire plus ancienne dans la partie ouest de l’État de Washington. Les années 1990 et le développement de la contestation alter-mondialiste, du mouvement grunge, des scènes de rock alternatif ont constitué un terreau nouveau. Première victoire en 1998 : l’Initiative 692 autorise la consommation de marijuana pour raisons médicales. Un référendum approuvé à 59 %. Un plébiscite qui, cependant, n’enclenchera pas, malgré de nombreuses tentatives, la seconde étape du processus, qui est la dépénalisation. C’est uniquement en 2012 avec l’Initiative 502 que les électeurs de l’État de Washington peuvent faire entendre leur voix sur la consommation de cannabis à des fins récréatives. Un succès tardif, mais presque unique aux États-Unis puisque seul le Colorado l’a également légalisé.

Cette large victoire — pour rappel, l’Initiative 502 est approuvée à 55,7% — vient après l’abrogation, en juin 2012, de la vente de spiritueux sous contrôle de l’État. En effet, la victoire du « oui » à la consommation récréative est indiscutablement liée aux efforts du gouverneur Christine Gregoire depuis 2010 pour se débarrasser des séquelles d’un gouvernement anciennement prohibitif en révoquant le contrôle de l’État sur le commerce de l’alcool. Depuis la fin de la prohibition en 1933, les États fédéraux jouissent en effet du vingt-et-unième amendement de la Constitution américaine qui les autorise à réguler comme bon leur semble la vente et consommation d’alcool, dans l’espoir d’en limiter la consommation.

Ici, on ne boit pas d’alcool sur la voie publique. Ici, on ne pose pas de bouteilles d’alcool ouvertes sur le siège passager en voiture, ni sur le siège arrière. Ici, on ne marche pas dans la rue avec une bouteille d’alcool à la main : on la met dans un sac en papier opaque. Ici, on ne vend pas d’alcool après deux heures du matin, ni avant six heures du matin. Ici, on faisait du commerce de spiritueux dans des magasins étatiques. Ici, on ne fumera pas de joints sur la voie publique, mais on pourra en fumer dans l’espace privé. Vendra-t-on du cannabis entre six heures du matin et deux heures du matin ? Devra-t-on placer le cannabis dans un sac en papier opaque ? L’État de Washington a un an pour mettre en place un système d’imposition et de régulation des ventes et de la consommation.

Chacun sa chimère

La fête, bien sûr, le 6 novembre 2012, sur le pavé de Pike Street, honore ces deux victoires dans un même élan. Mais le combat de ses militants ne s’est pas joué sur les mêmes terres, fondamentalement démocrate et urbain pour l’un (Proposition 74), parfois bi-partisan et urbain et rural pour l’autre (Initiative 502). C’est que certains électeurs républicains ne rechignent pas à voter pour la légalisation du cannabis pour des raisons essentiellement économiques. Le contrôle du marché du cannabis en a ainsi séduit quelques-uns qui y voient un moyen de renflouer les caisses de l’État, alors que des coupes budgétaires draconiennes s’annoncent, faute d’accord au Congrès entre républicains et démocrates. Rappelons, par exemple, que les aéroports américains ont vu leur nombre de contrôleurs aériens diminuer, que les enseignants ne se réunissent plus au mois de septembre et voient leur congé sans solde rallongé de quatre jours, qu’est supprimée une centaine de services publics. On comprend pourquoi des électeurs, y compris républicains, ne veulent négliger aucun revenu, y compris ceux provenant du commerce du cannabis.

La nouvelle est telle que déjà l’on disserte, en cours de science politique dans les établissements de la ville, sur le vote de l’Initiative 502 et sur le dépassement du traditionnel clivage politique démocrate-républicain. En revanche, les comtés ruraux pro-Romney dans l’État de Washington, n’ont pas voté pour le mariage homosexuel. Pourtant les militants avaient misé sur une approche légaliste de la question, essayant d’éviter le fait moral et religieux, et recentrant l’ensemble du débat sur l’égalité des droits, faisant explicitement référence au vote des droits civiques en 1964. Pas assez toutefois pour inverser les tendances politiques des électeurs mais suffisant pour accorder à la loi une victoire solidement acquise.

Mécanique du fédéralisme

Voici donc le dilemme auquel la Cour suprême des États-Unis doit maintenant faire face : faut-il forcer la loi, imposer comme dans les années 1960 à la nation entière le droit à l’avortement, et légiférer en déclarant anti-constitutionnelle toute loi bornant le mariage à un homme et une femme, ou faut-il attendre que la société soit prête au changement, quitte à ce qu’elle ne le soit jamais ?

Les électeurs républicains ne veulent négliger aucun revenu, y compris ceux provenant du commerce du cannabis.

La stratégie des militants « pro-mariage pour tous » est politique, vigoureusement pragmatique, et cherche, coûte que coûte, à dépassionner le débat en interrogeant la Constitution américaine et le quatorzième amendement, adopté en 1868 au lendemain de la guerre civile. Pour convaincre, elle déterre ainsi les racines politiques du pays, et la signature, il y a plus d’un siècle et demi, de la « clause de protection égale » dans le quatorzième amendement qui stipule qu’ « aucun État ne pourra, dans sa juridiction dénier à une personne une protection identique à celle inscrite dans les lois. » CQFD : le mariage apportant son lot de protections juridiques, il serait donc anti-constitutionnel de le limiter à l’union d’une femme et d’un homme. C’est bien ce que les militants entendent démontrer lorsqu’ils renvoient à la Cour suprême le Defense of Mariage Act (DOMA) et la Proposition 8, tous deux votés en Californie, le premier interdisant au gouvernement fédéral de reconnaître le mariage homosexuel même dans des États qui l’auraient légalisé et le second précisant que le mariage est par nature hétérosexuel.

Aujourd’hui, non seulement la marche a commencé, mais le pas s’accélère : le Massachusetts a légalisé le mariage homosexuel le 17 mai 2004, le Connecticut le 12 novembre 2008, l’Iowa le 27 avril 2009, le Vermont le 1er septembre 2009, le New Hampshire le 1er janvier 2010, l’État de New York le 24 juillet 2011 et le Delaware le 7 mai 2013. Par ailleurs, le 18 décembre 2010, la doctrine « don’t ask don’t tell », qui interdisait aux militaires homosexuels de faire part de leur orientation sexuelle, a été abolie.

Le dernier jour de la session, le 26 juin 2013, la Cour suprême a tranché en votant l’invalidation du DOMA. Le 26 juin marque donc la fin de près de quatre-vingts années de combat mené par l’association American Civil Liberties Union qui présenta, en 1936, devant la Cour suprême la question des droits civiques pour les homosexuels et, en 1971, sa première affaire en faveur du mariage homosexuel. Cette invalidation ouvre ainsi le champ à l’égalité des droits en matière, entre autres, d’immigration, d’assurance santé, de retraite, et d’avantages fiscaux. Et le 28 août 2013, le gouvernement d’Obama a décidé de ne pas attaquer en justice les deux États qui ont légalisé l’usage récréatif de la marijuana.

En attendant que la société américaine continue à creuser son sillon, que les trente-huit autres États votent la légalisation du mariage pour les homosexuels et que les quarante-huit autres votent la légalisation de la marijuana, ici à Seattle, et dans l’État de Washington uniquement, « Looks like I’ll be stoned and drunk at your gay wedding ». Voilà une belle promesse de bonheur éternel.

Post-scriptum

Cécile Casanova vit et enseigne à Seattle.

Notes