Visite guidée

par

L’intervention auprès des institutions européennes emprunte à des modèles plus anciens, comme le lobbying au congrès américain. S’appropriant cette pratique encore souvent réservée a l’industrie, Seco Gérard (Médecins sans frontières) nous guide dans une exploration méthodique des circuits de décision.

Médecins sans frontières (MSF) articule interventions humanitaires, souvent en situation d’urgence, et témoignages auprès des donateurs et des médias, mais mène très rarement un lobbying direct auprès des responsables politiques et institutionnels. Avec sa campagne pour l’accès aux médicaments, MSF s’est cependant lancée dans une analyse en profondeur des problèmes auxquels sont confrontés les médecins sur le terrain et de l’impact de la globalisation et des politiques des organisations internationales ou gouvernementales sur la santé dans les pays en développement. Ces analyses l’ont amenée à rechercher les moyens d’influer directement sur les institutions, de conjuguer action sur le terrain et intervention au cœur de la décision politique.

L’entrée de MSF dans le champ institutionnel européen s’est d’abord faite en réaction aux circonstances. Après le clash entre société civile et décideurs politiques lors de la conférence de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) à Seattle en novembre 1999, le commissaire européen Pascal Lamy décidait de la mise en place de plates-formes de consultation pour favoriser le dialogue avec la société civile et tenter de désamorcer les conflits. La campagne pour l’accès aux médicaments venait d’être lancée ; il paraissait alors pertinent à MSF d’être présent à Bruxelles, là où des décisions cruciales pouvaient être prises. Quelques mois plus tard, en juin 2000, le poste de Seco Gérard était ainsi créé dans les bureaux bruxellois de l’organisation, un poste destiné à suivre le travail des institutions, intervenir auprès d’elles, et tenir informées les sections de MSF dans les différents pays européens.

L’émergence de la question de l’accès aux médicaments dans les médias et son inscription déjà acquise à l’agenda politique et institutionnel européen, ont permis à Seco d’identifier rapidement un point d’entrée dans la machine, de s’insérer dans la dynamique existante – beaucoup plus simplement que s’il avait fallu dans le même temps imposer le sujet auprès des instances et des décideurs européens.

La Commission européenne tient une place capitale dans les négociations internationales sur l’accès aux médicaments. Et c’est tout particulièrement au niveau de la Direction Générale du commerce, conduite par Pascal Lamy, que se joue la position de l’Europe. Celui-ci représente donc de fait une cible de lobby essentielle pour les ONG, d’autant plus qu’il détient depuis 1999 un mandat des États membres pour défendre la position communautaire à l’OMC. Le convaincre, faire pression sur lui, ou donner une visibilité à ses démarches et ses prises de position est au cœur des préoccupations militantes, a fortioripuisqu’il bénéficie d’une certaine marge de manœuvre lorsqu’il négocie au nom de l’Europe.

Cependant, la position communautaire, telle qu’elle s’élabore dans les institutions et avec les États, est également décisive. Sa fabrication passe par un processus de négociation entre le Commissaire européen et les capitales, ou directement entre les États au cours des réunions du comité 133 [1]. Chacun d’entre eux y a la possibilité de défendre une position ou une proposition spécifique, qui sera discutée et dont la Commission devra tenir compte – cet apport a d’autant plus de poids que les États sont puissants. C’est pourquoi, lorsque MSF cherche à influencer la Commission, parallèlement aux démarches menées à Bruxelles, des représentants de l’association font un travail de lobbying sur les gouvernements des États membres. À partir de Bruxelles, MSF a la possibilité de contacter les représentations permanentes des pays ; toutefois, sur certains sujets, celles-ci sont principalement cantonnées à un rôle de « boîtes aux lettres » et reçoivent directement leurs instructions des capitales. C’est la raison pour laquelle Seco considère que, s’il est crucial d’être présent au niveau européen, il n’en est pas moins important de mener parallèlement un travail au niveau national, sur les ministères du commerce, de la santé, de la coopération, etc.

Par l’intermédaire de certains représentants d’États membres à Bruxelles, MSF peut parvenir à obtenir les documents préparés par la Commission et discutés au comité 133. En revanche il est beaucoup plus difficile d’avoir accès à ceux qui émanent du comité (les comptes-rendus, par exemple) et donc de connaître la position défendue par les États lors de ces réunions. Cette absence de transparence renforce la nécessité de nouer des contacts au niveau national, qui s’avèrent souvent être les seules sources d’information, orales et généralement partielles, sur le déroulement des négociations entre États. A partir de plusieurs pays et par recoupement, MSF peut ainsi, éventuellement, avoir une vision de l’état des discussions et des rapports de force, faire évoluer ses stratégies et ses cibles. L’existence de sections dans différents pays représente ici un avantage certain pour l’organisation.

La position communautaire est donc élaborée dans un jeu de va-et-vient entre la Commission et les États. Celle-là, s’appuyant sur un important travail d’expertise technique, élabore des propositions qu’elle soumet aux États. Ce faisant elle oriente et influence les débats. Mais les rapports de la Commission sont également le fruit d’échanges entre les Directions Générales concernées, de façon directe ou indirecte, par les questions débattues. Sur l’accès aux médicaments et la propriété intellectuelle, la Direction générale du commerce est chef de file, mais les Directions générales du développement, de la recherche, des entreprises et du marché intérieur ont également leur mot à dire, voire des intérêts à défendre. Comme au niveau national entre ministères, les réunions inter-services ont pour objectif de permettre l’ « harmonisation ».

Jusqu’à présent, Seco a noué peu de relations avec les Directions Générales des entreprises et du marché intérieur, plus distantes avec les ONG et plus ouvertement favorables au lobbying industriel. À l’intérieur de la Commission, elle est principalement en contact avec les personnes en charge des dossiers aux Directions Générales du commerce, du développement, de la recherche.

Son travail de lobbying s’est notamment organisé autour du processus de consultation mis en place en 2000 par la Direction Générale du commerce. Ces réunions rassemblaient les représentants de la Commission, ceux de l’industrie pharmaceutique et différentes ONG. Par principe, elles étaient ouvertes à l’ensemble des représentants de la société civile, tous bords confondus – dans les faits, il a parfois fallu « aider » la Commission à faire circuler l’information et les invitations auprès des ONG. Ces rencontres étaient pour Seco l’occasion d’identifier les différents acteurs, d’appréhender les tensions, d’établir une cartographie des rapports de force. Les minutes rédigées par la Commission, même imparfaites, permettaient, en outre, de rendre publics le contenu des débats et les prises de position des uns et des autres. En définitive, le simple fait que la Direction Générale du commerce se trouve au cœur d’une confrontation, et non plus sous la seule pression de l’industrie, a contraint les responsables de la Commission à justifier leur position, et pour certains à la modifier.

Pour Seco, la Commission et le Parlement sont les deux institutions-clefs de Bruxelles. Le Conseil lui paraît encore difficilement pénétrable, faute d’en maîtriser les rouages. D’une façon générale, la Commission dispose du pouvoir, le pouvoir de proposition. Dans ses murs, les choses se mijotent, se dessinent, s’écrivent ; ce qui en sort est plus ou moins ce qui restera. Sur elle se concentre donc la dimension d’expertise du lobbying. C’est avec ses fonctionnaires que se discutent les aspects les plus techniques des dossiers, discussions où les enjeux politiques, pour être moins lisibles, n’en sont pas moins présents.

Le Parlement, en revanche, n’a le plus souvent qu’un rôle consultatif – même si certains sujets requièrent une co-décision avec la Commission. Ses débats, ses résolutions, peuvent cependant donner une plus grande visibilité à certaines questions, contribuer à les inscrire à l’agenda politique ou éviter qu’elles en sortent. Une résolution, en soi, n’a aucun caractère contraignant pour les pays membres de l’Europe ou la Commission, mais elle a une valeur symbolique en ce qu’elle représente la prise de position publique d’une institution européenne, qui peut être médiatisée et reprise par d’autres. Elle peut en ce sens constituer un signal à l’adresse d’autres pays (États-Unis ou pays en développement, par exemple), informant de l’état de la discussion entre parlementaires européens. Elle peut servir de référence à certains acteurs de la société civile ou à d’autres institutions nationales, voire lancer ou relancer un débat au niveau des parlements nationaux.

Les séances du Parlement peuvent également être l’occasion d’adresser une question orale à la Commission. Celle-ci a alors l’obligation de venir y répondre – cette obligation vaut de même lorsque la question est écrite, mais les délais de réponse peuvent alors être beaucoup plus longs (3-4 mois). Le Parlement a ce droit-là : poser des questions et recevoir une réponse. Cela permet d’interpeller directement des responsables de la Commission, Pascal Lamy, par exemple, ce qui pour MSF ou pour d’autres ONG peut représenter un grand intérêt stratégique. C’est, une fois de plus, une façon de maintenir la pression autour d’un sujet, d’obliger la Commission à se justifier.

Pour Seco, l’enjeu est alors de travailler avec un ou plusieurs parlementaires, de les impliquer ou de les convaincre, et surtout de leur fournir argumentation ou propositions. Car si les parlementaires sont les plus à même de maîtriser les procédures complexes de leur administration, le temps leur est compté. Lorsqu’un député souhaite proposer un amendement ou poser une question, la stratégie la plus efficace, en général, est de lui fournir directement les textes, qui éventuellement seront retravaillés. Dans ce contexte, les assistants des parlementaires sont des interlocuteurs privilégiés. Ce sont eux qui suivent techniquement les dossiers, qui préparent les rapports, les amendements, les questions. Assistants des députés, des commissions, des groupes politiques, ce sont avec eux que se poursuivent les démarches amorcées avec les élus (députés, présidents ou vice-présidents de commissions, etc.).

La couleur politique et l’affiliation aux partis jouent dans les liens entre les parlementaires et la Commission. Pascal Lamy, par exemple, est socialiste, il rencontre fréquemment des gens de son groupe. Cela ne signifie pas qu’il va suivre ce que disent les socialistes au Parlement, cependant des connexions existent. Il est donc intéressant de tenir compte des affiliations politiques des uns et des autres. Faire jouer les relations qui existent entre représentants nationaux et européens d’un même parti peut ouvrir des portes et donner accès à des responsables institutionnels, qui, d’eux-mêmes, seraient réticents à recevoir des ONG. De même, les positions portées par un parti dans un Parlement national peuvent influer sur la position adoptée par les représentants de ce parti, à travers la section du pays, à l’intérieur du Parlement européen. Naturellement, les situations sont variables, certains parlementaires sont en contact étroit avec leur groupe au niveau national, d’autres n’en entretiennent que peu. Pour Seco, bien sûr, les alliances se nouent plus fréquemment avec les Verts, les socialistes ou les communistes, rarement avec le PPE (Parti Populaire Européen).

Au quotidien, faire du lobbying c’est aussi appliquer une méthode. « Ce qui compte ce n’est pas de passer son temps en réunion, de traîner dans tous les couloirs en distribuant ses cartes de visite et en essayant d’en obtenir un maximum ». Pour Seco, l’efficacité du lobby repose en grande partie sur un ciblage précis de ses interlocuteurs. Il peut se faire lors de réunions ou par le bouche à oreille avec des collègues de MSF ou d’autres organisations. Lorsqu’elle a débuté ce travail, Seco a profité d’une réunion entre parlementaires européens et parlementaires ACP [2]. Elle a fait parvenir un dossier à la totalité des députés accompagné d’un message : « contactez-moi si vous souhaitez plus d’information ». En assistant aux débats publiques elle a pu repérer les parlementaires qui intervenaient et connaître leur position. L’identification des députés-clefs fut rapide, puisque d’une réunion à l’autre intervenaient presque toujours les mêmes personnes, notamment celles impliquées dans les Commissions développement et industrie du Parlement – un parlementaire ne suit généralement en détail que deux ou trois sujets. Sur l’ensemble des députés auxquels Seco a envoyé son dossier, seule une petite dizaine s’est montrée disposée à poser une question en séance, à proposer des amendements ou la rédaction de rapports. Avec certains parlementaires, une rencontre a suffi pour comprendre qu’aucune collaboration n’était possible.

Lorsque les interlocuteurs sont identifiés, « le plus efficace est encore de prendre son téléphone ». Au quotidien, Seco travaille principalement par téléphone et par email. Le premier rendez-vous n’est pas le plus difficile à obtenir. Les lobbyistes de l’industrie étant fréquemment reçus, rencontrer les ONG est pour les représentants institutionnels le moyen d’afficher une certaine équité. Et Seco reconnaît que son travail est souvent facilité par la notoriété de MSF.

Cependant, développer un véritable échange de travail qui repose sur des contacts répétés, faire passer ses idées ou simplement faire entendre ses arguments n’est pas toujours aisé. Après la première rencontre, l’enjeu est de réunir toutes les conditions pour maintenir l’écoute. Rencontrer directement ses interlocuteurs est alors important pour Seco, c’est un moyen de les « ferrer ».

Contrairement aux lobbyistes de l’industrie qui sont tenus de respecter un dress code strict, elle ne s’impose pas le tailleur-jupe. L’indispensable est de pouvoir transmettre des messages clairs et précis. Et c’est d’autant plus nécessaire que ses interlocuteurs sont fréquemment sollicités et que les sujets sont techniques. Parmi les outils classique delobbying, elle range le packagestandard d’informations : des dossiers qui présentent la problématique et argumentent la position de MSF – ils sont rarement lus intégralement, mais servent de référence et imposent la crédibilité – des synthèses d’une page directement orientées vers l’action. Le haut degré de technicité sur la question de la propriété intellectuelle impose également à l’organisation d’adapter son fonctionnement. MSF a ainsi dû mettre en place une politique de transfert d’expertise vers ses sections, afin que ses représentants soient en mesure de défendre les sujets. Cela dit, dans bien des cas, les représentants des institutions n’ont qu’une connaissance superficielle des dossiers. Être didactique est alors le plus grand atout des ONG engagées dans un lobbying.

Pratiquer un lobbying sur les institutions européennes impose de s’adapter à leur rythme. La temporalité dans laquelle on se trouve alors est variable selon l’institution ou selon le sujet, mais l’échéance des résultats est rarement courte. Six mois ou un an représentent peu de choses à ce rythme-là.

L’une des réussites du travail mené depuis plusieurs années par MSF et d’autres organisations est d’avoir obtenu, notamment de la Commission européenne, une reconnaissance de l’impact des accords commerciaux et de la propriété intellectuelle sur l’accès aux médicaments. Ceci est d’autant plus frappant que le rapport de forces entre les ONG et l’industrie, même pour une organisation importante comme MSF, est très inégal, en termes de moyens en jeu, de ressources humaines, de durée du lobby, etc.

Les gens du lobby « d’en face », le lobby pharmaceutique, Seco les croise dans les couloirs, la cafétéria du Parlement. Ils fréquentent les mêmes réunions publiques, mais elle les rencontre peu en définitive, leur parle peu lorsqu’elle les voit. Elle a cependant le sentiment qu’ils sont nombreux. Dans un espace géographique très circonscrit, autour d’un petit nombre d’interlocuteurs, les uns et les autres se succèdent. Ses contacts au Parlement européen lui racontent « les gens de Glaxo sont venus, ceux de Merck sont passés ». Les rencontrer dans des réunions est assez « épuisant », « peut-être qu’eux aussi pensent ça ». Chacun est là sur ses positions, « ils reviennent toujours avec les mêmes arguments, qu’ils répètent, encore et encore ». C’est une guerre d’usure dans laquelle certaines ONG se sont lancées pour contraindre l’institution à nourrir sa politique de leurs influences.

Notes

[1Le «  comité 133  » (du nom de l’article 133 du traité de Maastricht) est le groupe de travail permanent, consacré à la politique commerciale commune, qui représente les États membres dans l’étude des propositions que la Commission transmet au Conseil des ministres. Il assiste également la Commission lorsqu’elle négocie des accords internationaux en matière commerciale.

[2Il s’agit des représentants des 77 pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique qui ont signé avec l’Union Européenne la Convention de Lomé actuellement en renégociation.