Nord/Sud : pour en finir avec la légitimité

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En cherchant à « exporter » leur combat au sud, les militants du nord sont-ils les messieurs Jourdain du colonialisme ? La critique revigore quand elle émane d’un pouvoir menacé, fut-il africain : simple tentative de délégitimation. Reste un sentiment d’illégitimité. Peut-on faire là-bas ce qu’on refuse ici : parler pour les autres ? Pour en sortir sans fuir en avant, proposition d’éthique politique.

Les activistes du Nord peuvent-ils intervenir au Sud ? Lorsqu’on se souvient qu’ici, les leaders de la lutte contre le sida ont toujours revendiqué à la première personne du singulier, qu’ils ont objecté aux politiques et aux experts un savoir et des raisons supérieures directement issus d’une identité (gay) et d’un statut personnel (séropositif), comment peuvent-ils prétendre comme ils le font parler à la place des « personnes vivant avec le VIH » (on ne dit pas « séropos » en Afrique) issues des « pays en voie de développement » ? Un volontarisme politique fondé sur l’auto-organisation communautaire peut-il chercher à s’exporter sans risquer, soit d’y perdre son âme, soit de se voir objecter ses propres principes ?

ni french doctors ni mercenaires

On peut bien sûr refuser de répondre à une question pareille quand on la sent malintentionnée. Elle a souvent servi, et servira encore, à disqualifier des adversaires trop bruyants. C’est par exemple le cas à Genève, en 1998, où l’organisateur de la conférence appelle les associations homosexuelles, qui viennent de s’emparer de la tribune pour réclamer la distribution à grande échelle des antirétroviraux du Nord dans les pays du Sud, à « passer la main ». C’est le cas, plus généralement, à chaque fois qu’un pouvoir passif, privé de sa bonne vieille justification culturaliste, se cherche un autre alibi : personne ne peut plus prétendre que l’Afrique n’est pas prête pour les trithérapies ; il reste en revanche possible, pour un ministre africain, un dignitaire religieux ou un haut fonctionnaire de l’ONU, de dénoncer le « néo-colonialisme » des activistes blancs qui « parlent à la place » des séropositifs africains. Ce qui fait sourire : quand dans le même enclos les poules côtoient le renard, le renard a beau jeu d’exiger que les poules parlent pour les poules.

Reste que le souci d’une mobilisation autonome contre le sida ne s’épuise pas dans l’argument défensif qu’y trouvent des autorités dépassées et inquiètes. Au sein même des associations du Nord, le débat a lieu. La question africaine, pour les mouvements anti-sida européens et américains, révèle et attise des tensions essentielles : tension entre un militantisme « à la première personne », comme il s’énonce lui-même, et une tentation généraliste, tendancielle dès lors qu’on fait du sida une cause « politique » ; tension entre la sociologie constitutive des groupes mobilisés et leur mixité croissante - de plus en plus d’hétérosexuels, de plus en plus de filles, de moins en moins de séropositifs ; tension entre la colère primaire, et gratuite, des origines et une expertise croissante, poussant à la professionnalisation. Ce jusqu’à diviser les rangs de l’Internationale activiste : lors de la cérémonie d’ouverture de la conférence de Durban, en juillet 2000, les activistes européens et américains (ActUp-Paris pour l’Europe, ActUp-Philadelphie et ActUp-New York pour les États-Unis) furent pris dans le dilemme suivant : fallait-il saisir l’occasion qui s’offrait d’agir sous les spots et les caméras, seuls et sans l’assentiment des militants sud-africains, ou les rejoindre au fond du stade pour scander avec eux les slogans de leur choix, loin des micros et des caméras ? Pour la plupart des militants anglo-saxons, la question était vite tranchée, par principe : rien ne devait être dit, fait ou proposé qui n’ait d’abord été dit, fait ou proposé par les Africains eux-mêmes. Pour les militants français les plus pragmatiques, cette position revenait au mieux à une démission, au pire à du racisme.

L’humaniste malin dira : « Vous voyez bien qu’à faire de l’identité le socle d’une politique, vous vous coupez les mains, in fine - si l’on se veut médecin du monde, pas d’autre communauté qu’internationale » - et il est vrai qu’en matière d’ingérence, une association comme MSF a plus d’aplomb, et plus d’audience, qu’un groupe comme Act Up. Le réaliste subtil, lui, dira : « Correction ? Obligation ? Vocabulaire moral, qui n’a pas sa place dans un militantisme déterminé. Activistes, encore un effort pour être révolutionnaires » - et il vrai qu’à Gênes, lors des forums contre la mondialisation, personne n’a cuisiné ActUp sur sa légitimité à intervenir. Mais ces deux objections ne font que resserrer les termes du problème : eh bien non, en effet, face au sida en Afrique, nous autres, activistes blancs, ne parviendrons ni à dissoudre notre identité politique dans une vertu supérieure, ni à dissoudre nos scrupules moraux dans l’objectivité de la lutte des classes, ou du militantisme professionnel. Ni French Doctors, ni mercenaires, nous sommes contraints de broder un internationalisme auquel nos plis politico-éthiques ne nous disposaient pas - une Internationale en jupes plissées, ça peut d’ailleurs être très chic.

En tout cas, ainsi formulé, le problème invite à chercher non pas contre, ou au-delà, ou en regrettant les « grandes heures » de la lutte communautaire contre le sida, mais au plus près de ce qu’elle a inventé. Pour citer un garçon qui s’est posé bien avant nous la question de l’Internationale : « Un problème ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà. [1] » Piste à la fois plus confortable que la contrition et plus exigeante que la fuite en avant : ne rien prêcher d’autre que ce qu’on sait déjà, pourvu qu’on identifie exactement ce qu’on a appris. Qu’ont donc appris les activistes du Nord, dans leur combat propre, qui puisse les guider lorsqu’ils se battent pour le Sud ? Que sait-on au juste lorsqu’on sait l’importance de parler en son nom propre ? Que risque-t-on exactement à parler pour les autres ? Trois choses au moins, dont chacune permet à sa manière d’en finir avec la légitimité.

de la représentation légitime à l’alliance efficace

S’il est risqué de parler à la place des autres, c’est d’abord parce que ça rend bête : voir Bernard Kouchner. Cela dit, les malades du Nord ne se sont jamais contentés d’opposer l’authenticité du vécu aux savoirs officiels. Dire : « nous sommes les experts », c’était bien sûr dénier au pouvoir le droit d’administrer des vies dont il ignorait le détail, par négligence ou délibérément. Mais c’était aussi, et surtout, produire un savoir : la réappropriation par les malades du savoir médical serait resté un simple mot d’ordre sans les instruments d’enquête, de publication et d’expertise dont ils se sont dotés. La vérité de la « politique à la première personne », à cet égard, c’est moins la première personne (même un candidat en campagne est capable de dire « je ») qu’un mode de production subjectif du savoir, là où primait l’objectivité en surplomb. Voilà ce que les activistes du Nord doivent « apporter » au Sud, c’est-à-dire emporter avec eux : moins un corpus que ce mode production du savoir qui les rend attentifs, par culture politique, à ce que les institutions ignorent. Se soucier, par exemple, de ce que mange un séropo africain au petit déjeuner. La lutte contre le sida au Nord ne fournit pas en elle-même à ses militants la connaissance immédiate du quotidien de la maladie au Sud. Mais elle permet au moins de poser des questions de malade. Dès lors, même blanc, un militant d’Act Up sera toujours plus près de la réalité du sida en Afrique que n’importe quel ministre, n’importe quel expert, même noir. Premier déplacement, donc : ce qui est coupable, ce n’est pas l’illégitimité, c’est l’ignorance.

S’il est risqué de parler à la place des autres, c’est ensuite parce que ça peut rendre dangereux : rien de pire que de faire courir à ceux au nom desquels on prétend parler un risque auquel ils ne sont pas prêts, et dont ils seront les seuls à payer le prix. Or tous ceux que fascinent, pour les applaudir ou les dénigrer, les modes d’action agressifs inventés par la lutte contre le sida aux États-Unis et en Europe oublient trop souvent que cette férocité envers l’adversaire s’est toujours doublée d’une immense tendresse pour les siens - l’action directe, c’est vrai, mais sans majuscules et sans bombes ; « l’État meurtrier », soit , mais aussi « J’ai envie que tu vives ». Prétendre à une communauté avec les séropos du Sud, c’est donc, d’abord, se soucier de leur sort, très littéralement. S’il faut se retenir d’envoyer du sang à la figure du directeur de l’OMS, parfois, ce n’est pas, n’en déplaise aux censeurs, par respect pour la différence culturelle ou parce qu’on n’est pas chez soi (on est chez soi partout où son État s’invite, et la « violence » d’un zap a toujours été parfaitement comprise, ici et là-bas, par ceux qui en subissent une autre, moins symbolique) ; c’est pour ne pas mettre en danger des individus et des groupes qui le paieraient trop cher. Deuxième déplacement : en lieu et place d’une problématique de la légitimité, une éthique de la responsabilité.

Enfin, s’il est risqué de parler à la place des autres, c’est que cela présume de leur absence. La grande leçon de la lutte contre le sida au Nord, c’est qu’on se trompe toujours à parier sur l’invisibilité des intéressés. Or, de fait, les militants du Sud existent. Depuis le procès de Pretoria, plus personne ne peut ignorer qu’il existe en Afrique du Sud « une campagne pour l’action au traitement » (TAC - cf. Apartheid sanitaire, par Philippe Rivière), suffisamment forte pour faire plier l’industrie pharmaceutique. On sait moins, en revanche, qu’il existe des mouvements comparables en Côte d’Ivoire, au Burkina Faso, ou au Zimbabwe. En avril 2000, 15 séropositifs ivoiriens entament une grève de la faim et appellent à la solidarité internationale pour dénoncer les défaillances de la pharmacie centrale du pays, incapable de garantir l’approvisionnement en médicaments. En novembre de la même année, une association de séropos burkinabés organisait le boycott de Mobil Oil, exigeant de la firme qu’elle réintègre et soigne à ses frais un salarié séropositif qu’elle avait licencié. Dans le même pays, ce sont aujourd’hui 150 associations qui dénoncent les accords de Banguy, plus restrictifs encore que ceux de l’OMC quant au respect des brevets industriels. Au Zimbabwe - la dictature la plus homophobe du monde - les membres du GALZ perturbent chaque fois qu’ils le peuvent les meetings où le gouvernement est présent, pour clamer qu’ils sont pédés, lesbiennes, séropos et africains, noirs. Au Mali, en ce moment même, les femmes de l’association AFAS organisent « un défilé de mode de femmes séropos » pour exhiber leur fierté de femmes atteintes du sida, si belles. Pour les militants du Nord, dans ces conditions, la question n’est plus de savoir s’ils seront des représentants légitimes ; il s’agira pour eux, désormais, d’être des alliés efficaces. Troisième déplacement.

Récapitulons. 1) La question de la légitimité à intervenir au Sud n’a de sens qu’à l’endroit où elle croise celles, autrement plus concrètes, du savoir, de la responsabilité et de l’efficacité. 2) Pour s’en persuader, les activistes du Nord n’ont pas à faire amende honorable, ni à s’excuser de ce qu’ils sont : ils doivent au contraire être plus fidèles que jamais à ce qui a fait leur histoire et leur force - la puissance du réel contre les réalismes, une communauté d’égards, une attention aux prides partout où elles émergent. 3) Ce qui veut dire, aussi, qu’ils doivent cesser de s’épuiser à « exporter » leur combat. Act Up-Paris, ce n’est pas Larry Kramer qui exporte un modèle : c’est Didier Lestrade qui l’importe. Il n’en sera pas autrement en Afrique. Act Up n’a rien inventé. Act Up a fait des courants d’air, ouvert des portes, poussé des pierres pour que le monde regarde et découvre que la colère est la même partout, et l’envie de vivre, et la fierté aussi.

Post-scriptum

* Marie de Cenival a été responsable de la commission Nord/Sud d’Act Up-Paris de 1995 à 2000

Notes

[1Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, éditions sociales, 1957 (1859), p. 5.