Le monde de la canne à sucre
« On a tout le temps vécu dans la culture de la canne à sucre, alors… souvent, les compagnons quand ils chantent, ils chantent des chansons qui parlent de la canne à sucre, la musique qu’ils font est liée à la canne à sucre … à l’alcool, alors on essaie de changer cette culture pour une culture différente, on ne va plus chanter la musique du salarié de la canne, on va chanter la musique du petit producteur. »
– Pedro Assunção, Serra d’Agua, septembre 1999
Depuis les débuts de la colonisation portugaise au XVIème siècle, la Zona da Mata, zone fertile et humide proche de la côte atlantique du Pernambouc, a été consacrée à la culture de la canne à sucre. Les grandes plantations ont d’abord employé des esclaves d’origine indienne ou africaine, puis, après l’abolition en 1888, leurs descendants devenus salariés agricoles. La canne à sucre marque de son empreinte les paysages, mais aussi toute la vie quotidienne. C’est ce monde qui est aujourd’hui remis en question par le processus de « réforme agraire ».
Comme le dit Pedro Assunção, ancien syndicaliste paysan devenu bénéficiaire d’une parcelle : « On vient d’une histoire un peu compliquée, parce qu’on vient d’une zone d’esclavage, il y a disons 300, 400 ans, nous étions esclaves, et nous sommes sortis de l’esclavage, et l’objectif était réellement de travailler pour le patron, pour le maître de la plantation, pour planter de la canne à sucre. Nous sommes sortis de l’esclavage pour la politique du salaire, pour la vie du salarié. Alors, dans la vie de salarié, on a continué dans le même esclavage ou pire, parce que dans l’esclavage, on travaillait, il n’y avait pas de salaire, mais il y avait à manger tous les jours, et avec le salaire il y avait une tarification avec une quantité à produire telle que, généralement, le travailleur n’avait pas les moyens de tirer de quoi se maintenir avec sa famille ».
La plantation traditionnelle était un monde clos, unité économique mais aussi politique, caractérisée par la domination personnelle du senhor de engenho (maître de la plantation). Celui qui demandait à habiter sur la plantation, devenant ainsi un morador (littéralement, habitant), acceptait du même coup de travailler pour le senhor, se plaçant sous sa protection et dans sa dépendance. Ce système a progressivement perdu de sa force, mais marque encore les comportements. La mise en place, à partir des années 1960, des droits sociaux pour les salariés agricoles, a en effet transformé les relations entre maîtres des plantations et moradores [1]. La plupart des patrons ont incité les moradores à quitter les plantations, sans accueillir de nouveaux salariés. Les plantations se sont donc largement vidées de leurs travailleurs, contraints d’habiter la périphérie des villes, tout en travaillant comme saisonniers lors de la récolte de la canne. D’autres ont émigré, parfois à deux mille kilomètres, vers le sud du pays, essentiellement à São Paulo, la capitale économique du Brésil.
Les syndicats de travailleurs ruraux [2], beaucoup plus puissants au Pernambouc que dans les autres Etats du Nordeste, ont progressivement imposé une transformation des rapports de force avec les patrons des plantations et des raffineries. Persécutés lors du coup d’Etat militaire de 1964, ils ont par la suite recouvré des forces et déposé de nombreuses plaintes en justice : ils se veulent ainsi le fer de lance de la lutte pour le respect des droits des travailleurs ruraux.
Depuis les grandes grèves de 1979, le syndicat appelait chaque année les travailleurs ruraux à la grève pour exiger des augmentations de salaire et des contrats de travail collectifs. La réforme agraire et l’expropriation des plantationsétaient une revendication des syndicats mais n’apparaissaient pas réalistes à court terme.
Ces changements des modes de domination ont été étudiés depuis les années 1970 par une équipe d’anthropologues du Musée national (Rio de Janeiro) [3]. En 1997, ceux-ci nous ont invités à nous joindre à eux pour une nouvelle recherche, sur les occupations de terre et les transformations sociales [4].
Notes
[1] Le Statut de Travailleur Rural, voté en 1963, a étendu au monde agricole le droit du travail en vigueur pour les ouvriers, incluant contrat de travail, syndicat, treizième mois, congés payés. Dans les récits de vie des paysans, l’« arrivée des droits » est un moment essentiel.
[2] L’adhésion est automatique pour tous les travailleurs déclarés, leur cotisation étant directement prélevée sur les salaires.
[3] Voir le numéro spécial d’Etudes rurales, « Permanences et mutations dans le Brésil agraire », juil.-déc. 1993.
[4] Lygia Sigaud et Benoît de L’Estoile (dir.). « Occupations de terre et transformations sociales : Pernambouco, septembre 1997 ». Cahiers du Brésil contemporain, n°43-44, 2001.