Vacarme 68 / Cahier

des vies devenues visibles entretien avec Fleur Albert, réalisatrice de Stalingrad Lovers

des vies devenues visibles

Stalingrad Lovers est un film d’une singularité lumineuse. Isaïe est tenu par la promesse faite à un ami, dealer mort dans la rue, de faire revenir son corps au pays. Autour de cette trame fictionnelle s’agrègent une série de tableaux empruntant au récit épique comme à la scène de rue, au monologue de théâtre comme au cinéma grand genre, aux éclairages de la peinture baroque comme à ceux de ces braseiros qui réchauffent les usagers de crack. Le film est sorti de façon quasi-confidentielle en janvier. Nous voulions revenir sur cette fable qui frappe par l’espace, entier, sans réserve, qu’elle ouvre aux consommateurs de la rue — et sur la façon exigeante, inventive, dont ils l’ont investie.

Stalingrad Lovers est le fruit de sept années de travail. Peut-on revenir pour commencer sur son origine ?

Au départ de ce projet, deux faits divers m’avaient marquée. Vers 2001, un jeune homme est mort de froid, Gare de Lyon, et a été enterré à la fosse commune, au Carré des Anonymes. Tout et n’importe quoi avait été dit sur son compte : qu’il était un parrain de Stalingrad, un trafiquant… Je suis allée voir les gens dans les associations de prévention, et j’ai recueilli plusieurs récits, vrais ou légendaires. À mesure des rencontres, il s’incarnait. Pour moi, il devenait peu à peu Antigone, il est devenu le vecteur tragique de ce que j’avais envie de raconter.

Le deuxième événement [1] a été l’expulsion du squat de La Chapelle, aux portes de Paris, une crack house où les gens vivaient dans des conditions extrêmement difficiles. Pour la première fois, aux yeux du monde et des médias, des usagers de drogues qui y vivaient prenaient publiquement la parole. Ils revendiquaient une communauté d’usage, ne se posaient pas en victimes, tenaient une parole politique sur la communauté et sur les drogues. J’ai voulu les retrouver. Cela m’a menée sur les mêmes chemins, dans le même quartier, les mêmes associations, entre Château Rouge et Barbès/La Chapelle. J’ai retrouvé tout un ensemble de garçons et de filles, et entre ces évacuations, ces recherches, ces morts, c’est tout naturellement qu’on en est venu à se parler. Très vite on a construit des liens.

J’appartiens à une génération qui a été adolescente à la fin des années 80. Dans un milieu middle class, loin du tumulte des grandes villes, les bocages nantais devenaient vite étouffants. Nous avions le cinéma et le rock, j’étais accro à mon radiocassette, aux livres et aux écrans, pendant que d’autres se mettaient aux drogues dures. À vingt-cinq ans, je n’étais pas la seule survivante, mais pas loin. Mon rapport au cinéma a ainsi été forgé par une approche des corps vivants qui avaient un rapport avec la drogue. Mon premier travail de cinéaste a porté sur la fin de Galères de femmes (1993), de Jean-Michel Carré, dont j’ai été l’assistante. Puis j’ai travaillé sur son triptyque, Trottoirs de Paris. Ma tâche était de faire des entretiens Porte de Vincennes, la nuit, avec des jeunes filles qui se prostituaient pour financer leur consommation. Ce n’était pas difficile pour moi, je connaissais bien ce milieu, même si c’était rude car certaines avaient mon âge, voire moins, avec parfois un effet miroir angoissant. Cette expérience a été fondatrice.

Le film est porté par une trame fictionnelle, il emprunte à différents genres littéraires et cinématographiques, mais ses interprètes principaux sont issus de la scène du crack parisienne, leur expérience a nourri la construction du scénario, Isaïe s’engage dans l’entreprise en respectant des règles directement inspirées de la vie de l’acteur qui l’incarne… Comment avez-vous construit ces entrelacements entre réel et fiction ?

Très vite j’ai compris que je ne voulais pas faire un documentaire sur la toxicomanie. D’une part le « réel » ici pose un problème légal, les usagers de drogues vivant hors la loi tout le temps, les filmer revient à les mettre en danger. D’autre part cette communauté de personnes est invisible, elle n’est vue qu’à travers des prismes déformants : le toxicomane, c’est l’apanage des reportages racoleurs à la télévision, fondés sur la peur et le misérabilisme où on montre des êtres sans visage ni voix, puisque maintenant on ne sait montrer qu’en masquant et le visage et la voix… Je voulais au contraire partir de leur expérience profonde. La question était : « comment en faire des narrateurs talentueux ? ».

J’ai passé d’abord des journées, des semaines, pendant quatre ou cinq ans, à voir les uns et les autres, en dépit de leurs aléas sociaux, sanitaires, judiciaires. J’ai ainsi rencontré Patrick, Jean-Paul, Mehdi et Mélissa. Au début ils ne comprenaient pas bien pourquoi je m’intéressais à eux, sans les filmer ni faire de photos. Puis je leur ai expliqué que je souhaitais faire un film de fiction, qui parte d’Antigone. Le motif du rapatriement d’un corps venait de récits que j’avais entendus, de modous [2] sénégalais ou de personnes dont des cousins avaient disparu en France, qui ne pouvaient pas faire revenir leur dépouille. Peu à peu il est devenu clair qu’ils seraient les quatre principaux interprètes du film. Au-delà de leurs personnalités fortes, de leurs trajets de vie, ils portent un imaginaire, une expérience et un rapport au monde qui me touchaient, qui m’intéressaient et m’apprenaient. Leur capacité à rebondir en dix vies, d’une incarcération à l’autre, forçait mon admiration et mes questionnements sur l’inadaptabilité au monde, la mienne, la nôtre.

J’aime les natures d’acteurs et je compose avec ce qu’ils sont. C’est ce que j’ai fait avec tous, « pros » ou pas. La capacité de survie dans la rue dépend de la capacité à jouer et se jouer des autres. Ils étaient les premiers à affirmer qu’ils étaient déjà comédiens quand on leur posait la question, lors de la préparation du film, quand nous avons fait des lectures publiques du scénario.

Deux co-scénaristes ont travaillé avec moi au cours des différentes étapes d’écriture. Nous avons d’abord recueilli leurs paroles autour de thèmes précis, plutôt philosophiques : qu’est-ce que c’est que la frontière, l’ailleurs, l’amour, la loi ?… La drogue n’était pas à l’origine du récit : leur expérience du produit est venue après, ils en ont parlé d’eux-mêmes. Ils parlaient par exemple de leurs enfants — lointains. Ou de leurs absences — leurs séjours en prison. Les monologues intérieurs qui jalonnent le film sont issus de ces premiers entretiens. D’autres éléments sont venus ensuite. Patrick par exemple avait des carnets, il écrivait beaucoup, des poèmes. Un jour il est tombé sur un vieux carnet qu’il m’a apporté. Ce sont les règles qui jalonnent le film : « Règle n°1 : Profiter vivant du mensonge des morts », « Règle n°4 : Se battre », etc. On les a reprises presque au mot près.

Puis il y a eu un an et demi de préparation au Cent-Quatre, rue d’Aubervilliers à Paris, où j’ai eu un atelier, à l’ouverture du lieu en 2008-2009. Je leur donnais alors une trame : « Vous êtes-vous déjà trouvés en situation d’avoir à enterrer quelqu’un ? ». Chacun me racontait une chose, puis nous écrivions avec les scénaristes. Ensuite nous leur lisions notre travail, ils commentaient, nous renvoyaient leur ressenti, on continuait, on prenait des axes différents, ils improvisaient et nous gardions dans le scénario les moments les plus convaincants. Cela a été la phase de construction du récit. J’ai tenu à répéter beaucoup en amont avec eux.

C’était un travail peu commun pour les scénaristes. Laurent Roth a travaillé avec moi sur les ateliers. Il venait du documentaire, je l’ai associé plus étroitement. Je lui ai beaucoup raconté aussi les nuits et les aventures que j’ai connues sur le terrain. Olivier Volpi en revanche n’a rencontré aucun des acteurs avant le tournage. Par choix. Son travail a permis de porter le film vers la fiction. Il a supprimé des personnages auxquels je tenais beaucoup, il a inventé des choses, mais en exploitant tout que je lui avais fourni. De tous ceux que j’avais rencontrés pour retravailler sur le scénario, à la dernière étape c’est curieusement le seul qui ait vraiment utilisé tout le matériau. C’est aussi pour ça que je l’ai choisi ; il savait prendre des libertés avec le cinéma de genre, tout en respectant la matière documentaire. Nous étions des inconditionnels du western mais aussi de Ferrara ou de Kitano, pour leur rapport au spirituel et à un certain cinéma d’action métaphysique.

Ce qui frappe c’est non seulement que vous, qui êtes documentariste, choisissiez la fiction pour un film qui parle de drogues et de marginalité (le geste n’est pas si facile, dans un domaine où tout est sujet à suspicion), mais que ce déplacement permette des effets de vérité aussi forts.

C’est que se joue quelque chose de l’ordre de la fable. Ce sont des personnages toujours en train de créer leur propre légende. Qui se racontent, au plus près de leur existence réelle. C’est très allégorique… Cela rejoint mon propre rapport à la représentation. Je ne peux pas être au ras de la réalité, le naturalisme m’étouffe. Il faut que ce que je vois sur l’écran soit « bigger than life ». Je peux adorer le cinéma documentaire, mais il me faut de la mythologie, du sacré, de la construction romanesque. J’ai aussi besoin de varier les moyens de dire les choses. Les pauvres sont aujourd’hui relégués au reportage et au documentaire, ou bien aux faits divers. C’est une manière de les mettre à distance, et avec eux le réel qu’ils portent. La fiction permet au contraire de déployer le réel, pas seulement de le transfigurer. Le cinéma peut rendre compte d’intériorités, d’espaces imaginaires. Quand j’avais demandé à Melissa, « c’est quoi pour toi être mère ? », elle m’avait répondu « c’est la fenêtre ouverte, c’est l’odeur du gazon ». Et elle m’avait raconté que son premier rapport à l’héroïne était en lien avec sa mère ; elle se faisait des shoots que sa mère « cuisinait ». La scène du film où elle fait une injection à Jackson renvoie à l’impossibilité, ou à tout le moins la difficulté d’être mère dans ce milieu. La tourner a été très important mais aussi très délicat pour elle, émotionnellement. Elle y a mis beaucoup d’elle. Jamais je n’aurais pu écrire une chose pareille, avec ces images-là, sans accès à cette expérience, à cet imaginaire.

Ce sont des personnages toujours en train de créer leur propre légende. Qui se racontent, au plus près de leur existence réelle.

Alors on a reproché à mon film d’être trop peu « réaliste ». Mais si j’avais filmé Mehdi quand il était complètement défoncé, en quoi cela aurait-il « fait plus vrai » ? Il y a un film de Pedro Costas, Dans la chambre de Vanda (2001), que j’aime beaucoup. C’est pour moi un film fondateur, même si sa méthode de travail et sa démarche sont différentes, car c’est un documentaire. C’est d’abord le portrait d’une femme. Vanda se défonce toute la journée. Mais c’est une pythie, elle me raconte le monde, elle me raconte plein d’autres choses totalement visionnaires, j’en oublie qu’elle se drogue ! C’est quand tout devient fiction dans le documentaire, ou quand tout devient documentaire dans la fiction, que les choses m’intéressent.

La question est celle de l’artifice. C’est vrai que Stalingrad Lovers a été une lutte. Le mouvement « naturel » aurait été de revenir vers le documentaire. Le fait de vouloir s’affranchir sans cesse du réalisme donne cette forme baroque qui rompt avec les genres. Mais cela suscite des réticences : puisqu’il s’agit de drogues, on veut du documentaire ! Avec des malentendus grossiers sur ce que sont le documentaire ou le naturalisme obligé, dès lors que la fiction porte un sujet social. Les scènes de tapin, par exemple, ont été perçues comme « vraies » — mais elles ont été tournées avec des acteurs, en un travelling ! Pourquoi, à un moment donné, une scène paraît-elle plus documentaire que fictive ? Le simple fait de mettre la caméra dans la rue produit un effet de réel. Les scènes dans le squat sont souvent en huis-clos, et l’on m’a dit qu’elles seraient trop théâtrales. Mais la théâtralité n’est pas liée au huis-clos ! Elle est liée à un certain tempo, à une manière de symboliser les choses, une manière de les dire…

Sur le plateau, il y avait une tension continuelle entre un désir d’improvisation, des dialogues très écrits et un cadre extrêmement précis, de lumière, d’espace, de rythme. Le tempo des corps et des paroles des acteurs était parfois dissonant, il fallait réussir à le restituer sans le dénaturer, sans que ça soit artificiel. Et garder une qualité de langage, tant dans l’argot de la rue qu’avec un style plus imagé, littéraire, qui relevait de la personnalité de chacun. Tous en étaient à des stades différents dans l’usage des produits mais dans une relative maîtrise de leur dépendance, ce qui rendait le projet possible, mais risqué. J’ai vécu la mise en scène comme un travail d’extrême acrobatie. Chaque plan tourné et réussi sans heurt tenait assez du miracle. À la fin du tournage, nous sommes parvenus à une curieuse harmonie. Le regard de chacun avait changé sur les autres et sur soi-même.

Vous dites souvent que Stalingrad Lovers est un film sur le manque plus que sur la drogue. Le manque n’y est pourtant pas si présent, sauf à travers le plus jeune des acteurs, qui est en recherche permanente…

Dans le cinéma français — ce n’est pas vrai dans le cinéma américain — on a des représentations très folkloriques de la drogue. Souvent, la narration suit le trajet d’une personne qui veut s’en sortir. Or pour moi la question n’est pas de s’en sortir, mais de savoir qui on est pour être entré dans la consommation, puis comment on fait pour être avec le produit. Car on ne choisit pas d’être toxicomane : c’est un mode d’être. On prend des drogues pour être davantage. L’addiction est pour moi une forme de surconsommation, de surélévation de soi : sortir de la fatigue de soi, partir à la conquête de soi. On devient toxicomane sur un effondrement qui n’est pas seulement celui des pères ou des mères. Face à la perte des récits fondateurs (qui nous sépare, par exemple, au cinéma, de Pasolini), l’individu « perdu » s’accroche à quelque chose qui finit par devenir un destin, se réfugie dans la dépendance. Ce mouvement n’est pas propre aux drogues. Chacun a à perdre quelque chose et doit accepter une souffrance qui est de l’ordre de la perte. Il y a toutes sortes de façons de combler le manque, la toxicomanie n’en est qu’une parmi d’autres : la consommation de jeux, le sexe, les écrans, la collectionnite aiguë… Comment parler de tout cela ? Ce n’est pas forcément facile à entendre. Et encore moins à représenter.

La figure de Jackson, le plus jeune des quatre personnages centraux, incarne à sa façon le manque, mais c’est une allégorie. Au sens littéral, celui qui est en manque est celui qui maîtrise le moins le produit. Les autres, qui ont une expérience plus longue, maîtrisent mieux mais eux ont affaire au manque social, au manque du reste, ils essaient de reconstruire des liens. Jackson n’en est pas encore là. La drogue, dans cette communauté, telle que la donne à voir le film, est quelque chose qui fabrique du lien, mais qui le détruit aussi.

On a beaucoup parlé du manque avec les comédiens du film. Sans doute avait-on au départ la même faille, mais qui dans nos trajets de vie s’est imprimée différemment. Le fait que j’aie été consommatrice ou pas n’était pas le plus important. Le fait que je ne me sois pas construite avec ça n’empêchait pas que le monde dans lequel on vivait pouvait être partagé. Par contre eux avaient une expérience et un savoir à me faire partager. Eux seuls avaient la légitimité de dire ce qu’est la prostitution, ce qu’est un petit dealer de quartier, loin d’un Roi à New-York de Ferrara. Mais je ne les ai pas choisis parce qu’ils sont en bas de la chaîne de revente, je les ai choisis parce qu’on ne les voit jamais, et qu’ils amènent pourtant des choses de leur vision du monde, de leur univers, absolument partageables.

J’ai voulu travailler avec ces acteurs car eux seuls pouvaient incarner ces personnages. Leurs corps portent une expérience qu’aucun comédien ne pouvait transmettre de façon aussi juste. Personne d’autre n’aurait pu rendre compte du flegme et en même temps de la ruse sombre, de la sagesse un peu désespérante qui se dégage de Patrick, de sa démarche incroyablement lente, de ses accélérations brusques. Non que j’aie voulu utiliser l’histoire de leurs corps — ils portent des cicatrices, des blessures, ce sont des collections d’histoires en elles-mêmes. Mélissa, par exemple, a un corps, c’est Guerre et Paix de Tolstoï. Il n’était même pas imaginable de filmer des histoires aussi intimes, des peaux si marquées, sans un mode pictural radical, sous le filtre de la fiction.

Dans le monde de la came, on est en mouvement perpétuel ou en attente perpétuelle. Il y a un oubli du temps intérieur. À un moment donné, beaucoup perdent tout lien social, familial, n’ont plus de maison. Et quand les gens vivent l’essentiel de leur temps dans la rue, ils n’ont plus de sphère intime, ils sont toujours en exposition, ils deviennent des corps publics. La question du sacré de l’expérience de ces gens, qui passent leur vie désespérément à en retrouver des rituels, et donc la lumière, la manière de façonner leurs corps, c’était pour moi fondamental.

Il y a quelque chose de l’ordre du portrait dans le film. C’est à la fois un film choral, et une série de portraits. Le Caravage, quand il peignait tous ces fous et ces vagabonds, ces hommes extrêmement marginaux à l’époque, restaurait quelque chose de sacré au travers de la forme des corps, du traitement de la lumière. Nous avons travaillé certaines scènes comme des tableaux. Il fallait rendre une beauté à des corps et à des lieux abîmés par l’inhumanité des rapports et par les violences qui leur ont été faites.

Deux scènes du film ont des références explicitement religieuses : une danse paroxystique, qui s’achève en Pietà baroque, et une véritable « Cène », figurée dans un laboratoire clandestin de crack…

La scène de transe entre Jackson et Jupiter, un vendeur de crack incarné par Ériq Ebouaney, est en effet explicite. C’est une danse macabre avec le diable, qui monte en intensité sur une musique de Jean-Sébastien Bach et finit en Pietà, une sorte de tentative de conjuration contre la mort ou d’expiation de la dépendance.

La « Cène » du laboratoire a figuré très vite dans le scénario. On y voit dix personnes, hommes et femmes, travaillant autour d’une table en U, torse nu, le bas du visage masqué par un voile blanc, qui fabriquent et conditionnent du crack. Elles emplissent des sachets, rouges, bleus ou noirs selon les quantités, de 20, 50 ou 100 grammes… Cette scène avait deux finalités : la figuration religieuse — une religion profane ici. Mais aussi une allégorie très simple des temps modernes, du travail à la chaîne, du capitalisme. Dans Panique à Needle Park de Jerry Schatzberg (1971), on voit Al Pacino entrer dans un laboratoire de ce type, où des filles nues travaillent. Dans American Gangster de Ridley Scott aussi… Je n’ai jamais vu bien sûr de laboratoire de cette envergure mais je m’étais abondamment renseignée pour qu’aucun geste ne soit critiquable, qui touche à la technique, au savoir-faire permettant le conditionnement. Mes quatre acteurs ici ont été très précieux, même si d’accord sur rien. Sur la cuisson du crack chacun avait sa recette ! Ils se sont beaucoup engueulés. Pour l’accessoiriste ou la chef déco, cela a été une expérience invraisemblable.

Pour revenir aux acteurs, que pensez-vous que les uns et les autres aient investi dans ce projet ? Et qu’ils en aient retiré pour finir ?

Le film a été le fruit d’un long engagement et d’une discipline inhabituelle pour eux. Le challenge a d’abord été de pouvoir venir aux rendez-vous, puis de pouvoir faire face à des rôles…

Il fallait rendre une beauté à des corps et à des lieux abîmés par l’inhumanité des rapports et par les violences qui leur ont été faites.

Il y a d’abord eu ces dix-huit mois de préparation au Cent-Quatre. Ce n’était plus moi alors qui allais sur leurs lieux de vie, mais eux qui venaient. C’était leur espace, ils en avaient les clefs, ce qui a déjà changé beaucoup de choses : ils s’en sont sentis responsables et ont senti qu’on leur portait du respect. Ensuite ils ont été payés, pour les lectures publiques de scénario : ils ont signé un contrat, assuré des représentations, perçu des cachets. L’intérêt financier s’ajoutait alors, mais cet aspect a peu pesé, je crois, au regard de l’engagement que requérait le projet. À ce moment-là les opportunistes sont partis, et sont restés ceux qui avaient vraiment envie de continuer…

Je crois au bout du compte que c’était avant tout une expérience, et que chacun est venu pour des raisons différentes. Dans tous les cas jamais je ne me suis posée en thérapeute, ou je n’ai prétendu que cela allait changer leur vie. Jean-Paul, le travesti du film, qui n’est plus là aujourd’hui — il est décédé l’an dernier — faisait déjà un peu de théâtre. En fait cinquante métiers : il aimait beaucoup le spectacle, il avait fait du cabaret et avait un rapport de séduction à la scène. Après avoir vu le film à Cannes il nous a dit « c’est la première fois que je peux parler de ma vie à ma famille, la première fois qu’elle est montrée comme ça ». Je ne peux pas dire mieux les choses.

Patrick ne savait pas au début s’il serait capable de le faire. C’est tout de même sur lui que reposait le film, ce n’était pas facile. Il est passé par de grandes crises de doute, mais comme tout comédien… Le moment du tournage, sûrement, a représenté pour nous tous un pari. Quand ils ont compris qu’une équipe était mobilisée, que quinze à vingt-cinq personnes étaient sur le pont, que chaque jour il fallait être à l’heure, ça n’a plus rigolé. Mais ils l’ont fait. Très accompagnés c’est vrai, mais aussi tenus par une sorte d’engagement mutuel : si l’un d’entre eux s’aventurait à mettre le bazar en consommant sur le plateau, cela n’allait pas être possible. Là, les plus âgés ont été plus malins et rusés…

C’est peut-être Melissa qui a eu l’usage, je dirais, le plus « thérapeutique » de cette expérience. Elle avait déjà conscience, tantôt de prendre de la distance avec son histoire, tantôt de se la réapproprier, puisque certains éléments du film appartiennent à sa vie mais d’autres sont entièrement fictifs. Mais quelque chose s’est passé ensuite. De l’ordre de retrouver l’estime de soi, retrouver le regard de la société à un endroit plus tendre. Ce qui ne veut pas dire être compris, car aucun d’eux, jamais, ne s’est défini comme victime. Mélissa parle avec justesse aussi du passage de la position d’acteur à celle de spectateur. Il est toujours difficile de voir un film dans lequel on figure, de ne pas voir d’abord que soi à l’écran. Mélissa dit n’avoir pu commencer à voir le film, et à se voir comme actrice, qu’au bout de près d’un an, après quatre ou cinq projections. Elle dit que les uns et les autres ne sont devenus spectateurs que quand quelqu’un de leur entourage proche a vu le film — quand leur vie est devenue visible à des êtres qui leur importaient. ■

Notes

[2Appellation des revendeurs d’origine africaine, dans le langage de la rue.