Blanc sur noir
Une noirepuis deuxsans deuilj’ai voulu ce fond pourque, blanc sur noirvienneà la dérobée– de la neige –la dictée– neige tombant sur du charbon –commeà Berlin les pénichesrangées au bord de la Spreechargées de caractères chinoiscristaux posés sur le plus noir que nuitsans deuilde vous à moitout-à-fait entre nousdans le mondeformant la voûtele ventre d’un dieu qui pèledans la barbe du papierrasée de fraispourqu’apparaissentles vocablesautrement, sans deuilrien d’autrequ’une idée de flocon, qu’une idéede passage, un feumais plus doux encorecouvé sous l’êtreet plus léger que luiil faut imaginerle reversde ce noirle blanc de la poursuite habituellepourvoir venir ce noirsans deuilet en lui le langage évadéde sa poursuite :rien qu’en tombantpour que poséil tombe encoreet pas sous le sens, ailleursavant encoredans « nuit »mais plus que noire :le ventre d’un dieu qui pèle dans cette nuitlà, oui, là peut-êtrecette prétention vibranteentre feuilles, épingles, flocons,un foin d’aiguilleset pas plus qu’une image, pas plusqu’un filmavecposé sur l’écrance qui trembleentre lui et même en moiun souvenir et un présagede plus que mondepassant outreabsolument posédans le mondeen chutelibrec’est-à-direaussiaux piles du pontle fleuve qui fraieet l’homme qui passed’un bord vers l’autrepassantcroyant qu’il passedans le fantômedont il est la chute :luihéros de ce jourvenu, sous la couvéefranchir le pontpour se saisirde l’autre borddans le froid d’un hivermonté en flammeposé, sans deuil,se délivrerde « lourd »– soi –vers l’autrel’autre bordposé en appuipour sa chute– une légende,ouicomme toujoursmais pas besoin de loups, de haillons,l’homme évadé nu sous le dieu qui pèlelà, sur ce pont,dans ce noir, sans deuil :passantcomme un fantôme :blancle seuil fait toute la nuitla neige y tomberien qu’un doigt dans son chantqui l’aurait touchépour qu’il fredonnemais pas désigné, non– il tombe, il passe ! –sur ce pontcette imagepareillementvers l’autre rivedu papierdans ce noiravec le dieu qui pèleet les chiens qui aboientles chiens des maîtres l’appelant en vaindans cette nuitoù il nagele papier que tenaient les maîtresil ne l’arrache pasne l’a pas arrachéil le tientavec lui il s’en retourneil s’évade
ramoneursur la neige qui tombevivantde par ses saintsLenzbrückeWalserbrücketoutes les piles qu’un hommequ’un homme sur un ponta regardéesavec l’eau passant dessouselle-aussi, gelée, rapide,qu’un homme sur un pont a regardéeet laissée courirpassantpassant sur l’autre rivecomme un pliévadé du deuilde tout deuilpourque ne se noie pas la chanced’être passérien que passéblanc sur noirsur le pont, telun cerf – ou un rennerien de plus :une fourrure chaudeglissant de l’eau dans le couet,se passant la main sur le col– sur le pont, dans cette nuitdans ce noir délivréheureux, soulevéd’avoir été,passant,moins que soi, moins que lourdune bêteou une penséequelque chose de vivant,de blanc,fermant son plidans le territoire d’un pasd’un seul passur ce pont d’empreintes visibles.
« L’homme poursuit noir sur blanc » – oui toujours Mais ici est proposé un envers – blanc sur noir – c’est-à-dire une accalmie. Le motif de la neige qui tombe (la plus banale idée du blanc) sur du charbon (la plus banale idée du noir) se combine au motif d’un homme qui traverse un pont. Chute (verticale) et pas (horizontal) sont conçus identiques : sans bruit. Comme il s’est trouvé que neige sur charbon, isolé en tant que motif (image, graphe, cliché) équivalent à une chute lente du langage en lui-même et dans la nuit ( : le poème) rencontra un souvenir berlinois – des péniches remplies de charbon amarrées sur la Spree et en partie couvertes de neige – celui-ci à son tour m’a envoyé dans son écho intime et lointain du liegst im grossen Gelausche…, le poème de Paul Celan qui évoque l’assassinat de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht, jetés du haut d’un pont dans le Landwehrkanal, ainsi que le texte de Peter Szondi qui l’accompagnait dans un lointain numéro de la revue L’Éphémère. Par-delà se projettent les fantômes de Celan, de Szondi et aussi de Gherasim Luca dont je fus l’ami – et qui tous se sont jetés à l’eau, se sont noyés. Si ne sont nommés ici que Lenz et Walser – morts dans la neige – ceux-ci sont les prête-noms ou les noms secrets des poètes juifs suicidés dont le souvenir est présent pour moi dès que je franchis seul un pont, la nuit. Toutefois, au lieu d’émettre une plainte, le poème, essayant de donner un contenu à l’inversion du deuil qu’il simule, envisage un homme qui traverse, regarde et ne se jette pas. L’autre rive est à la fois la saisissante douceur de la terre rendue au pas et l’hommage envoyé à ceux qui, un jour ou une nuit, n’ont pas pu la rejoindre.
Post-scriptum
Ce texte a été écrit en octobre 1996 et a été publié pour la première fois en 1999 chez William Blake & Co. edit.