Dispositif
« Dispositif » : en gaucho raffiné, vous citiez Foucault à bouche-que-veux-tu, sans être tout à fait sûr de vos arrières. La notion est en effet irrésistible - elle dit au moins le caratère bricolé de la politique qui vous plait - mais un brin galvaudée, surtout quand on la vide, justement, de la pragmatique qu’elle suppose. Ce texte fait le point : à la prochaine manif, vous pourrez à nouveau la ramener.
Commençons par relever les occurrences quotidiennes du terme : on verra alors que, de dispositifs, il est question à la fois dans le champ législatif, policier (il est alors, comme on sait, « imposant »), technico-scientifique bien sûr, mais encore artistique, où il est devenu une notion-clef de la critique contemporaine. Cette polysémie convient bien à la pensée de Foucault ; et les effets comiques qui s’y attachent, donnant au moindre commissaire des allures de Bill Viola, n’y sont pas étrangers non plus. L’essentiel, en effet, réside moins dans la portée descriptive de ce concept, que dans la série de déplacements qu’il permet d’opérer, jouant comme un échangeur entre différents paradigmes : de la technique vers la loi, de la loi vers la police, de la police peut-être, vers l’art.
1. Du point de vue descriptif, on dira qu’il y a « dispositif » dès lors que la relation entre divers éléments hétérogènes (énonciatifs, architecturaux, réglementaires, technologiques, etc) concourt à produire régulièrement dans le corps social un certain effet, tantôt comme pôle de normalité (= la sexualité), et tantôt d’anormalité (= la folie). Cet effet s’inscrit dans les mots, dans les corps, dans la pensée : ce pourquoi Foucault peut parler selon les cas de dispositifs de pouvoir, de savoir, de vérité. Evidemment, c’est trop large : il est encore essentiel que l’effet en question tende à se donner à son tour comme une cause, naturelle ou invariante, de sorte que le dispositif n’apparaisse plus, paradoxalement, que comme ce qui vient brider, censurer ou contraindre celle-ci : la prison comme contention de la Délinquance éternelle, la société moderne comme pudibonde et victorienne, car oublieuse du Sexe, etc.
On voit que, dans cette définition, s’inscrivent les principaux postulats de la théorie foucaldienne du pouvoir : a) le pouvoir est relation plutôt que substance, et réseau plus que puissance souveraine ; b) le pouvoir produit plus qu’il ne réprime ; c) cette production est réelle et non idéologique ; d) l’universel procède d’une distribution de singularités qui ne lui ressemblent pas (« et de ces vétilles sans doute, est né l’homme de l’humanisme moderne »). Reste qu’on n’a encore là qu’un concept statique et qui, de donner lieu à d’indéfinie descriptions des « machineries du pouvoir », peut s’avérer à la longue lassant. Rendre raison de la positivité du pouvoir, en effet, n’a pas de sens en soi : le fonctionnalisme n’intéresse personne. Que Foucault pose la question « comment ça marche ? », n’autorise pas à le confondre avec une sorte de Michel Chevalet d’extrême-gauche.
2. Il faut donc que le concept de dispositif soit le vecteur d’un mouvement de la pensée. Celui-ci se laisse approcher de plusieurs manières. D’abord, traiter du pouvoir comme d’un dispositif ne nous délivre pas seulement de sa négativité mythique ; il nous reconduit, en même temps, à l’exigence d’en dénoncer les effets réellement négatifs. Autrement dit : que le pouvoir ne soit pas négation, censure ou répression ne l’excuse en aucune manière, au contraire. Dire « le pouvoir nie », c’est d’habitude en faire soit une instance inessentielle qu’un coup de vent suffira à balayer, restituant à la société sa spontanéité native, soit un moteur de l’histoire - et la promesse de sa relève prochaine vaut alors comme sa justification présente, et comme l’annonce de sa disparition future. Dire au contraire : les dispositifs suscitent, produisent, accroissent ; opposer aux catégories de la répression la fécondité d’une dynamique et l’inventivité d’un réseau social, c’est rendre absolument inacceptable le désastre que toutes ces joyeuses machines tendent à produire dans l’expérience de chacun. « Le malheur des hommes ne doit pas être un reste muet de la politique », écrit Foucault - mais c’est que, dans la rationalité politique moderne, le malheur n’est jamais qu’un reste, étrange résidu d’un « travail du positif » que la généalogie oppose à Hegel. On a pu s’étonner que le « positiviste heureux » fasse de l’intolérable son étendard. Une telle objection est étonnamment courte : car c’est bien la dialectique qui rend la négation tolérable, l’installant au centre du processus. Foucault, lui, invente ou découvre autre chose (avec quelques années d’avance) : l’intolérable, c’est la mort secondaire, inessentielle, impliquée. L’intolérable, c’est le collatéral.
3. Ce n’est pas tout : le concept de dispositif redistribue aussi le rapport des structures de pouvoir aux intentions qui y président (rapport qui conditionne, politiquement, l’imputation et l’action effective). Double effet, sur ce point : d’abord, parce qu’elle porte à décrire des corrélations, cette notion récuse toute désignation d’une « dernière instance » : le travail souterrain du capital (même s’il est évidemment à l’œuvre) ne rend pas à lui seul raison des relations de pouvoir ; la volonté du législateur, et la loi comme expression de la volonté générale, sont une pièce (ni illusoire, ni transcendante) dans le dispositif, et n’en disent pas le tout. En quoi Foucault anticipe somme toute sur l’émergence de ces formes mixtes que plus personne n’ignore aujourd’hui (lois-cadre, lois-programme, mises en synergie diverses et variées : ainsi le PARE est-il très exactement, comme disent les journalistes, un dispositif). Son apport sur ce point consiste, par l’archéologie, à montrer qu’il n’y a pas là une dérive récente, à laquelle on pourrait opposer les ors fanés de la République, mais une articulation aussi ancienne que la République elle-même.
Pas d’intention première ou dernière, donc, mais la convergence d’éléments dont on peut seulement, par récurrence à partir de leurs effets, repérer l’orientation commune : une « stratégie sans stratège ». Mais - et c’est essentiel - le « dispositif » n’est pas une structure : il faut bien que des gens l’aient « disposé », voulu, conçu, aménagé ; il faut que des gens le fassent fonctionner. En ce sens, la notion ne fait pas seulement glisser le politique du volontaire vers l’anonyme, d’un point de vue « macro-politique » ; elle restitue, au plan micro-politique, la possibilité de désigner des acteurs là où nous croyions voir des pièces de machine. Elle s’oppose à la fois à la pensée du complot et à celle du système. Ainsi, en 1971, Foucault loue-t-il le docteur Rose, psychiâtre de la prison de Toul, d’avoir parlé : « elle ne dit pas : la contention est une vieille habitude, qui relève à la fois de la prison et de l’asile (...) Elle ne s’en prend pas aux structures, à leur misère. Elle dit : tel jour, à tel endroit, j’étais là et j’ai vu ; à tel moment, untel m’a dit... ». Dispositif : une distribution d’ensemble, mais des méchancetés singulières ; une compréhension donc, mais un doigt pointé. Une stratégie sans stratège, mais des stratèges qu’aucune stratégie ne saurait exempter.
4. Comment, toutefois, ces deux postures sont-elles tenables ensemble ? Comment rendre compte de cette régularité sans foyer stratégique, et des ces acteurs dont on ne saurait dire ni qu’ils savent ce qu’ils font, ni qu’ils l’ignorent ? C’est ici qu’intervient l’une des idées-clefs de Foucault - disons : l’art d’accommoder les restes. Un dispositif naît d’un double mouvement : a) un programme, d’abord, tâche de s’inscrire dans le réel (Foucault ne nie nullement qu’il y ait, pour reprendre l’expression d’Edouard Balladur, des « aventuriers de la réforme » ; il est même constamment fasciné par ceux-ci) ; mais comme on sait, ce n’est pas facile, il y a les contraintes, les partenaires de la majorité plurielle, etc. b) Le réel, donc, ressemble rarement au programme ; ce qui ne doit pas être compris négativement, en termes d’effets pervers ou de déficit : car du déglingage, on s’arrange, on l’aménage. Par exemple : il n’y a pas, à l’hôpital psychiâtrique, les moyens financiers de ménager les patients, lorsque ceux-ci entrent et doivent laisser leurs effets personnels. Qu’à cela ne tienne : leur réaction, soumise ou indignée, devant la fouille qu’ils subissent, permettra de repérer bons et mauvais clients, suivant les règles d’une perception spontanée qui influera sur leur parcours asilaire (Michel Clément, La forteresse psychiatrique, 2000). Entendons-nous : cet effet n’est pas prévu, préinscrit dans l’absence de moyens à la façon d’une ruse ; mais il a sa constance, sa régularité, bientôt sa résistance aux transformations. S’il se maintient, c’est qu’il arrange du monde. On pourrait ainsi définir le dispositif comme l’aménagement d’un aménagement, ou comme la différence positive du réel avec le programme. Ou encore, d’un mot merveilleux par l’extension qu’il a prise ces dernières années : le dispositif, c’est ce que les hommes fabriquent quand ils gèrent (« et... tu arrives à le gérer ? »). Etant entendu :
- que l’on ne prétend jamais mieux gérer que lorsqu’on ne maîtrise rien du tout ;
- que le verbe combine la maussaderie de celui qui a renoncé à décider, et le secret orgueil de qui ne s’est pas encore résigné à lâcher prise ;
- que ça ne marche pas, bien sûr. Mais ça tient ;
- que l’on gère, enfin, strictement n’importe quoi, et tout en même temps (ses finances, sa dépression, son voisin qui fait du bruit, sa carrière, sa rupture amoureuse).
Synthèse de l’hétérogène, vous dis-je. Dispositif.