Un récriminateur
par François Rosset
Pensant cela, il sentait son cœur s’éteindre.
Boire à la source première !
Angoisses et fioritures
Activité dans la coupe de bois. Science, acquise par les mains, les avant-bras, du maniement de la tronçonneuse – davantage qu’une simple agitation –
Les boisements !
renouveau de la vie spirituelle
Puis : pratique de l’enluminure, et puis rejet de cette pratique, motivant son abandon ainsi que la désertion du lieu où elle s’exerçait (sur ce fait accompli, on ne reviendra pas.)
Nos corps s’émeuvent, en cela ils reviennent de loin. Nous marchons dans un champ de rhubarbe, essayons sans succès de pleurer, frappons nos prunelles avec nos poings puis mordons ces doigts incapables de rien obtenir, à défaut de lacérer en nous ce qui ne sait s’imprégner d’une essence étrangère à ce dans quoi nous sommes coulés. Un mirage, ou un reflet tendu dans l’air, nous remémore ce que nous avons vu sans le voir, autrefois ou il y a peu.
On constate que le besoin de s’isoler est chaque année plus violent. Abattre les ponts, murer les ouvertures, que plus rien ne sourde. Vie sous la tolérance de l’obscurité, dans le silence mental – ne plus jamais avoir de longues enjambées. Transformer son corps, distiller sa propre chair : devenir l’ambigu. Plus de mains, plus d’ongles, plus de barbe, plus de talons ! Perdu ce qui saisit, donne l’élan : tous les gestes s’enfoncent dans une jachère de limaille, et la faim et la soif se dissipent lentement, une fois que l’ombre est assez haute, lorsqu’elle a couvert les parois que ta main pouvait toucher.
Une voix s’interroge : « Quel sol implique cette ombre ? » Mais qui veut deviner sa nature ? « Qui dit que tu ne tombes pas ? Le sol n’est rien d’autre que la voûte qui s’est fermée par dessus ta tête. » Ce sur quoi empiètent les plis dont se sert ton corps pour gésir. Dans cet état, le dégoût s’évapore, les poisons se consomment parfaitement puisque les organes y sont indifférents ; le cœur malade ne connaît plus ces arythmies qui vous contraignent à réfléchir, développent des spéculations, des regrets. L’hygiène de vie apparaît comme une question que l’on se pose avec sérieux – une question digne du caveau – aussi monotone que la course des planètes, robuste comme une aspiration intellectuelle. Ta langue, plus prépondérante que l’était cette main autrefois, glisse entre tes lèvres chaque fois que cette inquiétude te submerge – brièvement – puis elle se retire. Et la bouche claque, les dents du haut s’imbriquent une fois encore dans celles du bas ; tu t’es désincarné –
la faute, elle se commet chaque jour –
Lenteur de l’apprentissage ! Si extrême que sur de longues périodes on ne sent pas même un filet d’eau couler en travers de son esprit, que l’on se tient, complaisant, passif, tandis qu’à l’intérieur de soi ronflent des sentences, terrées entre des murailles si épaisses. Par instants l’esprit découvre qu’il se repose, mu comme un magma, en contrebas de versants dont il n’aperçoit pas la crête.
Pour pouvoir ne jamais sortir de moi-même, j’aurais accepté d’être englouti. L’éclipse se serait gorgée de mon corps. Cela ne s’est pas fait. Les collines molles, les murailles au pied desquelles on n’a pas le courage de se rendre, les virages si nombreux qu’ils forment une route capable de détruire votre ardeur, la vision de ceux qui marchent ou pédalent au moment où l’on roule : tandis que nous avancions, ces marques de mon impuissance m’ont creusé le cœur, et expliquèrent à mon ébahissement pourquoi je me tiens en retrait de tout.
Quelle écume pâteuse lorsque tu craches derrière le banc ! Habité alors par un souci de dissimulation. En même temps, tes doigts sont froids, et tu n’as jamais plus ardemment rêvé d’aventure ; en même temps tes doigts sont froids et tu te prépares à accueillir l’être aimé (cet après-midi, il est parti en promenade, il a marché vingt kilomètres environ ; logiquement, tu as goûté la musique qui émanait de son absence), à le fêter, autrement dit, dresser devant lui la fresque d’une figure longue de cent pieds. À son retour, l’être en question ne s’étonnera même pas de l’hostilité que tu lui manifestes ; au crédit de ta nature et de la sienne il faut porter une misanthropie réunissant vos deux âmes. Cet avachissement, chacun d’entre vous l’apprécie ; cette fin des fins, plus subtile que tant d’issues violentes –
Es-tu capable d’éprouver encore un sentiment de colère ?
Si oui, peut-il au jour d’aujourd’hui s’exprimer par ta bouche, par tes regards ou une terreur appelant des gesticulations ? une manière peut-elle émaner de ta dépouille vivante ? Es-tu capable encore d’exulter dans la rage, de te battre pour ne pas frapper ? Ton vis-à-vis peut-il éprouver la réverbération de ce que tu éprouves ? Invoques-tu en lui la sœur de ton vertige ?
Ou est-ce que l’animosité prend le pas, disqualifie et ton visage et la pavane maussade en laquelle ta colère rapidement se dénoue ?
– La dynamique s’est enfuie. Les crochets grâce auxquels tu te sentais écartelé reposent maintenant au bas d’un râtelier. Il arrive que le soir on allume des bougies sur les meubles, à portée de ta vue, et cela te cause la sensation d’une amabilité fluide répandue autour de toi, tatillonne et silencieuse comme une besogne menée à contrecœur ; alors, tu n’éprouves ni consternation ni paix, tu n’es pas pantelant ni hagard ni réjoui, simplement vaste – autant que de vague cet adjectif peut contenir – sans tain, sans turpitude – n’ayant plus la force de sentir.
Que veux-tu ? Tout le monde, et même les miséreux, a ses entrées dans ton âme, chacun piétine les plus petits mouvements qu’elle ose produire. Pire ! on l’emprunte à sa guise, on se coule en elle – des impressions qui ne m’appartiennent pas conforment soudain la peau de mon visage, et j’adhère à des mollesses ou des postures qui assurément ne participent ni de mon caractère ni de mon expérience. Au hasard, je me trouve morne, passionné, peureux, déconfit, sec de cœur, tremblant, alors même que je demeure blotti sur ma chaise, que je m’applique à rester sourd, que je veux ne plus rien connaître, ne plus rien savoir.
Peine perdue : les identités pleuvent. Elles n’ont pas de visage, mais des motifs ; elles se heurtent, je bégaye ; elles s’allient, je commets un acte insoupçonnable. Me voici la proie des traités autant que des embrasements ; le temps de paix me nuit comme la guerre. Ce qui tombe de ma bouche, ce ne sont pas des idées mais le collier des traîtrises, des dogmes, des forfanteries soutenus par ces êtres. Ce brouet d’opinions multicolores me vaut logiquement d’être déconsidéré. Ainsi, la foule de mes occupants, à son malin plaisir, toise les gens du peuple de la terre, qui se bouchent les oreilles lorsque au vu de signes comparables à ceux que la nausée pousse sur un visage ils comprennent que je dois prendre la parole.
Mes envahisseurs s’expliquent (orgie de paroles – laminage de mes nerfs, mélange de mots et de chairs), je me mure. Leur mainmise est instantanée, je suis le terrain sur lequel on joue, on temporise, on blasphème ; aucune main ne peut commander l’arrêt du trot auquel je suis soumis. Moi qui ne sais pas pleurer les morts, je tombe en arrêt devant ma propre silhouette – cette tourbe capturée de milles reflets, inamicale, n’importe quel regard qui plonge en elle subit le goût de ce dont elle est composée. Cette matière anonyme, cette pâte corruptrice exerce sur mes sens le pouvoir d’un aimant ; si bien que je n’ai de cesse de l’enlacer, de m’étourdir sous son fétide écoulement
Si seulement la femme exultait lorsque j’exulte parfois, tout serait rédimé… Mais quelle rage que de voir un visage, en contrebas du sommier sur lequel on tente de dormir. Un visage ? Surtout ses yeux qui se fixent alternativement sur les ténèbres et sur le profil de ton nez. Prunelles écarquillées, agrandies par le reproche, dont la surface est électrique comme la terminaison d’un nerf ; et cette colère s’amasse, lit véritable non loin duquel tu mimes le repos. Aussitôt que ta simulation est dénoncée, il n’est plus question de dormir, à moins que tu ne sois touché par un épuisement de cette sorte que les titans seuls éprouvent. Ce n’est pas le cas. Tu pivotes – lentement, du fait de ta lâcheté – en direction des deux rais maléfiques, tu entends des paroles, intranscriptibles, qui propagent en toi une honte sans limites. Il paraît qu’au matin tu extirpes de la maison amie une dépouille, en la charriant sur tes épaules. Car si la honte t’a roué de coups, les yeux de l’aimée, incapables de se clore, empoisonnèrent le corps où ils sont enchâssés. Ne voulant procurer à tes hôtes le moindre embarras, tu as en connaissance de cause décidé de partir à l’aube, comme un portefaix, charriant sur tes épaules ce cadavre qu’hier soir, lorsqu’il était vivant, tu introduisis dans cette maison sous de mauvais prétextes.
Tu croiseras tes hôtes au cours de l’hiver, et ils ne te demanderont pas ce que tu as fait de la dépouille, eux étant partis un jour après que tu les eus quittés. Il y aurait à dire pourtant : les genévriers pullulent autour de leur maison de campagne, ainsi que des roseaux, réunis en faisceaux capables de s’incliner à l’unisson. Les bras du cadavre, accrochés par des rameaux innombrables, rebondissent autour de tes épaules. Son buste, que ta nuque ne parvient pas à retenir, verse de droite ou de gauche en te déséquilibrant. Combien de fois t’es-tu assis sur un rocher, sentant cette masse en fermentation absorber à la place de ton dos les angles de la roche ? celui-ci épousant à son tour une forme méconnaissable désormais. La mâchoire de l’être aimé claque dès que d’un coup de rein tu t’assures de sa personne une meilleure prise, avant que son menton ne revienne se lover dans le creux de ton épaule. Plus d’une fois tu te dis qu’à tout prendre la garrigue embaumerait ce corps, et qu’il ne rimait à rien d’espérer que les bras lui tombassent pour que dès lors le travail te fût plus aisé ; cependant, ses cuisses s’enroulaient si courtoisement aux tiennes ; et, sentant sous la pression de ta paume des chairs en train de fondre, tu retrouvais par bouffées les promesses que l’on se fait en songeant à l’amour, lorsque l’on entre dans l’adolescence. La mesure de ton courage aurait été révélée si elle et toi vous étiez heurtés à une rivière, et que, au risque de perdre l’équilibre en offrant à la crue votre équipage, tu avais aventuré l’une après l’autre tes semelles afin de découvrir ces galets à peu près ronds, gluants de mousse, qui forment un gué entre les tourbillons. Or la saison sèche n’était pas terminée, le lit parfaitement vide montrait ça et là des tresses d’algues épousant les creux de ce qui s’apparentait à de la pierre de remblai déversée dans une gorge –
rochers blancs comme de la craie, fixés au sol par des agrafes très robustes. Aucun frémissement, pas même celui d’une coulée de poussière, ne vient signifier que la rivière évaporée s’opposerait au rapatriement de cent-soixante livres de chair humaine. Je compris, à l’instar de l’apôtre, qu’un nouvel obstacle choisissait de s’abolir devant mes pas. Soulagé (même, béni par la lumière et l’atroce chaleur), j’ai enlacé plus étroitement ces cuisses qui depuis deux jours pesaient sur mes hanches.
Or, j’étais couché sous mon amie, les joues calées entre deux pierres, subissant alentour de mon dos, de mes reins, une chaleur sourde, une humidité âcre – un poids étalé en chaque point de ma personne (car je m’étais agenouillé puis lentement coulé contre la roche afin de ne pas déranger l’ultime sommeil de mon fardeau), lorsque, derrière ses bras détendus, ses épaules ployées, la masse de son ventre, un silence naquit. Faire le mort, voici ce à quoi je m’efforçai, comme en de si nombreuses circonstances qui assombrissent le déroulement de ma vie depuis toujours. Se comporter non comme un soldat, non comme un martyr ou un croyant, à l’approche de la menace naissante, tel fut mon premier réflexe ainsi que la pensée qui me saisit. La chair d’une morte étant mon bouclier, j’édifiai à la hâte plusieurs raisonnements au sujet de la répugnance qui éloigne les prédateurs des choses putréfiées. Alors que des serres parcouraient déjà le dos de l’aimée, recherchant ce dé à coudre de peau qui se percerait le mieux (n’importe quelle griffe est une clé, quel flanc une serrure) au fil d’un trottinement auguste et impatient, je me pris à envisager le reniement de cette démarche initiée deux jours auparavant, lorsque je me décidai à soustraire le corps de ma fiancée au deuil ambigu de mes proches. Il n’est pas tout de se reconnaître comme un lâche ; encore faut-il accorder ses actes à tel instinct qui vous domine. M’échapper en rampant de sous cette chape tiède, dont l’épaisseur transmettait à-coup après à-coup un morse sinistre dans mes épaules, nécessitait que je trahisse ma présence.
La porter en terre, vite, vite ! Enfin, aussi vite que possible. Elle pèse, cette carapace que mon dos supporte sans partager avec elle le moindre tendon. Je ne dispose pas de la force du varan, ni de sa langue, ni de cet instinct qui lui montre une fissure que la roche a laissée aux dimensions de son corps ; je n’ai pas comme lui quatre arc-boutants faits d’écailles et de muscles, capables, soulevant d’un coup ma carcasse, de me rendre maître des accidents du terrain. Ni cette tête dure, triangulaire, osseuse, dépourvue de cou, qui ne laisse échapper de ses paupières semblables à des excroissances métamorphiques autre chose que la détermination. Surtout, comparée à l’amble des bêtes inférieures – monotone, inflexible, durable, précis quant au choix de ses visées, lent comme la lave qui conquiert une pente douce – mon allure est dérisoire. Elles marchent ; en elles le but se confond avec la volonté, aussi sûrement que les quatre éléments adhéraient les uns aux autres dans le cratère primordial.
Afin de me relever, je poussai comme eux des cris rauques. Ce coup de rein haussa un peu mon amie en direction de ces prédateurs qui réduisaient le ciel à un feuillage. À force d’actionner mes bras, avec la vivacité dont fait montre pour s’étendre un vieux chien que l’arthrose rend comptable de ses efforts, ma tête donna contre une pierre.
Au sortir de l’évanouissement, le ciel possédait la couleur de la roche, mes joues contenaient de la terre. Soudain j’ai sursauté, car un mannequin rempli de sang glissait autour de mon torse. Sa bouche et ses yeux étaient trois ligatures ; un liquide pareil à du suint pénétra ma chemise. Ensuite un visage poinçonné tomba entre le sol et ma poitrine. Sa chevelure bleutée avait été fouillée par les serres, même si plusieurs épis formaient des pointes gluantes, roides – dignes d’être caressées par des paumes plus aimantes que les miennes, ou dissoutes par les larmes (cela je le murmurerai cent fois, devant les tombes, devant les berceaux, sur les lèvres de la souffrance) que je suis incapable de verser.
– De la guerre contre le massif, il n’y a pas grand-chose à relater. Elle aussi dura trente ans. La moindre oscillation à l’intérieur de notre république, tel changement de majorité à la chambre, ou d’humeur au sein de l’opinion publique, occasionnait une bataille, quelques dizaines de milliers de morts. On était moins à court de fantassins que d’émotions nouvelles capables d’influencer l’affrontement en cours. Trois voire cinq années passaient sans qu’une bataille décisive ne prenne place ; là encore, l’incurie des généraux ne doit être invoquée, ni les lenteurs de la chancellerie, comme il ne faut pas stigmatiser une défaillance de l’élan – maintenu, puisque l’on n’avait d’yeux que pour lui, et que les spéculations sur sa renaissance mobilisaient les consciences les plus en vogue à l’intérieur de la nation. – Élan dont la pauvreté, douze ans après le début de la guerre, ne doit pas justifier l’hésitation imprégnant chaque esprit, incapable de croire en une issue à ce conflit qui s’avérât violente, éruptive et incontestable comme un cataclysme. En effet, l’idée de cataclysme n’est ultime que pour les systèmes nerveux désemparés. Bien des retraites, bien des piétinements aidaient depuis longtemps le sentiment national à discerner les campagnes l’une de l’autre, à absoudre les retraites, localiser les fronts, percevoir les conscrits comme de la piétaille, désavouer l’aura des stratèges – à tort –