7 jours à Beyrouth

Tempête sur Beyrouth : lundi 9 décembre

Un peu avant 4h. Bébé 2 stridule, bien fort. Je me lève en pilote automatique pour aller le chercher, l’emporte dans le grand lit et le colle au sein. Après avoir bien bu, il me mord le téton droit. Pour le coup, je suis bien réveillée. Il dort ce qu’il reste de nuit. Un peu de mal à me rendormir : j’attends de voir si la pluie arrive. On nous a promis, pour cette semaine, une tempête sur Beyrouth, aussi abominable que celle de l’année dernière. Au programme : fermeture des écoles et des routes. Grand froid (pour ici), pluie, grêle et grands vents. Il faut se préparer psychologiquement.

7h. Le froid a commencé à s’installer : il fait 15 dans le salon, pour l’instant c’est surmontable. Jour sans douche : l’hiver, il faut choisir entre chauffer la maison (avec nos deux gros radiateurs électriques) ou chauffer l’eau, sinon l’électricité saute. Il est bien sûr hors de question d’utiliser un appareil électroménager en même temps que les radiateurs, mais l’éclairage électrique est possible. Pour faire marcher le micro-ondes, l’aspirateur ou (soyons fous) le fer à repasser, il faut débrancher le reste et subir le froid. On apprend à fonctionner par priorités.

Carlito se lève sans comprendre ce qui lui arrive : il est tout couvert de petites plaques rouges et commence à gonfler. On n’a rien mangé d’étrange ou de suspect, à priori les virus qui trainent ne provoquent pas de choses de ce type, en tout cas pas ceux dont on a entendu parler. Mystère. On va voir s’il dégonfle dans les prochaines heures, mais en attendant, ça le gratte.

La routine du matin : faire manger les petits, les habiller, emmener le grand à la crèche, discuter avec Nabila, notre nounou de choc qui s’occupe du plus petit, se mettre au travail. Je suis chercheur, je travaille dans une institution française à Beyrouth, moitié à la maison, moitié au bureau. Ces mois-ci, j’essaie désespérément de finir un livre dont je dois rendre le manuscrit en février ; il est absolument exclu que j’y arrive. J’ai beau me planter devant mon ordinateur toute la journée et bosser le plus que je peux, mes autres activités finissent toujours par prendre le dessus. Mais pour cette semaine, j’ai bon espoir : rien de prévu du côté de notre association, je vais pouvoir mouliner mes chapitres à tour de bras et je m’en réjouis.

9h. Défrichage des mails. J’en ai reçu un samedi que je ne vois que maintenant, car je n’allume pas mon ordinateur le week-end. Une de nos amies de la banlieue de Damas nous appelle au secours. La famille d’une de ses amies très proches vient d’être bombardée. Son fils de treize ans a perdu la moitié inférieure de son visage. Il s’appelle Abd al-Rahman. Il a été sauvé mais il a besoin d’opérations de reconstruction faciale, car pour l’instant il ne peut s’alimenter que par une sonde et réclame des soins constants. Bien sûr, la famille n’a pas les ressources suffisantes pour prendre en charge une opération. A-t-on un moyen de les aider ? Deux photos du garçon accompagnent le mail. Je prends bien soin de ne pas les ouvrir.

10h. Début de la musique de Noël dans la rue en bas. Inlassablement, de 10h à 18h, le même disque tourne toute la journée sur un mauvais haut-parleur, mais très fort. C’est dans la rue principale, à 100 mètres d’ici, mais on l’entend comme si ça venait de notre immeuble. Je maudis l’association des commerçants de notre quartier qui a eu cette riche idée. La voix distordue de Fairouz ulule en boucle des chants religieux. On a de la chance aujourd’hui, car le disque de chants en anglais, Jingle bell et compagnie, est nettement pire.

10h30. Je me creuse la tête à propos du jeune Abd al-Rahman. Je me souviens que mon amie Salam, ma seule amie libanaise, qui travaillait l’année dernière pour une ONG médicale, m’avait parlé d’une clinique pour les grands brûlés que son institution faisait tourner à Amman. Je lui passe un coup de fil. Elle me met immédiatement en contact avec le chef de mission de Jordanie. Il va se renseigner, a priori rien d’impossible. Je croise les doigts pour qu’ils acceptent de le prendre en charge.

11h. Il ne pleut pas et il ne fait pas encore trop froid. Je bosse quelques heures sur mon chapitre 6 (le livre en compte 13). Routine, pause déjeuner, une bise aux enfants dans le salon. Un coup de fil au moment où je vais me remettre au travail : des amies de Damas sont de passage, elles ont besoin de mon aide pour un projet, là, maintenant, tout de suite, parce que, comme toujours, elles repartent demain. Ou après-demain. Ou ce soir. En tout cas, elles arrivent, elles seront chez moi à 15h.

15h. Comme prévu, personne, je travaille encore un peu.

16h45. Il pleut des cordes, les copines de Damas arrivent, trempées et rigolant. Et voici Souad et Soulafa, si pleines d’énergie malgré tout ce qu’elles vivent, si contentes que je veuille bien leur donner un coup de main. Deux profils bien différents : Souad, la quarantaine qui en paraît 15 (elle a un fils de vingt ans mais ressemble à une petite fille à la peau douce et aux jolies boucles brunes, sauf qu’aujourd’hui elle a de grandes cernes), que je connais depuis « avant » (j’ai vécu plusieurs années à Damas avant le début de la guerre) et Soulafa, plus jeune, bordélique et enthousiaste, dont j’ai fait récemment la connaissance. Avec Amal, une autre amie de longue date, un bulldozer humain au rire sonore qui fume dix-huit clopes par demi-heure, elles sont très actives en Syrie, apportant de l’aide dans les banlieues touchées par les bombardement. Elles ont aussi monté un projet de formation professionnelle pour les femmes « déplacées », comme on dit, à savoir les femmes dont les maris sont morts, ou en prison, ou ont disparu, dont les fils sont passés à l’Armée libre syrienne, ou sont morts, ou en prison, ou ont disparu, qui ont perdu leur maison, qui ont leur famille à charge, et n’ont en général jamais travaillé (à l’extérieur de la maison s’entend). Les humanitaires les appellent les « IDP » : internally displaced people. Dans les derniers mois, j’ai appris beaucoup de vocabulaire de ce type. Ce ne sont pas des réfugiées, car pour avoir ce statut il faut avoir passé les frontières de son pays. Je suis sûre que les « déplacés » de Syrie apprécient la nuance.

J’apprends que les filles doivent faire, de façon urgente, une demande de fonds destinée à une institution danoise qui leur a fait miroiter pas mal d’argent — un proposal, en jargon humanitaire, à savoir une description de projet assortie d’un budget.

Un budget… Voilà qui leur semble bien exotique. Il faut qu’il soit en anglais, bien sûr. Les Syriens ont beaucoup de qualités, mais en général, ils ne connaissent aucune langue étrangère, ou alors très très mal, surtout s’il faut écrire. Elles ont donc besoin de mon aide : pleines d’énergie, les voilà. Première étape : le projet. On le traduit ensemble de l’arabe. J’essaie de leur expliquer qu’il faut un peu lisser le vocabulaire : désigner les femmes qui sont leurs bénéficiaires comme étant des « femmes de martyrs » passe assez mal pour un public occidental. Les filles se fâchent : ce sont les veuves des martyrs, c’est pour cela qu’elles les aident ! (Je précise qu’aucune d’entre elles n’est musulmane). Il s’agit de faire vivre la révolution syrienne, et ces femmes ont perdu leurs maris ou soutiens de famille dans la lutte contre le régime. D’accord, on est tous pour la révolution, bien sûr. J’essaie juste de leur faire comprendre que c’est une question de vocabulaire, que le terme n’a pas la même connotation en Occident, que l’Europe tremble à l’idée que d’horribles barbus velus (les frères des « martyrs ») prennent le pouvoir en Syrie et imposent la charia à tout le monde. Ça les fait rigoler. C’est qu’elles ne les aiment pas, les barbus, mais alors pas du tout ! C’est d’ailleurs pour cela, et par humanité bien sûr, qu’elles risquent leur vie tous les jours pour apporter de l’aide (nourriture, argent pour le loyer, vêtements, médicaments, et, pour le dernier projet, travail) aux familles touchées par la guerre. Pour ne pas laisser le terrain libre aux islamistes velus. Mais quand même, les martyrs, ce sont les martyrs ! J’essaie de leur faire remplacer le terme « veuves de martyrs » par « femmes vulnérables » (ça, c’est du beau jargon humanitaire). Une demi-heure de débat, et ce n’est pas tranché. Je laisse les veuves de martyrs à leur place et décide perfidement de changer l’expression avant d’envoyer le projet. L’essentiel, c’est qu’il soit accepté, ce projet. Si j’étais sûre que ceux qui vont le lire comprenaient, je laisserais tel quel.

Le budget maintenant. On prépare un beau fichier Excel. Plusieurs lignes : il faut du staff en Syrie, une participation aux frais de communication (le téléphone portable et l’Internet sont devenus très chers, quand ça marche, vu qu’un jour sur deux à peu près elles n’ont pas d’électricité), au déplacement des femmes et de leurs formatrices, ne pas oublier le goûter des enfants, le salaire des femmes, l’achat de matières premières… En déroulant le budget, je comprends mieux le projet. Elles s’occupent de plus de cent familles. Leurs actions ont trois cibles : les femmes sans revenus, les enfants qui ne vont plus à l’école (à savoir, tous les enfants de déplacés), les adolescents et jeunes adultes traumatisés par la guerre. Pour les premières, elles assurent une formation professionnelle basique à la fabrication d’objets artisanaux et achètent systématiquement toutes leurs productions, leur assurant ainsi un revenu. Pour les enfants, ce sont des activités artistiques, des séances de jeu, de petites sorties culturelles lorsque c’est possible. Pour les adolescents, art-thérapie par le théâtre. Elles ont formé une équipe d’une douzaine de personnes, à Damas et dans une autre ville, et pour l’instant tous les membres du projet sont bénévoles. L’idée de préparer un budget qui prévoit une rémunération pour les bénévoles les enchante. Trente dollars par séance de deux heures… de quoi survivre en ces temps difficiles. Hop, c’est budgété. Reste le calcul des petits coûts à faire. Une discussion animée s’engage entre Souad et Soulafa sur le prix des taxis.

— De telle banlieue à telle autre, le mois dernier, ça coûtait 150 livres.
— Oui, mais, tu ne te rends pas compte ! Ça n’arrête pas d’augmenter ! Cette semaine, Manal a payé 175, et encore, le chauffeur demandait 200 !
— On peut mettre 150, ça ne va pas remonter trop, enfin j’espère.
— Non, ça ne suffit pas, il faut mettre 175 !
— Bon, on fait une moyenne et on fait 160 ?
— Ah non, 160 ce n’est pas assez… Si l’essence augmente encore, on est dans les choux !

Pour trancher le débat, qui dure depuis un bon moment, je propose de mettre 200, comme ça, on est tranquilles. Ma proposition ne plaît pas du tout à Soulafa :

— Mais enfin, on ne va pas mentir ! Si ça ne coûte que 150, ou 175, on ne va pas mettre 200 ! On n’est pas des arnaqueuses !

J’essaie de défendre ma position en argumentant sur le fait que ce sont de petites sommes : 150 livres syriennes font à peine un dollar, un peu moins, même, au marché noir. Et puis ça leur laisserait une marge de manœuvre, au cas où d’autres prix montent par exemple.

— Ah non, on met les vrais prix, sinon ça ne sert à rien de faire un budget !

Je me tais, après tout je suis juste là pour donner un coup de main. Les filles se mettent vaguement d’accord sur 175 livres. Elles recommencent à se chamailler, cette fois-ci sur le cours du dollar, car bien entendu il faut faire ce budget en trois monnaies : livres syriennes, dollars américains et… couronnes danoises. Je m’abstiens de leur préciser ce dernier point, je ferai les conversions tout à l’heure, sinon on va y passer la nuit.

19h30. Dans mon petit bureau, on en est à la troisième cafetière de café turc. Heureusement que je leur ai interdit de fumer, sinon on ne pourrait plus respirer. Il y a des accalmies, les filles vont fumer sur la terrasse, la pluie s’est arrêtée. La discussion reprend sur le coût des taxis. Je laisse tomber tout espoir de reprendre le travail sur mon chapitre 6 avant demain.

20h. Je propose aux filles de dîner à la maison, mais elles ont rendez-vous à l’autre bout de Beyrouth avec un potentiel bailleur. J’ai à peine le temps de donner un peu de lait à bébé 2 que Carlito a nourri, changé, baigné, mis en pyjama, et s’apprête à coucher. Après avoir mangé un bout en vitesse et embrassé bébé 1 qui est très heureux de faire traîner la soirée avec son papa, je vais boucler le budget (avec toutes les monnaies qu’il faut), le mets un peu en forme et l’envoie aux Danois. C’était pour ce soir, dernier délai. Une bonne chose de faite !

Au lit à 21h. L’ampoule de la chambre est cassée. Ça fait dix jours, je n’ai pas eu le temps de la changer. Je sombre dans un sommeil profond, rythmé par la pluie qui a repris dans la soirée.