Vacarme 74 / Cahier

déplis de peuples

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déplis de peuples

Depuis 2011, à Maïdan, place Tahrir, à la Puerta del Sol et ailleurs, la révolution a surgi. Cette révolution, ces révolutions, ont permis le bouleversement d’ordres établis. Mais elles ont aussi transformé les manières de se représenter et de penser l’événement révolutionnaire en lui-même. Le cinéma documentaire se fait aujourd’hui l’écho de ces mutations, proposant un nouveau regard sur le soulèvement, et une nouvelle manière de donner à voir et à penser la révolution, de déplier sa trame, de faire parler et agir ses acteurs.

La chaîne insurrectionnelle qui depuis 2012 va du printemps arabe à Maïdan, en passant par le mouvement du 15-Mai et les Occupy de Wall Street et d’ailleurs, a remisé une part de l’outillage séculaire des révolutions, comme elle a mis au centre des pratiques jusqu’alors associées à des luttes plus sectorielles (occupation et sit-in). De là que ces événements aient surtout été caractérisés par des absences : absence de chefs et de hiérarchie, de revendications ciblées et d’émissaires pour les porter, de destruction postulée fondatrice (car la violence eut court et les morts n’ont pas manqué) ; et absence de lendemains, a-t-on pu dire, puisque aux embrasements soudains aurait succédé un rapide évanouissement des peuples rassemblés sur les places. Les modalités de l’action témoignaient de la tangente prise par rapport à l’imaginaire révolutionnaire issu de 1789 : à l’assaut d’un lieu (prise de la Bastille ou du Palais d’Hiver) s’est substituée l’occupation d’une place (Tahrir, Puerta del Sol, Zuccotti Park, tant d’autres encore). Dans ces mouvements immobiles, rétifs aux projets et désireux surtout de manifester un refus intégral, s’est renégocié le rapport de la lutte à l’histoire. La révolution y perdait son statut de palier ou de seuil, de rupture ouvrant sur l’inouï. S’inventait ainsi une nouvelle manière de briser la vertèbre du temps historique : non en accouchant d’un futur rêvé par le passé, mais en intensifiant l’actuel au point de le soustraire aux chaînes causales comme aux fers des gouvernants. Mobilisation en forme de pure présence, pur présent émancipé de l’avant et de l’après : le peuple qui en surgit a quelque chose de clignotant, pour se confondre entièrement avec la performance de l’occupation, avec le spectacle qu’il donne de lui-même sur la place — il n’existe qu’en acte, non en souffrance [1]. Dans cette reconfiguration, la théorie s’est vue destituée de son titre de guide ou pilote, quand elle cumulait auparavant, de manifeste en manifeste [2], les fonctions de diagnostic et de prescription. Nul livre n’a soutenu ces soulèvements, pas plus que n’en a émergé d’intellectuel organique.

De ces chamboulements, quelques films portent la trace. Tous documentaires, pour l’essentiel tournés in situ, parfois réalisés à partir de vidéos recueillies sur le web où les avaient postées des acteurs des événements. Les fictions, elles, tardent à emboîter le pas, ou bien claudiquent. Citons : Tahrir, place de la libération de Stefano Savona [3] (France, Italie, 2011), The Uprising de Peter Snowdon (Belgique, 2013), Vers Madrid — The Burning Bright de Sylvain George (France, 2014), Maïdan de Sergueï Loznitsa (Ukraine, 2014). Ceux-là surnagent par rapport à une production pléthorique de qualité inégale [4]. Les films n’ont pas manqué. Toutefois s’imposent deux remarques. D’abord, leur très grande majorité vient de cinéastes chevronnés, ayant fait leurs armes dans des films consacrés à des luttes antérieures, voire dans la fiction (c’est le cas de Loznitsa), cinéastes demeurant par ailleurs dans une position orbitale par rapport aux mouvements qu’ils filmaient (Savona filme l’Egypte, George l’Espagne, Snowdon ne s’est pas rendu sur les lieux, décidant à la place d’arpenter YouTube des mois durant). Ensuite, le cinéma — et c’est une première historique — n’y tint pas le rôle de canal d’exposition privilégié des événements, si bien que cette production représente peu de chose en regard de celle, autrement plus massive, de vidéos destinées au Net et obéissant à des standards esthétiques bien différents. Les cinéastes l’ont d’ailleurs compris, accueillant presque tous ces images dans leurs films, selon des proportions variées.

Comme ils ont compris que le renouvellement de l’expérience insurrectionnelle engageait une semblable refonte des films prétendant l’accompagner et la relayer, et que l’horizontalité politique des mouvements (leur organisation réticulaire) appelait un répondant esthétique adéquat : une distribution centrifuge de l’image et de la parole, la décapitation de toute figure s’arrogeant une prééminence indue, ou une scénographie insistant sur le dynamisme immanent de la foule, amas mouvant davantage que bloc figé. À chaque cinéaste son écho, sa traduction du nouveau partage des places, qui revient le plus souvent à un effacement de tout rôle ou fonction. Tous rompent néanmoins avec la lignée d’activistes cinématographiques ayant traversé le siècle et obéi, malgré la pluralité des approches, à un modèle esthétique enraciné dans un schéma qu’on dira « marxiste », pour la palette élargie qu’enveloppe cette étiquette. Cette tutelle théorique induisait tant l’élection d’un sujet privilégié, en l’occurrence le prolétariat, qu’un certain découpage audiovisuel de la scène politique — à qui le plan large, à qui le gros plan, à qui le micro.

« Maïdan » de Sergueï Loznitsa

Affaire de répartition des rôles, et de structuration interne du film : celle-ci décalque les rapports (certes mobiles) établis entre théorie et événement. Ainsi peinera-t-on à trouver dans le siècle un film rangé aux côtés des insurgés qui ne confie les pleins pouvoirs à la voix-off, laquelle en vient à présider au déroulement comme à la lecture des images : de Joris Ivens rendant compte du combat républicain dans Terre d’Espagne en 1937 [5] à Robert Kramer faisant de même avec la révolution des œillets (Scenes from the Class Struggle in Portugal, 1977), bien rares sont ceux n’ayant pas succombé à ses charmes [6]. Des raisons techniques, comme l’absence ou l’encombrante lourdeur des équipements sonores, expliquent en partie cet usage abondant de la voix-off. Mais son règne tient avant tout à la fonction stratégique dont étaient investis ces films : boussoles pratiques pour mener à bien la lutte, ils se devaient de cartographier les groupes, intérêts et positions. Kramer liste à l’envi toutes les factions concourant à la révolution portugaise (ou la contrant), au point de devenir véritable trombinoscope politique. Vautier sectorise son film sur l’Algérie selon un système de rubriques conforme à la planification mise en place aux lendemains de l’indépendance. Dans une verve plus abstraite, les films du Groupe Dziga Vertov (comprenant Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin) s’échinent à mimer le développement dialectique de la prise de conscience — celle-ci se logeant prioritairement dans le langage, quand l’image était soupçonnée d’affinités avec les séductions de l’idéologie. Autant dire que la structure commune à tous ces films est une fracturation : entre image et son, et entre toutes les images que la voix-off s’emploie à sérier, diviser, dialectiser, afin d’offrir au spectateur à émanciper une claire conscience de l’échiquier. Les films sont dès lors investis d’un rôle actif et stratégique. De là leur didactisme parfois outré, en raison du rôle dévolu au discours qui seul peut débroussailler les faits.

Le geste fondateur des documentaires sur les nouvelles révolutions est un gommage des données.

Cet échafaudage théorique s’est en grande partie effondré dans les films post-2011. Aucune voix-off ne les architecture. C’est dire, déjà, qu’ils ne s’ordonnent pas selon le schéma d’une démonstration, encore moins d’une « analyse concrète d’une situation concrète », selon le mot de Lénine qui semblait servir de credo esthétique aux cinéastes d’antan. Mais cette disparition signifie plus largement la fin d’un style de l’étiquetage ou de l’épinglage commandant le rapport de la voix aux images, rapport tout entier compris sous le mode de l’identification (des noms, classes et fonctions) et de l’inflation d’informations (déroulé précis et daté des faits, explications sur les déterminismes régissant la politique). À l’inverse, le geste fondateur des documentaires sur les nouvelles révolutions est un gommage des données. Loznitsa recourt dans Maïdan à trois intertitres scandant les grands moments de l’insurrection ukrainienne, mais autrement ne précise jamais le calendrier révolutionnaire, et rien ne sera su des individus traversant l’écran. Savona se contente d’indiquer au début de Tahrir, place de la libération que le film commence au sixième jour des événements, mais ne nomme jamais, par exemple, la jeune femme et le jeune homme apparaissant de loin en loin tout au long du film. George divise Vers Madrid en trois parties correspondant à trois périodes de tournage, mais chacun de ces segments très hétérogènes est résolument privé de toute indication — au point de faire flotter le sens : une longue séquence montre le tombeau de Franco, envers de la place Puerta del Sol, mais qui n’aura su le reconnaître errera dans d’autres exégèses. Quant au geste de Peter Snowdon, il est double : décontextualisation et fictionnalisation. The Uprising est tissé de vidéos YouTube tournées dans six pays arabes (Tunisie, Égypte, Yémen, Bahreïn, Syrie, Lybie, inégalement présents). Le film s’emploie à effacer leur localisation (même si le générique final prend soin d’en indiquer l’URL et le pays d’origine), parce qu’assigner à chaque image une résidence territoriale, surtout quand leur espace propre est celui du Net, reviendrait à en limiter la puissance de prolifération et à restaurer des frontières étatiques quand la révolte des peuples en fait fi. C’est le diagnostic de Snowdon : Internet a rendu la colère plus virale encore, parce que chaque vidéo postée valait comme appel, incitation. Au montage de restituer la conversation idéale entre toutes ces images coexistant sur la toile [7]. L’enchaînement des séquences prend dès lors la forme d’une fiction revendiquée par l’intertitre d’ouverture : « La révolution que ce film imagine est basée sur différentes révolutions réelles. » Le rapport de la première aux secondes n’est pas celui du faux au vrai ni de la copie au modèle ; plutôt de l’idée aux faits, dans le sens où cette révolution fictive narrerait l’épure d’événements pluriels et mêlés. L’idéal de savoir détaillé et pratique qui gouvernait « l’ancien régime » militant a été renversé. Savona dit avoir voulu adopter sur la place Tahrir la position de Fabrice del Dongo à Waterloo : celle d’une cécité enthousiaste, d’une déambulation ignorante de la carte d’état-major. La voix-off marquait un surplomb, une vue transcendant les positions. La nouvelle posture est celle du rase-mottes, des épousailles avec l’hic et nunc des événements, sans hauteur ni synthèse.

« Maïdan » de Sergueï Loznitsa

Des raisons techniques éclairent certes ce changement de paradigme. L’appareillage de plus en plus léger et la synchronie définitivement conquise ont favorisé une forme d’immersion inédite. Les cinéastes ont presque tous travaillé seuls (Loznitsa a été épaulé par un chef-opérateur), avec la souplesse permise par un matériel par ailleurs discret, qui ne les extrayait pas de la foule dans laquelle ils désiraient se fondre. Les caméras ayant été présentes partout sur les places, la position des cinéastes se trouvait banalisée, comme était en partie abolie la vieille séparation entre filmeur et filmés. Enfin, cette esthétique de l’effacement des données relève d’une tendance globale du documentaire contemporain. Le non-savoir, le refus de l’information sont devenus les réquisits éthiques de l’échange qui s’y noue [8], le cinéaste se déprenant de toute maîtrise en refusant de devancer celui qu’il filme. Seulement, cette destitution de la connaissance prend ici un autre sens. Il faudrait appeler cela une « acéphalisation », en la distinguant de toute lobotomie : une mise à mal de la centralité ou de la distribution hiérarchique des rôles, à commencer par celui du cinéaste, qui n’est plus couronné de son titre de témoin princier. A disparu en même temps que la voix-off la figure du délégué, du représentant délivrant une parole plus autorisée que d’autres. De là le traitement singulier des tribunes dans les films. Tahrir, place de la libération ne cesse d’opposer les gradins officiels aux tribunes de fortune s’élevant provisoirement ici ou là. Sur les premières viennent parler les autorités symboliques — tel général, ou Wael Ghonim à peine sorti de prison. Mais Savona ne filme de ces harangues que les moments d’échec, lorsque la foule chahute les orateurs ou s’y montre indifférente, tandis que les allocutions improvisées sur la place sont l’occasion d’une fête, d’un entraînement collectif dépourvu de relation de commandement. Sylvain George filme les commissions et assemblées générales du mouvement du 15-Mai, d’une manière telle que sur ces tribunes se succèdent à grande vitesse les anonymes, empêchant toute confiscation symbolique de la parole ; et il double ce foisonnement de locuteurs d’une prolifération de plans sur des écriteaux et pancartes accrochés sur les corps et les tentes du campement, pour disséminer au maximum le discours [9]. Quant à Loznitsa, il bannit hors du champ tous les apprentis Cicéron : les homélies ne manquent pas dans le très religieux Maïdan, mais les orateurs restent invisibles, si bien que, les haut-parleurs aidant, ces discours planent au-dessus de la place, devenant la parole de tous pour n’être plus celle de personne. Le cinéaste ukrainien y voit le moyen d’une esthétique de la vox populi court-circuitant toute parole individuelle. Les autres réalisateurs préfèrent démultiplier les dires singuliers. Le but en est double, au moins : redistribuer la parole en dynamitant les positions de pouvoir ; affirmer le primat de l’acte de parole sur ce qu’il énonce : les propos recueillis ne consistent que rarement en exposés théoriques et factuels sur les événements en cours, pour verser plutôt dans la déclaration d’amour à la révolution ou au peuple qui la fait. La beauté et la force de la parole, pour ces cinéastes, se logent dans son affectivité. De sorte qu’ils insistent prioritairement sur l’expérience sensible des acteurs, comme si la vérité de l’insurrection ne résidait pas dans le partage social qu’elle dévoile et défait mais dans l’effervescence qu’elle alimente.

Les caméras ayant été présentes partout sur les places, la position des cinéastes se trouvait banalisée, comme était en partie abolie la vieille séparation entre filmeur et filmés.

La bifurcation est donc double. Elle troque la position surélevée d’autrefois contre une forme d’appartenance immanente et, corollaire de cela, renouvelle les visées : non plus exposer les causes, moyens et fins de la révolution, mais figurer l’énergie qui la traverse et la constitue — triomphe de l’affectif sur le cognitif, qui délie le documentaire de sa classique obligation de clairvoyance. À celle-ci succède un principe magmatique, qui brouille les repères et invente une nouvelle mise en scène de la foule, bien loin de l’imaginaire de la masse propre aux compositions visuelles des cinéastes « ouvriéristes ». Le plan d’ensemble semble tombé en désuétude. Seul Loznitsa recourt systématiquement à des cadrages fixes, larges et frontaux, englobant des multitudes bigarrées, dès celui qui ouvre Maïdan, filmé depuis une estrade et donnant à voir une mer de visages saturant le champ, qui entonnent l’hymne national. Ce choix s’accorde à sa conception très organiciste du peuple ukrainien, bloc insécable mû par une seule âme aux airs de Volksgeist. La nouveauté est qu’il le montre immobile, quand la masse prolétarienne se voulait idéalement en mouvement (en marche, conquérante), et surtout homogène (tandis que Loznitsa joue de la co-présence de types distincts, sinon distants — les vieilles dames jouxtent les skins). Ailleurs, la tendance est à l’implosion de la masse ou à la fragmentation de la foule. Les manières de chacun diffèrent. Celle de George se résumerait en deux gestes matriciels  : un pullulement de plans pour la plupart très courts et souvent rapprochés, se concentrant soit sur des visages, soit sur des inscriptions ; l’interruption de ce déroulé intensif par de longues séries d’images plus évidées et alanguies, sur les abords déserts de la ville, les ruines de l’histoire (un cimetière de pneus) ou le spectacle de la nature (le fleuve impassible sur lequel s’ouvre Vers Madrid, des tournesols allégorisant l’héliotropisme des insurgés). Manière dialectique, qui aime à jouer du contrepoint rythmique ou des contrastes lumineux facilités par l’usage permanent du noir et blanc. À Savona la façon « atomistique », soit la décomposition de la foule en séries d’unités individuelles se liant et se déliant sans cesse. Ses plans divisent et rassemblent tout à la fois : parcourant à marche forcée la foule, il scrute une silhouette puis une autre, suivant une forme de montage interne au plan ; le fait que sa Canon 5D interdise toute réelle profondeur de champ et isole du reste de l’assemblée la personne au premier plan accentue cette syntaxe visuelle accolant les individus, les amalgamant dans un même plan tout en en maintenant la séparation figurative. Dans les deux cas, il s’agit de diluer la masse, de dégager une perception moléculaire du groupe. Les formes d’association des corps, accidentelles et éphémères, diffèrent largement de celles auxquelles invitaient les figurations d’une classe considérée comme une substance aux contours bien délimités (ainsi des classiques scènes de défilé, tout en rigidité ordonnée — par exemple chez Robert Ménégoz, dans Vivent les dockers !, avec René Vautier, et La Commune de Paris, les deux de 1951). Snowdon a vu dans Internet l’emblème de cette réorganisation du lien : le montage rhapsodique de The Uprising, dans lequel se répondent la vidéo tournée par un Yéménite dans son salon bombardé et celle d’une Tunisienne ayant transformé le bureau d’une salle de classe en tribune, organise une communauté décalquée sur le réseau (mouvant, amorphe) du web — comme si l’internautisme avait pris la relève de l’internationalisme.

Il s’agit de diluer la masse, de dégager une perception moléculaire du groupe.

La mutation pourrait se résumer ainsi : les cinéastes d’hier entendaient éclairer les luttes, quand ceux d’aujourd’hui aspirent plutôt à les faire briller. Ce brillant se paie toutefois d’un léger brouillage, visuel autant qu’intellectuel. Chez Snowdon, les vidéos, pour la plupart réalisées dans le vif de l’action, donnent surtout accès au ressenti viscéral de ceux qui les ont filmées. Les plans larges de Loznitsa basculent à partir de la moitié du film dans un chaos enfumé par les lacrymogènes et les brasiers, mimant par leur erratisme le désordre qui règne sur la place. Ce relatif aveuglement, sensible aussi chez George et Savona, est solidaire d’une sorte de lyrisme de la fusion collective. Visuellement, il correspond à ces manières d’apparier les corps qui, si diverses soient-elles, tendent toutes à mettre en scène un amas métamorphique. Mais c’est surtout sur le plan sonore qu’il s’exprime pleinement. La place laissée dans ces films aux chants et slogans, à toutes les modalités de la lyre et du tambour est aussi centrale qu’inédite (Libre te quiero est un cas extrême, fait uniquement de moments musicaux). Ainsi s’invente une communauté vibratoire, soudée par l’unisson des voix le temps d’une chanson. Si Loznitsa prend garde à évincer du champ les éventuels tribuns, il enregistre abondamment les morceaux chantés — ici une chorale d’enfants, là une chansonnette poussée au coin d’un feu, ailleurs un détournement de Bella Ciao ou, par trois fois, l’hymne national. Aux mélopées d’incarner cette vox populi qu’il recherche. Bien des raccords de The Uprising sont appelés par les relais harmoniques d’un slogan dont l’onde circule de vidéo en vidéo (avant tout le fameux « Le peuple veut la chute du régime ! », dont les retours incessants confèrent au film sa structure mélodique). Quant à Tahrir, place de la libération, il semble vouloir répéter à chaque séquence la même chorégraphie transformant la foule en chœur, que ce soit par les reprises collectives de l’air que serine un coryphée ou par les répétitions litaniques, à l’échelle de la place entière, de slogans insistant sur l’unité du peuple. La pente de Vers Madrid est plus carnavalesque, mais s’y cherche un même phénomène effusif. L’union, l’accord du multiple serait à trouver dans l’énonciation chantée ; c’est elle qui a pris la place royale auparavant dévolue à la voix-off, et qui ratifie, via les slogans stipulant l’identité du groupe (le « peuple », partout) et les chansons la figurant (l’harmonie plurielle des vocalises), la nouvelle forme d’alliance nouée entre les révolutionnaires : fusion des cœurs, plutôt que collusion des intérêts de classe [10].

« The Uprising » de Peter Snowdon

La formule n’est pas sans dégager un léger sentimentalisme. Mais aussi, avant de souligner le pathos régissant cette représentation des luttes, elle désigne les formes d’appartenance politique se faisant jour dans ces événements, plus floues et labiles qu’autrefois, peut-être aussi soumises à des motivations bien plus épidermiques — comment comprendre autrement qu’un grand Non suffise à rassembler des éléments si divers. Signe de ce rebattage des cartes, le retour en majesté du nom de « peuple », principal sujet en vogue dans les formules qui avaient cours sur les places. On sait que, maoïsme excepté, la tradition marxiste le goûtait peu, méfiante qu’elle était à l’égard de son vague sentimental, qui le rendait propice aux usages les plus fallacieux et brouillait la partition du social en classes distinctes. Sa gloire reconquise renvoie tant au dépassement de cette tradition qu’au floutage de la subjectivité politique contemporaine. Deux mots définiraient celle déployée sur les places : unanimisme et anonymat. Le premier s’apparente moins au consensus qu’à une forme d’association élastique et fervente. Là encore, chacun l’a façonnée à sa manière. Le montage par-delà les frontières de The Uprising efface les divisions pour signaler partout un même élan plus fort que toute alliance raisonnée. Loznitsa, lui, la figure sous la forme d’une communion religieuse, usant d’une esthétique ouvertement liturgique (nombreux sont les popes dans Maïdan). La scène finale de son film consiste en une longue cérémonie d’hommage aux martyrs tombés sur la place, et dont le sacrifice fédère les manifestants qui en célèbrent la gloire : eucharistie politique redoublée d’une solennelle mystique nationaliste. Quant à l’anonymat, il désigne l’absence d’attributs spécifiant les figures essaimant dans ces films, ou bien l’écartèlement des traits d’une physionomie à une autre. Chose sensible chez Savona, dont l’album révolutionnaire démultiplie les visages pour empêcher tout typage. Une des scènes de Vers Madrid montre deux manifestants qui, face à la police, se déshabillent entièrement tout en brandissant leurs cartes d’identité : mise à nu dont le but est de moquer le fichage, mais qui dit aussi en creux l’absence de signes distinctifs propre aux nouveaux insurgés. C’est parce que les sujets demeurent inidentifiables que leur ensemble ouvert revendique l’appellation de « peuple », sujet inclusif par excellence, et qui n’exclut que le pouvoir contre lequel il se dresse. Là est peut-être la nouveauté de ce peuple par rapport à ceux que le passé a mis à l’honneur : il est le sujet d’un rejet, se définissant par son antagonisme aux institutions, quand l’invention moderne du peuple l’avait associé à une loi ou à un contrat censés lui donner naissance. À la division en classes se succédant dans le rôle de moteurs révolutionnaires s’est substituée une fracture d’un autre ordre, érigeant un peuple qui n’est plus support de l’histoire ni simple détenteur d’un pouvoir. Les films s’en ressentent. Jadis planisphères politiques, ils sont aujourd’hui éventails dépliant des peuples désidentifiés.

« The Uprising » de Peter Snowdon

Post-scriptum

Gabriel Bortzmeyer est membre du comité de rédaction de Débordements, il prépare une thèse à Paris VIII sur les figures du peuple dans le cinéma contemporain.

Notes

[1Voir à ce propos le très beau texte de Judith Butler, « “Nous, le peuple” : réflexions sur la liberté de réunion », trad. Eric Hazan et Charlotte Nordmann, dans le collectif Qu’est-ce qu’un peuple ?, La Fabrique, 2013.

[2C’est tout le propos de Michael Hardt et Antonio Negri, dans Déclaration. Ceci n’est pas un manifeste (trad. Nicolas Guilhot, Raisons d’agir, 2013), que d’affirmer la péremption du modèle du manifeste ou plus généralement de l’avant-garde.

[3Voir « Paroles sous caméra », entretien du cinéaste avec Dominique Dupart, Lisa Ginzburg et Laure Vermeersch, Vacarme 65, automne 2013].

[4Sans exhaustivité : Rise Like Lions de Scott Noble, 99% : The Occupy Wall Street Collaborative Film d’Audrey Ewell et Aaron Aites, All Day All Week : an Occupy Wall Street Story de Marisa Holmes, Libre te quiero de Basilio Martin Patino, ou encore, filmant la révolution cairote depuis son hors-champ, la campagne égyptienne, Je suis le peuple d’Anna Roussillon ; cela sans compter les innombrables réalisations, souvent collectives — voir Insurgence, sur ledit « printemps érable » —, disponibles sur YouTube ou Vimeo.

[5Ce procédé restera inaltérable jusqu’au tardif éloge que fit Ivens de la Révolution Culturelle dans Comment Yukong déplaça les montagnes, réalisé avec Marceline Loridan en 1977, et il avait pris auparavant la forme d’une inflation d’intertitres dans le muet Misère au borinage, réalisé avec Henri Storck en 1933.

[6C’est le cas de René Vautier dans Afrique 50 (1950) et Peuple en marche (1963, ode à l’Algérie indépendante et communiste), ou du Groupe Dziga Vertov qui, dans son film le plus « théorématique », alla jusqu’à adapter, en en suivant rigoureusement la progression, le texte d’Althusser sur les appareils idéologiques d’État (Lotte in Italia, 1971). Sans parler des films de Guy Debord, pour qui l’idée d’une synchronie image/son aurait relevé du réformisme.

[7Les entretiens avec Peter Snowdon, qui pourraient passer pour des traités sur le destin de l’image à l’ère d’Internet, sont disponibles à l’adresse theuprising.be/press.

[8Sur cet échange, voir dans les pages de Vacarme, « L’échange documentaire » de Philippe Mangeot (n° 37, automne 2006) et « À propos d’Eau argentée, Syrie autoportrait » de Laure Vermeersch (n° 73, automne 2015).

[9George a raconté la réalisation de son film et expliqué les idées qui l’ont soutenue dans un long entretien avec la revue Débordements, mis en ligne le 06/11/2014.

[10L’émotion n’a bien sûr jamais été absente des soulèvements, bien au contraire. Mais nous parlons ici de leurs figurations cinématographiques, qui minoraient cette dimension pour valoriser à la place une certaine rationalité de la lutte. Il y avait à cela des raisons stratégiques : depuis (au moins) Gustave Le Bon et sa Psychologie des foules, les conservatismes de tout bord ont cherché à dénigrer les luttes en les faisant passer pour des accès de démence.