l’hospitalité néolibérale : une lecture de l’été des migrations Entretien avec Sonja Buckel
Été 2015. L’Europe est traversée par des migrant·e·s, des diplomates européens et des politiques grecs. Deux crises a-t-on dit. Mais rares sont celles et ceux à avoir peint le tableau d’ensemble. Dans cet entretien réalisé pour le site Near futures online par William Callison le 5 janvier 2016, Sonja Buckel établit une généalogie lumineuse de deux projets hégémoniques européens : l’accueil des migrants et les politiques d’austérité néolibérale.
Pendant l’été 2015, l’Europe et ses alentours ont fait la une des journaux internationaux. La « crise » restait le mot-clé, mais ses théâtres étaient divers : des rues d’Athènes aux coulisses bruxelloises, des rivages de la « périphérie » aux gares du centre et de l’est du continent. Tandis que ces évènements étaient déployés dans la presse sur des airs de drame, deux problématiques émergeaient : d’une part, l’épreuve de force entre le gouvernement grec et ses créditeurs européens, d’autre part, l’arrivée des réfugiés fuyant en Europe des pays brisés par les conflits intérieurs ou internationaux en Syrie, en Érythrée, en Afghanistan ou en Irak.
Ces évolutions apparemment distinctes étaient ponctuées par une altération notoire de l’orientation de la politique de l’Allemagne en même temps que de sa vision d’elle-même : de la discipline intransigeante imposée à la dette et à la fiscalité grecque ( notamment l’alternative du ministre des finances Wolfgang Schäuble entre une austérité radicale et le « Grexit ») à son penchant humanitaire dans l’immigration de l’Union européenne (UE) (et le discours d’accueil de la chancelière Angela Merkel sur la nécessité d’accepter les réfugiés syriens). Il a finalement été question d’un « été de l’austérité » et d’un « été des migrations ».
La chronologie récente et la fragmentation d’un tel récit sont douteuses puisqu’elles dissimulent les histoires plus longues et entrecroisées qui ont permis de telles crises. Pour saisir ces politiques concomitantes d’austérité et d’immigration, il faut s’intéresser à la cristallisation des stratégies institutionnelles et discursives qui président aujourd’hui à l’élaboration des politiques européennes aux niveaux local, national et transnational.
Nous nous sommes donc adressés à Sonja Buckel, une théoricienne politique et sociale dont la recherche critique examine les pratiques de contrôle des frontières et les politiques européennes des migrations. Son livre récent et un projet collectif de recherche, co-dirigés avec John Kannankulam et Jens Wissel de l’Institut für Sozialforschung, explorent divers contextes et processus de « transnationalisation » : en particulier, le passage de politiques nationales de migration à la construction d’une politique commune de migration européenne, appuyée sur le maintien et le financement d’un régime des frontières post-colonial en Afrique du Nord, au Moyen Orient et, aujourd’hui, en Turquie et en Ukraine. Ce projet de recherche collectif interroge aussi le lien inhérent entre les politiques d’austérité néolibérales et les politiques d’immigration de l’UE en s’intéressant plus précisément à l’Allemagne, l’Espagne et au Royaume-uni, ainsi qu’aux règlementations et pratiques de contrôle des frontières comme la Carte bleue européenne, Frontex et les accords de Dublin II.
Cherchant à saisir le présent en évoquant le passé proche, nous avons rencontré Sonja Buckel pour expliciter cet « été des migrations » et le sens des mouvements sociaux et politiques dont l’enjeu est de forger une autre Europe.
Avant d’entrer dans le détail des stratégies institutionnelles et discursives qui ont dicté les politiques de migration et de contrôle des frontières, abordons leurs points d’intersection avec les politiques d’austérité. Comment le contrôle de la migration et l’austérité contribuent-ils à créer la scène sur laquelle se produit ce double drame de l’été — l’« été des migrations » et l’épreuve de force entre la Troïka et le gouvernement Grec de gauche, à peine élu ?
Dans Staatsprojekt Europa, nous avons étudié quatre projets hégémoniques différents — néolibéral, conservateur, gauche-libéral, et état-providence — qui ont informé les politiques d’immigration et de contrôle des frontières. Nous les avons compris moins comme l’expression d’une constellation d’acteurs que comme des stratégies congruentes aux forces sociales dominantes. Le projet néo‑libéral a été dominant au regard de l’intégration européenne, promu par les institutions financières et les multinationales. Cette stratégie requiert avant tout que la stabilité des prix soit assurée au dépend du plein emploi et justifie de gonfler la croissance par des mesures d’austérité et une politique de l’offre comme les privatisations, une diminution de l’impôt et de sa progressivité, et une dérégulation des marchés du travail et du capital.
Si nous voulons comprendre le consensus des élites européennes sur les programmes d’austérité, en même temps que le rôle que l’Allemagne a joué dans leur élaboration, il faut revenir aux années 1970. C’est à ce moment qu’un tel programme a commencé d’être inscrit dans les institutions même de l’UE. Depuis, la phobie allemande de l’inflation a dominé la politique monétaire de l’Europe, en dépit des efforts français pour infléchir les politiques de dépenses publiques vers un certain keynésianisme.
En 1992, le Traité de Maastricht a entériné l’hégémonie du projet allemand : d’abord, en imposant la « stabilité » budgétaire sur chaque État membre par les deux critères d’endettement et de déficit ; puis en modelant le futur euro sur le deutsch mark. En dépit de ce succès, les Allemands n’ont jamais cessé de s’inquiéter de la légèreté avec laquelle les gouvernements s’accommodaient des règles communes. Ils insistèrent donc, les années suivantes, en imprimant une discipline monétaire et fiscale plus rigoureuse au travers des fondamentaux européens — en particulier le traité d’Amsterdam et le pacte de croissance et de stabilité de 1998. Bien que l’ajout du mot « croissance » ait semblé céder aux préoccupations françaises, il ne faut y voir qu’un mot. Sans jamais l’obtenir, les autorités françaises appelaient en effet de leurs vœux un gouvernement économique de l’Europe ayant des capacités d’investissement et de redistribution. À la place, ce qu’elles ont eu — en compensation d’un euro à l’allemande et d’une politique monétaire à laquelle ils s’étaient pliés — c’était l’Eurogroup. L’Eurogroup comprend la réunion régulière, mais informelle et consultative, des ministres des finances de l’Eurozone. Contrairement à ce qu’avait imaginé la France, l’Eurogroup s’est, depuis, entièrement consacré à imposer le respect du critère de stabilité.
Par la suite, avec le Traité de Lisbonne et le pacte fiscal, les prérogatives disciplinaires de l’Eurogroup et de la Commission européenne furent formalisées. Ces entités sont officiellement habilitées à contrôler les budgets des États membres et à mandater les réformes structurelles « saines » — tout particulièrement des coupes budgétaires et un marché du travail toujours plus souple.
Enfin, avec le début de la crise de la dette souveraine, ce qui a été brancardé du nom de la Troïka a été créé — comme un consortium de créditeurs qui inclus la Commission Européenne (CE), la Banque Centrale Européenne (BCE) et le Fonds Monétaire International (FMI) — pour scruter, ou plutôt pour dicter les politiques économiques et sociales des États membres surendettés. L’Eurogroup en collaboration avec la Troïka a tiré parti d’une approche normative de la « gouvernance économique » et de son statut informel tout au long des négociations avec Syriza, le gouvernement grec tout juste élu à l’époque, son premier ministre Alexis Tsipras et son ministre des finances Yanis Varoufakis. Pour mémoire, rappelons comment Yanis Varoufakis fut exclu d’une réunion. Il raconte : « Vous ne pouvez pas m’exclure, cela ne marche pas de cette façon. La règle de l’unanimité prévaut dans ce corps, ma voix doit donc être comptée. » Le conseil légal de la CE a alors conclu que « puisque c’était un groupe informel, il faisait comme bon lui semblait. »
En résumé, on peut estimer que le régime d’austérité des cinq dernières années vient conclure quatre décennies de mise à l’œuvre d’un projet néolibéral. La crise de la dette souveraine s’est avérée un saut considérable puisqu’elle a permis aux acteurs néolibéraux d’assoir le pouvoir d’agences informelles sans contrôle démocratique. La conclusion de six mois de face-à-face entre le gouvernement Syriza et l’Eurogroup à l’été 2015 en a fait la démonstration sans appel.
Nous sommes donc justifiés à voir ici le fond sur lequel se détache un réseau institutionnel et semi-institutionnel au service d’une stratégie néolibérale. La Troïka a d’ailleurs suivi d’assez près pendant ces négociations la ligne adoptée par Angela Merkel et Wolfang Schäuble. Comment explique-t-on le soutien massif, à l’époque et depuis, au projet néolibéral tant dans la presse allemande que dans l’élite politique et, plus largement, le grand public allemand ?
Ce consensus a en effet des racines profondes. Les médias allemands ont été d’une uniformité confondante, sans faille ou presque. C’est encore à la crise fiscale et à la stagflation de la fin des années 70 qu’il faut revenir, sources de l’hégémonie du récit néolibéral. Pour preuve : les départements d’économie n’incluent plus aucun keynésien en Allemagne (sans même mentionner les économistes marxistes ou féministes.) Dans les classes d’économie, l’orthodoxie néoclassique n’est pas enseignée comme une position parmi d’autres, mais comme la science économique. C’est vrai, au-delà de l’Allemagne, à l’échelle des institutions de l’UE. Et pourtant, on sait comme la définition même de la dette diffère du point de vue keynésien et néolibéral. L’économiste keynésien Heiner Flassbecki répète par exemple, que si le reste de l’Europe a la moindre chance, c’est à la condition que l’Allemagne s’endette. L’Allemagne doit « vivre au-delà de ses moyens » comme les néolibéraux aiment à le formuler depuis plus de quinze ans. Inutile de dire qu’un tel appel à la dépense sociale ne trouve aucun écho.
« Sur un canevas néolibéral d’ouverture des frontières, s’est tissée une stratégie de gauche libérale humanitaire fondée sur les droits de l’homme. »
Passons des politiques d’austérité à celles de l’immigration, et plus particulièrement de la disjonction apparente entre Merkel et la Grèce par comparaison avec Merkel et les réfugiés (avec son fameux Willkommen !). Pourriez-vous décrire précisément la disjonction ? Comment comprendre cette mutation ?
Nous y reviendrons. Notre livre collectif montre comment le pan migratoire du projet néolibéral a pris un ascendant hégémonique un peu après le pan économique, dans la seconde moitié des années 1990, en se cristallisant sur ce que nous appelons « la gestion des migrations ». Le contrôle des frontières n’intéresse pas essentiellement le projet néolibéral qui voit les migrants comme main d’œuvre abondante et bon marché, contribuant à diminuer les coûts du travail et ainsi accroit la compétitivité. Pour vaincre, il a fallu transiger avec d’autres projets hégémoniques — en particulier, conservateur, qui voit la mobilité et la diversité culturelle comme des menaces, et en moindre mesure avec la gauche libérale qui s’insurge contre l’exploitation de la force de travail. D’où l’ascendant du discours et de la stratégie de « gestion des migrations », par laquelle les migrants sont rejetés comme tels, mais sélectionnés en distinguant les « bons » des « mauvais » candidats.
… Comme dans l’Angleterre de Blair qui disait : accueillons les « bons » migrants travailleurs d’Ukraine et de Pologne mais pas les « mauvais » ou faux demandeurs d’asile qui veulent tirer parti de notre générosité. Ou la France de Sarkozy qui introduisit la distinction entre l’immigration « choisie » pour les travailleurs hautement qualifiés et l’immigration « subie » pour les bénéficiaires du regroupement familial…
C’est aussi la logique que nous avons observée en Allemagne et en Espagne. En Allemagne, les autorités se sont concentrées sur les migrants « hautement qualifiés » pour prouver que l’immigration était « utile », alors que les Espagnols acceptaient aussi une immigration illégale et sans qualification, destinée au secteur agricole. Les néolibéraux ont ainsi imposé leurs vues au prix de concessions à certaines exigences des conservateurs.
Néanmoins, ce consensus, qui n’est pas atteint en Allemagne avant la fin des années 90, est en contraste radical avec l’atmosphère des périodes précédentes. En effet, c’est seulement après la réforme de l’asile de 1993 que la stratégie conservatrice a perdu sa primauté. Je me réfère à un article admirable de John Kannankulam sur les diverses positions qui ont prévalu dans le débat qui a vu un durcissement des conditions permettant à des réfugiés de demander l’asile en Allemagne. Il n’y avait aucune politique européenne à l’époque — chaque État conduisait sa propre politique — et l’Allemagne avait à répondre à l’afflux de plus de 400 000 demandeurs d’asile, issus de l’ex-Yougoslavie. Même si les centres de détention font encore l’objet d’agressions, le discours officiel a beaucoup changé en vingt-cinq ans. À l’époque, la CDU (l’Union démocrate chrétienne) au pouvoir promouvait des positions plus proches de l’extrême-droite d’aujourd’hui que de celles adoptées depuis par Angela Merkel. L’Allemagne n’était pas un pays d’immigration ; il y avait un consensus sur ce point. De là la majorité des deux tiers qui s’est constituée pour amender la constitution (Grundgesetz) et l’article concernant l’asile — inspiré d’une position libérale qui reflétait les besoins en main d’œuvre de l’immédiat après-guerre. Par comparaison, la « gestion des migrations » est donc un glissement considérable de la politique néolibérale, même influencée par les conservateurs.
Est-ce que c’est une singularité allemande de la stratégie néolibérale ou du discours sur l’immigration qui expliquerait les deux phases plutôt surprenantes qui ont suivi le « discours de l’accueil » de Merkel : le soutien initial de la société civile, puis le rejet qui l’a suivi ?
Il manque un fil à notre histoire. N’oublions pas le rôle de l’ambition hégémonique d’une gauche libérale dont la stratégie émane d’une variété d’acteurs : des restes d’anciens mouvements étudiants des années 1960 à des formes plus récentes d’activisme, émanation des verts aux Parlements allemand et européen, jusqu’aux groupes plus radicaux comme No Border. Jusque dans les années 1990, ces groupes n’avaient pas d’influence sur l’hégémonie conservatrice, en tout cas pas en matière d’immigration. Il ne leur a pas été possible par exemple de se faire entendre lors du débat sur la réforme de l’asile.
Mais cela a changé. Non sans un paradoxe, l’influence de la stratégie gauche-libérale a augmenté avec l’émergence de la « gestion des migrations ». Ce discours ouvrait en effet un espace politique aux défenseurs des droits à la mobilité et de la diversité culturelle. Cette alternative gauche-libérale — dans laquelle j’inclurais la culture allemande de l’accueil — en est sortie renforcée. Des institutions comme Pro Asyl ont trouvé un vrai souffle en réaction aux tentatives de « compromis du droit d’asile » en Allemagne, et c’est aujourd’hui une force financée par des donateurs privés. Dès lors, des bureaux de réfugiés, des charités religieuses et d’autres groupes sont apparus qui ont, pour la première fois, acquis une position en vue alors que jusqu’alors elles éraflaient à peine l’hégémonie conservatrice. Elles ont maintenant des ressources tant financières que discursives.
C’est ainsi que naquit la « gestion des migrations » : sur un canevas néolibéral d’ouverture des frontières, s’est tissée une stratégie de gauche libérale humanitaire fondée sur les droits de l’homme, avec des concessions nécessaires au projet conservateur. L’essentiel est de comprendre que la crise de l’immigration n’est pas une crise néolibérale. Bien au contraire, la « gestion des migrations » continue de tenir.
Je pense que c’est bien ce qui permet à Angela Merkel ses préconisations. On peut aussi estimer qu’elle a des raisons plus personnelles de s’y tenir, malgré l’opposition grandissante de son propre parti. Il n’est pas exclu que son éducation protestante et sa jeunesse à l’Est accentuent son sens du devoir à l’égard de ceux qui cherchent refuge en Europe. De tels sentiments ne semblent pourtant pas aller à l’encontre de son attachement indéfectible aux programmes d’austérité en Allemagne et ailleurs, quelle que soit la souffrance qu’ils occasionnent aux peuples de l’Europe du Sud. De son point de vue, la poursuite constante de l’équilibre budgétaire (le Schwarze Null ou zéro budgétaire si réputé en Allemagne) n’est tout simplement pas contraire à la culture d’accueil qu’elle prône. Cela n’empêche pas qu’il soit parfois difficile de recomposer les morceaux de ce puzzle. Par exemple, en regardant son allocution du nouvel an, où elle réitérait sa détermination à accueillir les réfugiés, je l’ai prise au sérieux et me suis mise à avoir des doutes : avais-je été intoxiquée ? Merkel était donc à la fois sympathique et progressiste. N’oublions jamais que cette position ne rompt pas avec les préceptes du projet néolibéral.
Avouez que cela nous laisse dans une étrange situation ! Prenant en considération ce cadeau fait à la fois aux stratégies de gauche et néolibérales, comment définiriez-vous la nouvelle situation de la gauche après cet « été des migrations » ?
La gauche, et la gauche libérale, tiennent d’une myriade d’alliances qui va des organisations humanitaires libérales aux activistes no Border, lesquels rejettent l’idée même de frontière. Jusqu’à cet été, les projets de gauche et néolibéral se renforçaient l’un l’autre. En revanche, leur conjonction avait d’autres répercussions comme par exemple la résurgence virulente du projet conservateur tel qu’il s’incarne, en Allemagne, dans le parti de droite l’AFD (« Alternative pour l’Allemagne ») et le mouvement Pegida (« Les Européens patriotiques contre l’islamisation de l’occident »). Mais c’est bien parce qu’ils ont perdu leur position hégémonique que ces conservateurs sont devenus si violents et agressifs.
« En Allemagne, des milliers de personnes se sont choisi pour mission d’aider des réfugiés, alors qu’elles ne s’étaient jamais engagées auparavant. »
Le projet de la gauche libérale se nourrit des droits de l’homme, mais aussi des politiques de l’empathie et du care. En quelques dizaines d’années, il y a eu un bouleversement en faveur des arguments humanitaires et progressistes. En Allemagne, des milliers de personnes se sont choisi pour mission d’aider des réfugiés, alors qu’elles ne s’étaient jamais engagées auparavant. Bien qu’elles ne se soient pas identifiées avec le projet de cette gauche-libérale, elles le croisent et représentent dès lors un changement discursif remarquable.
Doit-on donc comprendre cette évolution à l’aune du discours humanitaire et droit-de-l’hommiste en Allemagne ? Peut-on estimer que des secteurs vierges de la société sont politisés par des voies inconnues jusqu’ici qui pourraient avoir des effets durables ? En d’autres termes, que peut-on espérer pour la politisation de la gauche-libérale dans un futur proche ?
Nous avons été nombreux, depuis quelques années, à lorgner avec envie du côté de l’Espagne, des Indignés et de Podemos, de la Grèce et du mouvement de Syntagma et de Syriza. Personne n’aurait pu prévoir leur avenir avant qu’ils ne fassent éruption si soudainement. Des militants actifs dans l’ancien contexte espagnol nous avaient assuré que rien ne bougerait, et pourtant, à peine trois semaines plus tard, d’autres avaient initié un élan démocratique, qui prenant son origine dans la société civile, engendrait un puissant mouvement. Que ces activistes parviennent à allier leurs forces d’une part et même à gagner des élections, — ou du moins puisse espérer les gagner — a suscité entrain et envie des gauchistes qui voyaient ça. Notre première réaction fut alors : « Cela n’arrivera jamais en Allemagne ! ». Mais je ne suis pas certaine que cela soit vrai. En effet, nous voyons, en ce moment, des gens se mobiliser autour des questions de réfugiés qui, sans être apolitiques, ne se sentaient pas représentés par les partis politiques et le système. Comme les Indignés en Espagne en 2011 hurlèrent à la classe politique leur « vous ne nous représentez pas ! »
On pourrait arguer que ce n’est qu’une réaction humanitaire ou empathique, plutôt qu’une réelle mobilisation politique. Je répondrai pourtant que lorsque la société civile prend la décision d’agir, quelque chose de fondamentalement politique et important est en train de se produire. Il dépend donc des activistes de la gauche libérale qui, parfois au bord de la dépression, ont tant attendu. C’est à la gauche de tirer parti de la situation présente. C’est exactement ce qui s’est passé en Espagne avec les citoyens, les activistes et les intellectuels : Indignados est devenu un nouveau mouvement dès lors que la gauche s’est alliée à ceux qui étaient politiquement actifs. Nous avons besoin de cela. Ce que la gauche doit éviter en revanche, c’est de regarder ce mouvement d’accueil et de conclure : « ce n’est pas assez politique et leurs raisons ne sont pas les bonnes ». Si le potentiel est considérable, cette tendance continue de menacer.
Ces évolutions prometteuses sapent les accusations comme « les acteurs et les mouvements nécessaires n’existent pas », qui parcourent la gauche. Et pourtant, tout acteur de gauche doit bien affronter des écueils considérables comme la « néolibéralisation » de la démocratie sociale ou le « sens commun » de l’austérité fiscale et économique. En Allemagne, par exemple, la coalition de gouvernement CDU-SPD (et plus encore le ministre Wolfang Schäuble) adore mettre en avant sa politique budgétaire équilibrée, le Schwarze Null. Même si vous estimez que Merkel a ouvert une voie que les activistes de la gauche libérale pourraient emprunter, comment envisagez-vous les principaux obstacles encore devant eux ?
C’est très juste. L’austérité est la réalité sociale dans laquelle nous vivons, et cette poursuite effrénée de l’équilibre des budgets a réduit les moyens à la disposition de la société civile. Culturellement, la phobie de l’inflation et le culte de la discipline fiscale prévalent encore. Pour sonder les profondeurs d’une telle logique néolibérale, citons cette anecdote : Heiner Fleissbeck, déjà cité, était un secrétaire d’État au ministère fédéral allemand des Finances. Il avait eu, avec le temps, pas mal de discussions avec les membres du parti Die Linke (La Gauche), et les avaient encouragés à plusieurs reprises à faire une déclaration selon laquelle l’Allemagne devrait, pendant 15 ans, accepter un déficit, qui lui bénéficierait en même temps qu’au reste de l’Europe. « Je suis désolé, répondaient-ils toujours, mais il suffit que je tienne ce discours à la télévision pour que les téléspectateurs changent immédiatement de chaine. » Certes, donc, le projet néolibéral est un obstacle. Il interdit une véritable politisation des mouvements sociaux qui résulterait de la crise des régimes de frontières en Europe. Pourtant, je n’abandonne pas tout espoir.
Vos travaux récents tentent de montrer comment le régime des frontières opère par « externalisation » et « invisibilisation ». En outre, vous avez avancé, après l’accord signé récemment entre la Turquie et l’UE, que « Erdoğan est Kaddafi ». Pourriez-vous apporter des éclairages sur ces assertions et expliquer comment la « gestion des migrations » fonctionne ?
Ma thèse est que le régime des frontières de l’UE fonctionne en deux cercles d’externalisation. Le premier traverse les États du Sud et de l’Est et inclut des agences comme le Frontex, ainsi que des forces de police s’appuyant sur les accords de Dublin. Selon l’accord qu’on appelle Dublin III, chaque demandeur d’asile doit enregistrer une demande d’asile dans le pays où il ou elle est entrée. Les pays du Sud et de l’Est reçoivent donc mécaniquement la majorité des demandes ; tandis que ceux du Nord et de l’Ouest, comme l’Allemagne, sont en grande partie épargnés. On observe par ailleurs une chute sensible des demandes entre la fin de la guerre de Bosnie et le Printemps arabe de 2011 — période pendant laquelle les abris et infrastructures mis à la disposition des réfugiés ont été démantelés.
Le second cercle d’externalisation, qui est je crois décisif, repose sur la mise en application en Afrique du Nord, en Afrique de l’Ouest, et en Ukraine, d’une frontière post-coloniale. L’objectif est d’éviter que ceux qui cherchent refuge en Europe ne l’atteignent. La Libye de Kaddafi en était, en son temps, un acteur majeur. En effet, le régime libyen prenait soin d’enfermer les migrants, venus d’Afrique sub-saharienne ou expulsés d’Europe, dans un camp d’internement en partie financé par l’UE. En échange de tels services, les pays et institutions européennes augmentait l’aide internationale à la Libye. En 2007, l’Italie allait jusqu’à lui verser de larges sommes en liquide, au titre équivoque de dédommagements suite aux injustices coloniales. C’était un simple marché. Kaddafi avait dit, et je cite dans le texte, « si vous ne payez pas, l’Europe sera noire. » En gros, l’UE et ses États membres payaient ainsi les pays de transit pour empêcher les migrants d’entrer en Europe. Grâce à ces arrangements, les États membres de l’UE ont pu prétendre respecter les droits fondamentaux et la lettre de la loi sur leur territoire, tout en fermant les frontières.
Bien que la Cour européenne des droits de l’homme ait formellement condamné l’externalisation de ce sale boulot, seule la chute du régime de Kaddafi et d’autres en Afrique, a mis fin à cette entente. Depuis, le second cercle d’externalisation a cessé de fonctionner, permettant à un plus grand nombre de gens de traverser la Méditerranée et d’atteindre l’Italie et l’ile de Lampedusa. En outre, avec la guerre en Syrie, nombres traversent la Turquie qui n’est pas membre de l’UE, avant d’atteindre la Grèce par la mer.
Comment envisagez-vous le futur de la frontière européenne ? Est-ce que le second cercle est en voie d’être rétabli et comment ?
D’abord, revenons au premier cercle. Notons qu’il n’est question d’une « politique de l’immigration européenne » que depuis le traité d’Amsterdam de 1999. Jusque-là, la gestion de l’immigration relevait exclusivement des États membres. À partir de 2000, les institutions européennes ont commencé d’intervenir dans tous les aspects du système de l’asile (avec Dublin III) au contrôle des frontières (avec la création de Frontex, l’agence des frontières européennes). Que le régime soit encore jeune (quinze ans à peine), explique les raisons pour lesquelles il fonctionne si mal. En outre, au niveau de l’Union, les règles et décisions doivent être négociées entre États membres dont les priorités diffèrent, ce qui explique qu’elles tendent vers le dénominateur commun le plus bas et manquent de cohérence et d’efficacité.
Lorsque le nombre de migrants augmente, les tensions entre États membres grimpent rapidement : la Grèce et l’Italie se plaignent de la charge disproportionnée qui pèse sur eux, sous Dublin III ; les pays de l’Est, refusent leur part depuis qu’ils sont devenus un des principaux points d’entrée ; le Royaume Uni refuse simplement de faire partie du régime européen ; la France, depuis le 13 novembre 2015, est encore moins accueillante qu’auparavant, et ça continue.
La stratégie de Merkel est de s’en tenir à sa stratégie de « gestion des migrations » : elle continue donc d’affirmer que « nous — autrement dit, nous, les Allemands et les Européens — sommes obligés et avons les moyens d’accueillir un grand nombre de réfugiés », tout en admettant qu’elle doit faire des concessions aux conservateurs, tant allemands qu’européens. Celles-ci incluent un durcissement à l’égard des migrants économiques et la croissance du nombre de pays considérés comme « sûrs » — les pays dont les ressortissants ne peuvent pas faire valoir qu’ils ont souffert des persécutions et ont été exposés aux guerres. Dans cette perspective, il s’agit aussi de signer de nouveaux accords d’externalisation, avec, par exemple, la Turquie.
« Travailler avec ceux qui fuient vers l’Europe et les appuyer à chaque étape de leur lutte, c’est une modalité exemplaire d’activisme. »
Le succès de la stratégie de Merkel dépend beaucoup des résultats des négociations avec la Turquie. Or, elles sont particulièrement délicates : s’il est nécessaire d’obtenir la collaboration du gouvernement d’Ankara pour pouvoir encore gérer les migrations en Allemagne, la Chancelière ne peut pourtant pas prétendre que la Turquie est un pays sûr pour les réfugiés ou pour ses propres ressortissants.
Ceci nous amène aux difficultés qui pèsent sur les pays de transit, internes à l’UE. La Grèce est sur le point de devenir, comme la Turquie, un pays-prison couvert de centres de détention gérés par des Grecs et financés par l’UE. À l’automne, Angela Merkel faisait l’éloge de la Grèce, dans un premier temps, pour avoir accepté sa nouvelle mission. Mais depuis, certains officiels européens agitent la menace d’exclusion de la zone de Schengen. Comment comprendre ces évolutions ostensiblement paradoxales ? Comment l’UE devra-t-elle gérer ces zones à la limite de la visibilité publique ?
Il y a plusieurs semaines, l’UE a conclu un marché avec la Turquie, et le lendemain, celle-ci retenait 3 000 migrants de quitter le pays pour atteindre la frontière grecque. Ces gens furent promptement déplacés, puis déportés, tandis que de nombreux réfugiés en attente de départ furent repoussés plus loin des côtes. La Turquie a employé des moyens illégaux pour détenir tant ses ressortissants que des réfugiés. Malgré les efforts croissants de la police aux frontières, 3 000 personnes continuent d’arriver chaque jour sur les rives des îles grecques. Garantir ou fermer les frontières n’est pas envisageable, ne serait-ce qu’en raison de la longueur des côtes turques.
La Grèce, maintenant durement touchée par la récession, puis appauvrie par cinq années d’austérité radicale imposée par l’UE, n’a pas le début des moyens nécessaires à l’accueil des réfugiés : et pourtant, ils arrivent chaque jour par milliers, pour la simple raison que la traversée est un peu moins dangereuse que par d’autres voies — et même si 2 000 personnes ont péri dans la mer Égée depuis quatre ans.
Sachant parfaitement que la Grèce était débordée, les représentants de l’UE n’ont pas hésité à annoncer aux autorités grecques : « débrouillez-vous avec vos réfugiés ». Pire, alors qu’il devenait évident que le gouvernement d’Athènes n’en pouvait plus, ses « partenaires » ont évoqué le « Schexit » — une sortie forcée de la zone de Schengen, écho de la façon dont le pays avait été menacé de « Grexit » ou sortie de la zone Euro. Pour l’instant, la menace est restée sans suite.
La dernière trouvaille consisterait à dépouiller la Grèce d’un nouveau pan de sa souveraineté, en donnant à Frontex le pouvoir et la responsabilité de faire la police sur la frontière grecque. À ce jour, l’Allemagne, l’Autriche et la Pologne sont d’accord. Jusqu’à récemment, la commission a bien fait valoir que les politiques de l’immigration devraient être transférées au niveau européen, sans que les États membres ne compromettent leur souveraineté nationale. La situation difficile dans laquelle se trouve la Grèce offre ainsi une opportunité pour les promoteurs d’une police intégrée des frontières au niveau de l’Europe.
Quel que soit le rôle de Frontex en Grèce, je suis persuadée que la relation entre la Turquie et l’UE est plus déterminante. Pour le dire sans ambages, la question est de savoir si le président Recep Erdoğan endossera le rôle autrefois attribué à la Libye de Kaddafi, et ce qu’il exigera pour contrepartie. Sans la coopération de la Turquie, l’Europe et Angela Merkel en particulier ne pourront plus externaliser et rendre invisibles les dessous de cette politique d’immigration.
Il semblerait que trois milliards d’euros aient été offerts au Président Erdoğan en aide au développement, visas Schengen pour des ressortissants Turcs — une demande absolument légitime qui n’a que trop attendue en raison des réticences allemandes — et la reprise des négociations sur l’éventuelle inclusion de la Turquie à l’UE. Cela constituerait une évolution positive si elle n’était aussi un soutien objectif au régime Erdoğan, dont le bilan en matière de droits de l’homme et de libertés civiles est désastreux.
Si ce simulacre était dévoilé comme tel en Europe — disons, si, comme c’est probable, Erdoğan poursuivait ses mesures inquiétantes en Turquie — quelles conséquences cela pourrait-il avoir pour cette négociation ou le régime de frontière de l’Europe ? Cela soulève aussi la question compliquée des mouvements activistes et de gauche : si la négociation échoue — soit qu’elle donne lieu à une opposition politique, soit qu’elle s’effondre d’elle-même — qui en paiera le prix ?
Je dois admettre que j’ai un peu perdu le fil des dernières négociations. Angela Merkel voyage en Turquie et a signé un accord au début du mois de décembre. Immédiatement après, la Turquie a ostensiblement fermé les frontières. Pourtant, la frontière est trop longue pour qu’une telle mesure ait une véritable portée. Depuis, pourtant, les nouvelles n’ont pas vraiment filtré. Les attaques terroristes à Beyrouth et Paris, et l’anxiété créée par les évènements de Cologne au nouvel an, contribueront à encourager les leaders européens à ignorer leurs scrupules et à renforcer leur coopération avec le régime d’Erdoğan.
Quand à votre second point, il est toujours difficile de parler de ces problèmes avec une perspective normative. La bonne nouvelle de cet « été des migrations », c’est que nous, Européens, avons pu comprendre que nous ne vivions pas dans une île protégée, où tous vivraient riches et bien-portants du moment que l’Europe comme territoire est barricadé de l’intérieur. L’arrivée de demandeurs d’asile nous oblige au moins à admettre que notre mode de vie, économique, écologique ou autre, produit, ailleurs, les conditions dont souffrent les gens. Le temps du colonialisme, dans ses différentes phases jusqu’à nos jours, définit les conditions élémentaires de ces crises. Nos pratiques individuelles et culturelles, les politiques étrangères occidentales et les stratégies des multinationales contribuent à perpétuer ces conditions, aujourd’hui encore. L’« été des migrations » ne sera jamais résolu avec des barrières plus hautes, et la suppression de la démocratie dans nos pays. On peut pourtant espérer que l’exacerbation des tensions nous oblige à une évaluation plus lucide du monde dans lequel nous vivons.
Étant donnée la stratégie d’externalisation et d’invisibilisation, quels sont les types d’activisme de la gauche-libérale ayant gagné en efficacité ? Ou pour le dire autrement, que devrait-on faire ?
Je pense qu’il faut faire ce que les gens font déjà. D’abord, voici un exemple de politique locale ici et maintenant : en décembre dernier à Francfort s’est tenu un meeting Frankfurt für Alle (Francfort pour tous) qui rassemblait un mélange intéressant de gens : des organisations comme Professeurs sur la route et Medico international, des syndicats internationaux et des groupes de sans-abris. Tous se retrouvaient en raison de leur politique progressiste de la frontière et de la migration, alors qu’ils ne se connaissaient pas nécessairement et ne partageaient pas non plus de vision politique (puisque les participants allaient des syndicalistes à des anarchistes) — une version réaliste, peut-être, de la « multitude » de Negri. Au-delà des moyens concrets d’aide aux réfugiés à Francfort, ils ont fait une déclaration commune et intégré ce problème dans une perspective plus large et politique ! Voilà ce que j’aimerais voir se poursuivre : à la fois comme façon de constituer des réseaux et de se réapproprier la ville, comme bien commun — des logements à des prix accessibles à tous, Allemands ou réfugiés. Au même moment, une initiative comparable se développait à Berlin.
Au-delà du local, la solidarité internationale s’organise : des activistes de toute l’Europe sont ainsi allés en Grèce à Idomeni, par exemple, à la frontière de la Grèce et de la Macédoine. Travailler avec ceux qui fuient vers l’Europe et les appuyer à chaque étape de leur lutte, c’est une modalité exemplaire d’activisme. Ces initiatives tendent à considérer les demandeurs d’asile impliqués moins comme des objets nécessiteux que comme des sujets politiques. Ces actions politiques s’inscrivent dès lors, et au risque de paraître trop ambitieux, dans un projet collectif européen : le projet de construire une Europe différente et plus juste.
Post-scriptum
Sonja Buckel est professeure de théorie politique à l’université de Kassel en Allemagne. Elle est co-éditrice du journal Justice critique et chercheuse associée de l’Institut de recherches sociales de Francfort où elle a dirigé le projet de recherche sur les politiques migratoires européennes (Staatsprojekt Europa) entre 2009 et 2013. Elle est notamment l’auteure de Subjektivierung und Kohäsion : Zur Rekonstruktion einer materialistischen Theorie des Rechts,Velbrück Wissenschaft, 2007.
William Callison est doctorant en science politique à l’université de Berkeley.
L’entretien a été traduit en français par Laure Vermeersch.