Une pluie torrentielle
par Arlette Farge
Quelquefois la télévision ressemble à un déluge de regards et de visages s’imprimant en nos âmes, sans qu’on ait même le temps d’en contrôler l’impact. Des visages par milliers, souffrants ou indignés, voilés ou maquillés, esclaffés de rire ou martelés par l’émotion. Des visages en somme, ébouriffés au sein d’une pagaille d’informations qui ne les classe ni ne les définit, mais qui les livre. C’est une houle, une grande marée d’hommes et de femmes qui ne nous voit pas mais que nous apercevons. Ils passent en trombe, sont l’objet d’un sujet, ou le sujet d’un objet, on ne sait plus et nous les regardons passifs et inquiets, à peine surpris, tant la scène est multiquotidienne. Cadrés, objectivés, devant dire donc disant, ces visages nous parlent rapidement à travers une lumière crue qui ne détend pas les traits.
De quel lieu de vérité viennent-ils et qu’est-ce qui se donne ici en tapinois à travers tant d’yeux et de bouches, entre le sourire et les larmes, la satisfaction ou la coquetterie ?
j’aime les visages, mais ici ils déferlent, traités ou maltraités : c’est de cette pluie discontinue que je veux parler.
J’aime ceux qui éclaboussent l’écran de leurs infinies différences et de leurs mille ruses. J’aime les visages quoiqu’il arrive, notamment ceux qui à leur corps défendant laissent passer l’étoile du vivant ou l’astre de la haine, le tissu rugueux des soucis et des séparations, la peur du manque ou la certitude désemparée d’un dénuement sans pitié ombrant les joues. J’aime les visages ; dans la nuit avancée que l’écran trouble d’un vague bleuté, ils tiennent tête à notre indifférence, ils tiennent compagnie. Parfois, ils se laissent rejoindre par notre inquiétude, celle de ne pas savoir les aimer ou les détester. Car s’ils sont là c’est parce qu’ils sont exposés à notre appréciation : ont-ils tort ou raison quand ils témoignent et disent, dit-on, la vérité ? Sont-ils notre reflet ou simplement « les autres », ceux qui passent à la télé ? Que penser s’il nous fallait les revoir, les tenir en amitié ou dans nos bras, les ignorer ou leur dire de se taire à jamais – quoiqu’il en soit tous ces visages cognent nos facultés d’émotion, de passions et de saturation, jusqu’à l’hallucination hébétée devant tant de présences parlantes et regardantes.
Des regards à n’en plus pouvoir, à ne savoir ni les trier ni les choisir. Et pourtant…
et pourtant il est des moments discrets et d’autres forts où l’intensité d’un visage ne peut s’oublier. En fin du journal de 20 heures par exemple, au moment où – l’avez-vous remarqué ? – les nouvelles sont plus rapidement et lapidairement débitées que d’habitude. Ce sont des nouvelles moins spectaculaires : à cette heure l’enfant ne meurt plus sous nos yeux, les tours du World Trade Center ont fini de s’écrouler en boucle, Chirac enfin s’est tu, Jospin aussi. Le foot approche et c’est tant mieux, à moins que n’apparaissent une Sabine Azéma ou un Vincent Lindon chargés de promotion sur un film. En somme on est entre chien et loup : il doit être 20h24 ou 27, c’est selon. Bientôt les pubs, le prime-time et les invités extasiés, visages de poupons-poupées invités chez Dumas ou Delarue.
Mais ce soir-là pour certains c’était jour de licenciement et le JT ne pouvait en faire l’économie car on ne peut tout de même pas oblitérer continuellement notre situation démographique qui comprend qu’on le veuille ou non six millions d’ouvriers. Il faut donc bien l’annoncer ce « petit » licenciement de 200 personnes d’une usine de Bretagne vers les monts d’Arrée, ou d’une entreprise mal affairée des confins du Jura, à moins qu’il ne s’agisse (le présentateur regarde vite ses notes) d’un problème d’emploi en Franche-Comté avec quelques ouvrières plantées, banderole à la main, devant la grille de leur lieu de travail.
Une usine est rarement belle : les ateliers désertés par l’ouvrier en grève ou licencié ne sont photogéniques que lorsque l’intention du photographe a une esthétique. Ainsi c’est la plaie pour le rédacteur en chef du journal mais il faut des images puisqu’il faut annoncer. De plus le patron de l’usine n’a rien à dire (tiens ?) et s’est retranché dans son pavillon. Soit : caméra balayante de gauche à droite sur les visages et les corps des ouvriers. C’est le plan obligatoire : on le fera, on l’a fait, il passe à cette heure vague où nos yeux lassés sont indéterminés.
Je n’oublierai pas : elles étaient quatre sur l’écran et je me souviens de la couleur de leur blouse, bleu passé, gris vert-jaune frisson, un peu verte. Leurs cheveux avaient reçu la fine pluie du matin et la caméra s’attardait sur elle comme si l’on nous montrait une espèce en voie de disparition.
Pauvre sujet de pauvres, pauvrement traités. J’ai eu mal pour la dignité et la solidarité, pour l’image volontairement repoussoir à nous montrée. J’ai eu mal pour l’égalité – oui, elles n’avaient pas d’âge, mais y a-t-il un âge pour souffrir. Le plan est resté sur elles et avant qu’elles ne disent un mot, j’ai remarqué deux regards intenses dans de beaux visages ciselés par une vie de travail. Ils insistaient, s’affirmaient, plantaient des yeux clairs et transparents dans l’œil d’une caméra déjà fatiguée de les supporter. Ces visages, je ne les oublierai pas, d’autant qu’ils furent retransmis tels quels, en encadré, dans Télérama. Je les ai tout de suite reconnus, exploités ici une fois encore comme animaux de zoo. En tout cas c’est ce que j’ai ressenti. Alors que derrière une apparence forcément grise – qui part endimanché pour l’usine ? – il y avait la longue trace de la vie, le désir d’altérité et de bonheur qui s’échappait tel une colère, un ruisseau de rage où se mêlait de l’humiliation indignée.
L’image est vite passée pour aboutir à d’autres visages, d’autres regards tandis que j’avais un peu baissé les yeux. Alors j’ai vu l’annonce de « Qui veut gagner des millions ? » et je suis restée devant. Ceux qui ont déjà vu cette émission savent qu’elle est essentiellement constituée de gros plans. Le spectateur, la caméra scrutent l’inquiétude de celui qui est là pour gagner, pour gagner des millions en répondant à des questions qui lui font monter les escaliers de la monnaie reçue. Face à cela, la caméra fixe le visage du personnage accompagnateur (frère, sœur, mari, ami…) qui, muet, regarde celui qui va lui faire aussi un peu gagner le ciel de la fortune. Double vision, pathétique, parce qu’on nous la fait prendre très au sérieux. À voir longtemps le visage et les mains cramponnées sur les genoux de tel ou tel accompagnateur qui sent son proche près de rater la marche et se figer entre déception, haine et avidité, on est fatalement pris au jeu. Et c’est bien le but de l’émission : s’identifier au gagnant, au perdant, donc à l’argent, avoir peur pour le candidat. Tout est ainsi construit et j’ai comme un haut-le-cœur à être entraînée de ce côté-là (car je ne suis pas plus maligne qu’une autre pour y échapper et c’est bien là la perversité de la démarche).
Quelque chose a craqué en moi pour retenir doucement et affectueusement les dernières images du JT où quatre ouvrières en usine perdaient sous nos yeux leur emploi, leur salaire et où, grise, la caméra nous les rendait étrangères, atones, pire, exotiques.
La vie d’un visage est un mystère ; c’est aussi un aveu. Mais la télévision ne le prend pas comme il est, elle le prend pour donner un message et nous en rendre otage. J’ai repensé d’un seul coup aux milliers de regards désespérés entrevus sans cesse entre réfugiés et blessés par la guerre, exposés et épinglés comme des papillons et j’en ai voulu à la télévision de n’avoir pas de visage précis – ce visage-là, peut-être l’aurai-je giflé.