tout au contraire d’une effraction sur les commencements musicaux
par Sophie Rabau
Souvent, quand je vais écouter de la musique, j’arrive en avance. Je crois que j’aime bien le bruit de la salle avant la musique ou peut-être le temps sans mesure juste avant le tempo. J’attends que ça commence. Quand je comprends que la première note a été jouée, elle est déjà loin, partie, échappée. Quand est-ce que ça commence ? Je ne savais pas, je voulais savoir.
Pour Claire Pallas
Une effraction. Je n’attendais pas ce mot. Tetha l’a cherché longtemps dans ses souvenirs d’orchestre, comme elle le cherchait vraiment, sans biaiser, sérieusement, avec toute la gravité que requiert la quête d’un mot, moi, dans le creux de notre conversation qu’elle occupait à explorer le langage dans son âme, je voyais le manque du mot manquant, tout blanc, et des lettres et d’autres mots, mais pas les bons, planer au-dessus de violons et d’archets eux-mêmes entourés de silence, car elle me parlait beaucoup de silence ce jour-là. Elle le cherchait vraiment, le mot, avec le soin, la précision, l’intransigeance qu’elle doit mettre à trouver la justesse quand elle joue son violon. Et j’avais presque honte d’avoir oublié combien il faut de temps pour que les mots soient justes. Et j’ai pensé, après coup, à ce que m’avait dit Méga, que le commencement en musique, c’est quand on s’accorde.
Il y a aussi la trompette dans La Habanera. Nun dit que la première note de la trompette dans La Habanera de Bizet est la dernière note du morceau. J’aurais bien aimé commencer, tête la première, par la trompette, en premier.
Une effraction, ce n’était pas pour m’expliquer ce qu’était le commencement quand on joue dans l’orchestre, mais ce que serait une entrée manquée, l’horreur d’un départ qui ne serait pas à sa place, engager tout son corps, tout son accord avec l’ensemble et mal tomber, tomber juste à côté, grésiller ou grincer au lieu de consonner dans un élan pour se joindre, entrer en cassant tout, ce que veut dire, justement, une effraction. Curieusement le mot me disait mieux que tout autre ce qu’il en était d’un commencement musical. Ou plutôt, si je voulais en parler, il me faudrait trouver l’exact et juste contraire de l’effraction. Et comme Tetha parle à présent du silence, l’envers du mot effraction volète derrière mes yeux en silence.
Le silence est premier, a écrit Gimal, quand je cherchais encore la première note, quand je croyais qu’on l’attaque, tout simplement, quand je ne voyais qu’elle, cette première note, comme un trait noir vertical, une grosse serrure où il faut mettre la clef d’un coup sec de poignet bien énergique, bien marqué, et je commence, ou bien je donne un coup de poing et ça débute. Je croyais que l’on me parlerait d’attaque, de son au moins, de matière sonore.
Dans les dictionnaires que je consulte, le mot effraction n’a pas de contraire.
Le silence est premier, une matière où l’on sculpte, que l’on sculpte pour y introduire la note. Comme dans le concerto en la majeur de Mozart, quand le piano commence, mais ce n’est pas le piano qui commence, c’est le silence juste avant la note du piano, et comme Samech m’a appris à l’écouter, j’entends que la première note ne serait pas venue si le silence, l’instant d’avant, n’avait pas été incurvé comme on courbe une main, si le silence n’avait pas été creusé pour que la note s’y installe, sauf que la courbe creusée dans le silence on ne la voit qu’après coup quand vient la note qui s’y loge, et l’on ressent en son corps et la note qui vient et le creux qui l’accueille, un minuscule vertige qu’il faut accueillir, un vertige dont on s’aperçoit qu’on le désirait mais on ne le savait pas avant de le ressentir, le silence comme un désir que l’on éprouverait au moment précis où le son vient le satisfaire.
Un minuscule vertige infiniment bienvenu, un infime trou d’air et on revient à niveau, le contraire d’une effraction.
Le silence est premier, le silence juste après le moment où l’on s’est accordé. Un orchestre qui passe outre ce silence, Tetha n’en a jamais connu. Grands, petits, géniaux, de merde, laborieux, célèbres, obscurs, philarmoniques, municipaux, tous les orchestres le font toujours le silence qui vient juste après le moment où l’on s’est accordé. C’est ce silence-là que rompt l’arrivée du chef et avec lui le barouf des applaudissements. Après tout dépend, soit qu’il attaque tout de suite, soit qu’à nouveau il fasse venir un silence où tout est ramassé.
On entre sans faire de bruit, le contraire d’une serrure fracturée, d’un bris de verre, d’un claquement de grillage. On entre avant la matière du son.
L’autre jour, écoutant un ténor, je voyais dans sa voix un rose si transparent qu’on pouvait le boire. Le silence dont ils parlaient je le voyais comme ça, au début.
Le silence a pris le goût de toutes les notes réunies. Dans le silence, toute la musique est là. La musique d’avant, des répétitions, du travail. Le chef d’orchestre regarde tout son orchestre. Tout est en place, c’est un regard technique. Mais aussi le moment très abstrait de la puissance et de la remémoration, de la saisie instantanée du temps passé, déroulé à travailler pour parvenir à être dans la musique que l’on a dans le corps. Et la musique qui va venir est aussi là dans le silence, Shade dit que le soliste chante la sonate silencieusement, Nun dit qu’idéalement il faudrait entendre la note avant qu’elle soit là, mais non Shade se reprend, le soliste, la sonate, il ne la chante pas il la voit : comme une pomme. La sonate au commencement est une pomme.
Le silence est le moment où toute la musique est là, et tant que toute la musique est là, pas encore dépliée, c’est le commencement.
La musique d’après et la musique d’avant se pelotonnent dans le silence, plus d’après et plus d’avant, un fruit rond bien lissé d’instants et de notes tout ramassés dans la couleur du silence comme un amas de pétales qui viennent se rassembler à la pointe de la baguette du chef ou se glissent dans le consentement mutuel, c’est comme ça que Gimal l’a dit, entre les membres du quatuor, se posent dans le regard de la chanteuse vers le pianiste, et même dit Yodh, dans le corps du chef — quand c’est un très grand chef, au moment où il descend de l’avion, ou quand il entre dans le taxi qui le mène au théâtre, ou quand il entre dans le théâtre. Bernstein vient de sortir de l’avion ; il est déjà là, tellement présent que ça pourrait déjà commencer, que le commencement de la musique va de soi, la musique rassemblée dans le silence est aussi dans son corps. Peut-être que cela va avec la mémoire collective du grand chef qu’il est, peut-être est-ce autre chose, mais le fait est que la densité est là avec lui, dans le moindre de ses gestes, et le commencement est parfait, un mystère avec une technique. Le début c’est très difficile en orchestre, on travaille le début, le geste qui précède et qui va faire que tous ces musiciens vont jouer ensemble et qui détermine la manière dont on va jouer ensemble. C’est un geste technique et c’est aussi une part de mystère, et le mystère c’est du silence, c’est le moment où le silence dit oui.
Le plaisir de rentrer dans ce qui est déjà, de faire entendre charnellement à quel point on y est, un sourire sonore, ou le cri d’un plaisir que l’on éprouvait déjà, un applaudissement mais un applaudissement qui entre dans l’exécution du spectacle, un soulagement du corps qui ne demandait que cela, une entrée dans la ronde parce que pour entrer dans la ronde il faut déjà y être, être dans son mouvement, un moment charnel, sensuel où l’on rejoint ce qui est déjà là, où l’on fait ce que l’on est déjà, où l’on répète ce que l’on n’a pas encore fait. Une ampliation c’est quand on copie, il faudrait dire une empliation, rentrer où l’on se trouve, se plier à l’évidence que l’on ne pourrait pas être ailleurs.
Le silence est le moment où toute la musique est là, et tant que toute la musique est là, pas encore dépliée, c’est le commencement. Préluder, c’est annoncer une harmonie, la rencontre des notes, la réunion des notes et des temps, non pas encore leur succession dans la fugue qui va suivre. Le silence fait prélude. Ou bien chez Wagner aussi cette capacité quand ça commence à retenir ensemble toutes les notes, à faire entrer dans un voyage dont on sait qu’il va être long non par l’annonce d‘une durée, mais d’une densité. Wagner, on est dans sa musique à chaque instant de la journée, quand on le joue, on est dans le chromatisme au début du jour, dans le silence après l’accord et au début de la musique. Tout s’enlace.
La voix emplia le piano
J’avais cherché la première note comme un poste de douane, un barrage où l’on s’arrête avant de repartir, il ne faut pas s’arrêter, pas freiner parce qu’il n’y a pas de frontière, c’est un tournant, dans les tournants il faut accélérer, si bien que la première note est plutôt la première phrase et la première note il faut presque l’oublier, Ayin parle de ski, il a skié l’été dernier, pour la première fois, en ski on peut descendre, on peut s’arrêter mais ce qui est difficile, je prends une leçon de musique, c’est d’apprendre à tourner, à bien tourner dans les pentes : au début il voulait tourner, il ne pensait qu’à tourner et ça ne marchait pas, puis il a appris comment faire, il respirait, se donnait le temps de virer dans le vide, après j’attaque et le tournant, la note aussi, viennent tout seul, on laisse aller, on prend l’air on se laisse emporter quelques secondes, pas beaucoup, on glisse, au cinéma c’est la même chose, dit Sadhe, il ne faut pas qu’on se dise que voilà la musique, un mouvement de caméra ou le geste d’un comédien glissent vers la musique. « C’est à la deuxième note qu’il faut penser, à la phrase oui à la phrase, on se laisse partir, on y va », dit Ayin.
Le violon s’enlace à la cinquième mesure
Trop tard, elle existe cette première note, c’est le moment où l’on rencontre la matière, caillou technique sur la voie, la seule à ne pas être précédée d’une autre note. Tout à coup, je ne vois plus que la première note qui peut si elle est manquée faire rater toute la phrase. Avoir l’embouchure devant les lèvres, les mains sur le clavier, l’archet qui se prépare, tout ce qui dit au public qu’attention c’est la première note, et le public attend la première note et le musicien sait qu’il l’attend. Tout le monde se trompe, même si tout le monde sait que ce n’est pas là que ça commence, tout le monde se dit c’est la première note, attention. Et la première note, qui n’avait rien de difficile, fait sa première note, diva crâneuse, il faut s’occuper d’elle.
Mais quelle première note, quand la musique est déjà là ? Comment être premier et rejoindre ce qui est déjà là ? Le contraire d’une effraction.
La musique est déjà dans l’orchestre, et pour chaque instrumentiste, chaque pupitre du chœur, chaque soliste, la première note n’est jamais la même, et les premières notes s’éparpillent en entrées, en départs, en éclats de commencements, comme s’il n’y avait presque que ça des commencements, et un bon chef, dit Tetha, il est bon en départs, l’essence d’un chef est là dans les départs, un bon chef est tout autour de chaque première note, dans le millième de seconde avant, quand le regard suffit, et juste après le début du son, quand il écoute la note et la modèle avec la main gauche au moment où elle apparaît, l’assouplit, main gauche horizontale ondulante, l’assèche, main de haut en bas, en règle l’intensité, main en dessous, piano, ou fortissimo, dominant les bras au-dessus de la tête. Des premières notes courent, naissent, font naître des phrases qui meurent et d’autres notes naissent ailleurs. On joue, on entre.
Rejoindre ce dans quoi on est, obéir au geste qui invite à entrer alors que l’on s’y trouve déjà, et c’est parce que l’on s’y trouve qu’il est si agréable et si singulier d’y pénétrer, un gémissement de plaisir si ce n’est qu’en lieu et place de ce gémissement il y a la musique, la note, la mesure, la phrase, mais quel est le contraire du mot effraction il faudrait un mot sans trop de r, mais un peu tout de même pour dire la précision de ce plaisir, sa couleur comme la couleur d’une voix, où peut-être un goût de cumin, le seul mot qui me vient c’est revenir, rien à voir avec une attaque. Ou bien on consent à ce qui est déjà, on débute ce qui a commencé il y a si longtemps, on donne à entendre ce que l’on entend, on répond ? Je voudrais bien que le verbe infuser n’ait pas un autre sens, je dirais que le chef infuse les hautbois au début de l’adagio, je dirais que le violon s’infusa dans la symphonie.
La musique commence tout le temps. Le contre-ut est un commencement parce qu’il est crucial, attendu, que dans la salle certains sont venus pour le contre-ut et aucune autre note, parce que pour le trouver il faut passer une porte, et l’on se retrouve ailleurs dans quelque chose à explorer, un nouveau lieu de résonnance que l’on vient de commencer à entrevoir, mais ce n’est pas forcément un contre-ut, cela peut être aussi une nouvelle couleur, une qualité de timbre, on n’arrête pas de passer à travers des portes plus ou moins fermées. Ayin parle de libération, quand on libère, ça commence.
On commence comme on dévoile un tableau, étincelant même quand il est encore caché ; je me souviens de l’impression extraordinaire que me donne la soprano Catherine Manandaza ; quand elle commence à chanter, elle ne fait pas d’effort et pour cause car l’effort, le travail, consistait à réserver, à l’intérieur, la voix qui est déjà là. Le moment où j’entends le chant, il est divulgué, éclairé, mais produit, fabriqué jamais, le contraire d’une effraction. Le premier violon, dit Shamel, non, ce n’est pas celui qui fait partir, c’est celui qui empêche les autres de partir, la musique est déjà là.
Le silence est teinté de cette retenue, le contraire d’une effraction, une effusion. Une effusion quand on se rejoint, quand la musique rejoint la musique.
Maintenant je presque pleure, mon cœur bat, la musique commence.
Je pleure presque, mon cœur bat, le contraire d’une effraction.
Je pleure presque. Je ne sais pas trop rejoindre.
Mais dans La Habanera la première note de la trompette est la dernière note de l’orchestre.
Post-scriptum
Ce texte n’aurait pas pu être écrit sans l’art et la générosité de Nicolas Boiffin, trompettiste ; Élizabeth Pallas, violoniste à l’Opéra de Paris ; Marianne Seleskovitch, mezzo‑soprano ; Christophe Simonet, pianiste ; Lucie Troger, pianiste ; Federico Urrutia, musicien ; Bruno Coulais, compositeur.
Christophe Simonet interprétera le troisième concerto de Rachmaninoff, le 2 Juillet 2017 à 16 heures, à l’auditorium du Conservatoire de Lille (Place du concert), dans une version qu’il a réalisée pour orchestre de chambre et piano. Lucie Troger jouera le concerto no. 11 en fa majeur de Mozart, le 1er juillet 2017, à l’Église de Saint-Calais.