comment commencer un cours recette de Forêt-Noire
Il faut se méfier de certains commencements, surtout quand ils sont annoncés un peu trop fort par un philosophe allemand aux idées d’un goût douteux. Véronika von Schenck retraduit le début d’un cours de Heidegger sur un poème de Hölderlin et en profite pour détricoter un discours qui se cache derrière le commencement pour mieux ramener en arrière. Une lecture salutaire contre tous les charognards qui voudraient bien paralyser le commencement sous couvert de le défendre.
Nous sommes en 1934, à Freiburg, au début du semestre d’hiver. Vous vous appelez Martin Heidegger et il y a quelques mois vous avez démissionné de vos fonctions de recteur de l’université. Accomplir la véritable révolution de l’université allemande, celle dont vous rêviez tout haut dans votre discours du 27 mai 1933, s’est vite avéré impossible. Tout cela n’était qu’un faux départ. Ils n’ont rien compris ; ces nazis sont des veaux. Il faut donc dès à présent re-commencer, autrement et mieux. Dans ce cours qui débute aujourd’hui, la révolution, c’est maintenant. Le vrai guide, c’est vous. Mieux que Fichte avec ses Discours à la Nation allemande, qui en 1807 semèrent le vent de la tempête dans les rangs étudiants, vous allez non pas déclencher un bouleversement radical, mais vous serez ce bouleversement, il s’opérera ici, dans cet amphithéâtre. Quand vos étudiants auront ouvert leurs esgourdes, commencé d’entendre vraiment votre parole pour entrer dans son « Machtbereich », son champ de force, cette parole ne sera plus simple parole, elle agira, les soulèvera comme un seul homme dans la tempête du Grand Retournement. Vous ne serez plus professeur de philosophie, vous « dicterez » l’avènement du dieu, l’apocalypse crépusculaire de l’Être. Vos étudiants ne seront plus des étudiants, ils seront « le Peuple », ils deviendront ce qu’ils ne sont pas encore : les Allemands.
Sacré programme. Les Français pourraient le croire modeste, tourné seulement vers cette nation, ach !, encore et toujours en devenir là-bas, dans les brumes du Nord. Mais nous qui faisons la navette, en barque sur le Rhin, il nous faut vite les détromper : chez Heidegger comme chez Fichte, « les Allemands », c’est un peu comme « les Français » ici, cela signifie, au bout du compte : le Genre Humain.
Et si vous faisiez d’abord une remarque préliminaire, pour leur expliquer en douceur que le commencement, c’est autre chose que le début ? Distinguo !
Mais pour l’instant, Martin, vous n’êtes qu’un simple Professor. Alors, comment commencer ? Je ne sais à quelle heure démarre votre cours — parce qu’une légère somnolence, matinale ou postprandiale, pourrait rendre vos auditeurs plus réceptifs à ce que votre discours ne dit pas et qui, bien sûr, est essentiel. Comment procéder, sachant que comme tout pédagogue vous êtes dans l’aporie : vous savez, ils ignorent. Or nul ne peut s’approprier ce qu’il n’a déjà éprouvé : comprendre, c’est se ressouvenir. Pour leur enseigner cet inouï vers lequel votre discours fait signe, vous devrez donc le leur faire reconnaître comme quelque chose de familier. Répéter, jouer un air connu…
De toute façon, on ne peut pas commencer par le commencement. C’est trop tard, il aurait fallu les prendre au berceau (avant qu’ils ne soient formatés par leurs humanités). Et puis ils croient qu’ils sont déjà allemands. Ils croient que la révolution a déjà commencé, le 30 janvier 1933. Et si vous faisiez d’abord une remarque préliminaire, pour leur expliquer en douceur que le commencement, c’est autre chose que le début ? Distinguo ! Le commencement n’est pas là où l’on croit. Par exemple, tous ces petits épisodes de l’an dernier, l’incendie du Reichstag, etc., c’était juste un début, et encore… Le vrai commencement, qui, lui, est toujours en partie dans l’ombre, a certes commencé à commencer, mais il y a plus d’un siècle, vers 1801. Et même s’il a promis de s’accomplir bientôt, on n’y est pas encore. Ce sera peut-être pour demain, voire pour après-demain. D’ailleurs ce n’est pas vous qui le dites, Martin, c’est votre précurseur, quelqu’un que tout le monde connaît déjà, tombé dans l’oubli et puis redécouvert. Non, vous n’allez rien leur apprendre qu’ils ne sachent déjà, tout le monde en conviendra, c’est Hölderlin qui l’a dit le premier. Vous n’aurez qu’à bien le citer !
Remarque préliminaire : Hölderlin
Il va falloir encore longtemps le taire, surtout maintenant qu’il suscite l’« intérêt » et que « l’histoire de la littérature » s’est mise en quête de nouveaux « thèmes ». On écrit à présent sur « Hölderlin et ses dieux ». Voici sans doute poussée à l’extrême cette manière de mésinterpréter un poète que les Allemands ont encore devant eux, et de le condamner à ne pouvoir agir sous le fallacieux prétexte qu’on lui ferait désormais enfin « justice ». Comme si son œuvre avait besoin de cela, surtout venant de la part des piètres juges qui officient aujourd’hui. On pose sur Hölderlin un « regard historique » et on méconnaît cette seule chose essentielle, à savoir que son œuvre encore privée de temps et de lieu a déjà surmonté nos gesticulations historiques et fondé le commencement d’une autre histoire, de cette histoire qui s’inaugure avec la lutte où se décide si le dieu advient ou s’enfuit.
Bien joué, Martin. L’air de rien vous avez déjà posé quelques jalons, avant même d’avoir commencé. Le poète dont vous allez parler dans ce cours intitulé « Les Hymnes de Hölderlin : La Germanie et Le Rhin » [1], vous promettez de le « taire encore longtemps ». Ce n’est pas banal d’annoncer à ses étudiants qu’on gardera le silence sur le sujet du cours. Mais ce n’est pas si absurde : comment parler de ce qui n’est pas encore ? Hölderlin, en effet, n’est toujours pas advenu puisque personne avant vous ne l’a encore vraiment compris. Hölderlin est un poète futur qui n’est pour l’instant que l’ombre de lui-même, un spectre limbique sans feu ni lieu, attendant de pouvoir agir enfin dans son espace-temps authentique. Ne doit-il pas continuer d’errer en clandestin tant que son pays n’est pas encore tout à fait lui-même — « l’Allemagne » de 1934, est-ce vraiment ce qu’a espéré Hölderlin avec sa « Germanie » de 1801 ? Mais de toute façon, au diable les dates ! L’essentiel, c’est l’Autre Histoire : celle qui commence par le combat, la lutte (Kampf). Quelque chose de sérieux : la « lutte où se décide si le dieu advient ou s’enfuit ». Quel dieu, cela l’histoire ne le dit pas. Mais il serait mesquin de poser la question. Ne voit-on pas que c’est « le » dieu, et non pas « un » dieu ? En philosophie, tout ne se comprend pas du premier coup. Laissons donc provisoirement ce dieu abscons garder l’anonymat. Mais une chose est sûre : si déjà certaines choses nous échappent, c’est que le cours a commencé. En catimini. En 1934, on s’agite sur son banc. En 2017, on passe à la page 4. Aurait-on raté quelque chose ? Suspense :
INTRODUCTION
Mais ce qui demeure, ce sont les poètes qui le fondent. (Souvenir, IV, 63, V. 59)
Ah, c’est l’introduction ! On se disait, aussi… Et d’emblée, pour nous donner le la, une citation de Hölderlin. Elle ne vient pas de « La Germanie », mais de « Souvenir » — tiens, un poème sur la France, mais à quoi bon le préciser ? Nous vous suivons, Maestro, nous tenons le fil : dans l’Histoire, ce sont les poètes qui posent la première pierre de ce qui restera. Est-ce à dire que précédés d’une telle citation, vos cours résisteront au temps ?
Le travail que nous tentons exige que Hölderlin lui-même le débute et le détermine. Nous allons d’abord entendre ce poème qui a pour titre : « La Germanie ».
CHUT !
Nous disons « chut » parce que nous avons bien noté que dire, c’est taire ; et aussi parce que dans l’édition de ces conférences, le texte de « Germanien » ne figurera qu’en p. 10, or là, nous n’en sommes qu’à la p. 3 : silence radio après l’annonce. C’est donc que sans doute nous n’en sommes pas encore à ce fameux début ; « d’abord », cela signifie sûrement « tout à l’heure, après l’introduction ». Est-ce à dire que vous n’avez pour l’instant ni commencé, ni même débuté, Herr Professor ? Mais alors, ces sept pages qui vont suivre… C’est pour vous éclaircir la voix ? À trop dire qu’Hölderlin aura le premier mot, vous allez lui voler la primeur…
§1. Caractérisation du début, de la manière de procéder et de la démarche de la conférence
Quelques brèves remarques s’imposent d’abord, et ce concernant 3 choses : a) la manière de débuter le cours, b) notre façon de procéder en général, c) notre démarche en particulier.
Une bonne vieille ficelle : le coup des brèves remarques méthodologiques ennuyeuses à périr qui vont prendre un quart d’heure. Annoncer son a), son b) et son c), « en général » et « en particulier », c’est signifier en douce à l’étudiant : psst, c’est la pause, tu peux dormir ! Je te réveillerai tout à l’heure, quand ça commencera pour de bon.
C’est ce « psst » qui nous met la puce à l’oreille, Herr Professor. Si vous nous bercez ainsi, n’est-ce pas justement pour instiller en nos esprits quelque leçon secrète, si tant est que vous n’ayez pas commencé à le faire dès votre remarque préliminaire ?
De la façon de débuter. Commencement et début :
Que signifie ce choix de débuter par le poème « Germanie », et que ne signifie-t-il pas ? Le « début », c’est autre chose que le « commencement ». Un changement de temps, par exemple, débute par un orage, mais il a d’abord commencé par la transformation complète, agissant en amont, des conditions atmosphériques. Le début est ce avec quoi quelque chose s’inaugure, le commencement est ce dont quelque chose jaillit. La guerre mondiale a commencé il y a des siècles dans l’histoire intellectuelle et politique de l’Occident. La guerre mondiale a débuté par des échanges de tirs aux avant-postes. On a vite fait de laisser le début derrière soi, il disparaît dans la suite des événements. Alors que le commencement, l’origine, ne se fait jour que dans les événements et n’est là pleinement que lorsque ceux-ci prennent fin. Qui multiplie les débuts n’arrive souvent jamais à commencer. Or nous, les Hommes, ne pouvons assurément jamais commencer par le commencement — seul un dieu le peut —, mais sommes obligés de débuter, autrement dit de démarrer avec quelque chose qui permette d’abord d’accéder à l’origine ou qui fasse signe vers cette origine. C’est de cette sorte-là qu’est le début de notre conférence.
Nous sommes bien loin du « combat » auquel vous nous conviez, Herr Professor, nous que vous appelez « ceux qui viennent ».
Vous commencez par définir ce qu’est un commencement — louable précaution. Vos exemples, si pédagogiques, nous aident à bien distinguer le « début », misérable coup d’envoi dont on oubliera vite qu’il a été le premier maillon, anecdotique et extérieur, d’une série d’événements, du noble « commencement » : lequel est cause, origine et principe de l’avènement d’une ère nouvelle. C’est drôle, d’ordinaire on distingue plutôt « l’origine » (Ursprung) du « commencement » (Anfang), lequel est un peu considéré comme synonyme de « début » (Beginn). Or ici, ce sont commencement et origine qui sont interchangeables. Vous insistez sur le fait que le début nous cache le commencement, pour assimiler subrepticement le commencement à l’origine et nous ramener ainsi, ni vu ni connu, en arrière. Vous nous annoncez même expressément un début qui nous replongera dans l’origine. Notre progression sera donc une régression — nous en sommes avertis. L’exemple de l’orage est emprunté à Comme en un Jour de fête… de Hölderlin ; vous ne le dites pas, car dans cet hymne, l’orage, c’est la Révolution française dont le tonnerre s’estompe au loin. Une « ἀρχή » futile que vous délaissez vite pour vous tourner vers un sujet plus sérieux : la guerre mondiale, dont le vrai commencement se serait fait « il y a des siècles » — quelle précision ! — dans « l’histoire intellectuelle et politique de l’Occident » : très éclairant, Herr Professor. Elle ne s’est donc point fomentée, cette guerre, en quelques décennies pour on ne sait quels vils intérêts de pays rivaux, mais s’enracine très loin, en de profondes raisons qui n’ont pas encore dit leur dernier mot. À la trivialité de son début (premiers tirs), doit correspondre l’inanité de sa fin (armistice). Si son commencement remonte à des siècles, alors cette guerre n’a sûrement pas vraiment pris fin non plus. Son « commencement » n’apparaîtra pleinement que lorsqu’elle sera réellement terminée — grâce à une « autre victoire », peut-être ? C’est donc cela qu’il s’agit de suggérer, grâce à Hölderlin ?
Nous allons débuter par le poème « La Germanie » pour faire pressentir le commencement. Ce qui signifie : ce poème fait signe vers l’origine, ce qu’il y a de plus éloigné et de plus difficile dans ce qui, en dernier ressort, vient vers nous sous le nom de Hölderlin. Un fragment d’une poésie tardive nous transmet une parole de Hölderlin qui nous dit à quoi ressortit le poème « La Germanie », ce poème qui nous permet de débuter comme avec un indice :
Du bien suprême, je ne veux rien dire.
Fruit défendu, comme le laurier, est cependant
Avant tout la patrie. Mais que ce fruit,
Chacun y goûte pour finir.
Décidément, Mr Martin, que de détours tarabiscotés avant d’en arriver à « La Germanie ». Mais on voit où vous voulez en venir : vous allez nous montrer, avant même de nous le lire, ce que ce poème veut nous dire. C’est bien aimable à vous de nous proposer vos bons offices : car l’œuvre de Hölderlin, dites-vous, a beau « venir vers nous », son sens ultime n’en est pas moins ce qui dans cette approche se dérobe et s’éloigne le plus. Heureusement que vous êtes là, prêt à lever un peu le voile sur cette mystérieuse origine en citant un fragment des manuscrits de Homburg. Alors, cette origine, c’est… ah, la « patrie » ? Vraiment ? « das Vaterland » ?! Il est vrai, Herr Professor, que pour un poème intitulé « Germanien », on s’en serait douté !
Mais de quelle sorte de « patrie » s’agit-il au juste ?
La patrie, notre patrie la Germanie — ce qu’il y a de plus interdit, soustrait à la hâte du quotidien et au tapage de l’affairement. Le bien suprême et, de ce fait, le plus difficile ; le dernier, car, dans le fond, premier : l’origine passée sous silence. Dire cela, c’est déjà dire aussi ce que débuter par « La Germanie » ne signifie pas. Rien de maniable et de praticable ne sera proposé pour les besoins du jour, et l’on ne cherchera pas à faire valoir ce cours en donnant l’impression fâcheuse que nous souhaiterions procurer à Hölderlin une actualité à peu de frais. Nous ne voulons pas mesurer Hölderlin à l’aune de notre temps, mais au contraire nous placer, nous-mêmes et ceux qui viennent, à l’aune du poète.
Quelle étrange paraphrase nous proposez-vous là du fragment, Mr Martin ! Ainsi donc, la « patrie » ne serait autre que « le bien suprême » ? Mais que vient faire alors ce « cependant » du second vers qui, chez un Hölderlin très pindarisant, attire bien notre attention sur autre chose que le bien suprême ? La Muse qui parle ici — on le sait si l’on a lu les vers précédant ce « fragment » — n’a pas de raison, elle, d’appeler patrie ce dont elle affirme ne rien vouloir dire. Il s’ensuit que, même si J. Hervier [2], dans sa traduction, escamote cet adversatif pour mieux servir votre exégèse, il vaudrait mieux rester prudent sur ce « bien suprême » que la Muse refuse de nommer. Quant à la « patrie », la Muse avertit le poète : ce fruit défendu pourrait le faire chasser du paradis s’il le cueillait trop tôt. Manger du laurier, jouer les Pythies en entonnant un chant à la gloire du pays, ce serait recommencer la Chute, quitter cet Eden du pays natal que n’ont pas encore enfermé et dénaturé les hymnes nationaux. Quel est-il, alors, ce moment « final » où l’on souhaite que « tout un chacun » puisse enfin y goûter ? Ne serait-ce pas la paix, celle-là même dont la vision est proposée à la fin de « Germanien », justement ? Car il se trouve que ce poème — tant pis, nous en parlerons avant vous, Mr Martin — n’utilise pas une seule fois, malgré son titre et sa longueur, le mot « Vaterland » ; et que sa conclusion nous montre une jeune « Germania » occupée à concilier tout autour d’elle « les peuples et les rois », comme autour d’une table ronde où, « wehrlos », sans défense, sans armes, sans même penser à la guerre, elle tiendrait conseil.
Avec cette Germania qu’on imagine, au fil du poème, pieds nus et en cheveux, dans le simple appareil d’une belle beatnik au bois dormant qui a mangé trop de pavot, nous sommes bien loin du « combat » auquel vous nous conviez, Herr Professor, nous que vous appelez « ceux qui viennent ».
Nous ne lirons pas votre cours jusqu’au bout. Nous n’avons pas le temps pour ça : le quotidien et son tapage nous appellent. La paix, justement, n’est pas sûre. Alors nous allons emmener Germania avec nous, et vous laisser derrière nous comme un mauvais début. Pour éviter que ça ne tourne mal à nouveau.
Post-scriptum
Germaniste et traductrice, Véronika von Schenck enseigne l’allemand en classes préparatoires littéraires.