les nouvelles plumes musicales du journalisme arabe
par Pierre France
Dans un monde arabe étouffé par les contre-révolutions, difficile de desserrer l’étau, difficile de donner de la voix. Pourtant de nouvelles voix émergent, un nouveau journalisme, autour de projets collectifs comme Ma3azef. Réunissant artistes et écrivains venus de tout le monde arabe, ce site de critique musicale arabophone invente avec énergie de nouvelles façons de parler musique.
« Un jour j’ai écrit un statut Facebook à propos d’un musicien et de politique, un des éditeurs de Ma3azef est tombé dessus (parce qu’un ami commun l’avait partagé). Et de là ils m’ont contacté et m’ont proposé d’écrire pour eux ». Presque par hasard, Shady Lewis est ainsi devenu ces dernières années un des contributeurs réguliers de Ma3azef, un projet sans précédent dans le monde arabe : une plateforme d’articles et de playlists, entièrement arabophone dans ses contenus, consacrée à la critique de musique. L’œuvre de contributeurs disséminés aux quatre coins du monde arabe et même du monde. « C’est un projet unique et très spécial […] Avant ce site, on n’avait aucune plate-forme pour écrire, parler et discuter de musique en arabe. Ça a suscité la création d’un vaste réseau de contributeurs, de musiciens et d’un public ».
Sur le modèle du site Pitchfork, aucune différence n’est faite entre musiques savantes et populaires.
À l’heure où l’on s’interroge sur l’avenir de l’arabe littéraire [1], face à la poussée de l’anglais parmi les jeunes, un tel site Internet marche en apparence à contre-courant. Pourtant, loin d’être un site confidentiel, depuis sa création fin 2012 Ma3azef ne cesse de gagner en notoriété et en visibilité, tandis que son équipe s’élargit. D’une petite équipe de quelques personnes, il est passé aujourd’hui « à un noyau de cinq personnes, et plusieurs dizaines de contributeurs et relecteurs » selon Ammar Manla Hassan, le spécialiste du rock dans l’équipe, et l’un des principaux artisans du projet qu’il a rejoint en août 2015. Et le public suit : « En décembre 2015, on avait 40 000 personnes qui nous suivaient sur Facebook, maintenant 300 000 ».
Pendant que de grands quotidiens arabes comme al-Hayat [2] sont sur la sellette, ou que d’autres comme As-Safir [3] ont déjà disparu, Ma3azef détonne dans ce contexte de crise sans précédent de la presse. Plus encore, l’effervescence autour d’un tel projet rompt avec l’image d’un monde arabe saturé d’une atmosphère de mélancolie post-révolutionnaire, où la jeunesse serait désormais apathique.
les omnivores
Le projet affiche d’emblée une certaine malice dans son nom à double sens qu’explique Ammar, « D’une part cela veut dire l’usage d’instruments dans la musique. Mais d’autre part le terme a une valeur morale aussi [on pourrait le traduire par « musicoter »]. La différence entre « Ma3azef » et « instruments », c’est la même qu’entre sexe et adultère. Alors que les deux décrivent la même chose, le premier sens est purement descriptif, et le second décrit et condamne en même temps ». Un sens de la provocation douce, qui se retrouve dans le contenu des articles. Un dossier sur les chants (« anachid ») du djihadisme voisine ainsi avec un article sur Bob Dylan, ou l’histoire d’un synthétiseur historique (le Roland 808) [4]. Sur le modèle du site internet Pitchfork, devenu l’autorité en matière de musique rock et électro alternative dans le monde depuis les années 1990, ou bien d’un Alex Ross, le critique du New-Yorker, qui passe de Radiohead à Beethoven d’un papier à l’autre [5], Ma3azef promeut un certain type de plume omnivore. Aucune différence n’y est faite entre musiques savantes et populaires, et ce n’est ni celle, chargée et datée, d’un journalisme gonzo où le critique-rock se met lui-même en scène comme une star (à l’image de Rock’n’Folk en France), ni celle, au contraire très pauvre, de tabloïds centrés sur les stars et leurs moindres mouvements. Cette dernière forme d’écriture est largement dominante dans les pages cultures des journaux arabes aujourd’hui : même dans de grands titres réputés comme Al Akhbar, on parle surtout d’une star comme Georges Wassouf, un chanteur syrien à mi-chemin entre héritier des grandes voix et superstar, pour évoquer son passage dans un défilé de mode [6] sans jamais aborder sa musique.
Parfaitement à rebours d’une logique qui voudrait que le format exclusivement numérique du magazine le pousse plutôt à valoriser l’éphémère et les formats courts, Ma3azef privilégie les papiers longs, fouillés, avec la liberté d’être hors de l’actualité : à l’opposé de la majorité de la critique de musique, le site ne note pas les albums, et se place à l’écart de toute la logique de communication des maisons de disques et des artistes. En conséquence, la plume est parfois féroce, et les thématiques toujours inattendues allant du décorticage de la conception d’un morceau jusqu’à l’économie qui le fait circuler.
Plus encore, le projet relève un défi spécifique et inédit par sa façon de parler de musique arabe. Car la musique est depuis longtemps un sujet peu abordé dans la région : « au fond on a des choses sur le théâtre et les paroles d’un Ziad Rahbani [musicien libanais connu pour son militantisme politique], et pas grand chose sur sa musique. La musique, ça a toujours été le parent pauvre des pages culture. Les plasticiens, les architectes sont mieux intégrés au champ culturel arabe, ceux qui parlent de musique ont toujours été une tribu à part […] » rappelle Yves Gonzales-Quijano, spécialiste des pratiques culturelles qui tient le blog de référence Culture et politique arabe[ [https://cpa.hypotheses.org.]]. Il rappelle aussi qu’Edward Saïd, un des rares intellectuels de sa génération à avoir écrit sur la musique, a plusieurs fois souligné son incompréhension face à toute la musique arabe (populaire comme savante), à laquelle il préférait de loin la musique classique européenne [7].
Parler de musique sans faire de distinction a priori entre savant et populaire est un défi de taille dans le cas de la musique arabe, où quelques grandes figures intouchables (les divas comme Feyrouz) occupent tout l’espace légitime, pendant que les pop stars à clips apparues depuis les années 1990 sont aussi largement écoutées par la population que ramenées par les intellectuels à un simple phénomène économique. Ma3azef a ainsi inauguré une manière bien particulière de parler de musique arabe. « Lorsque l’on parle des divas, ce n’est pas de Feyrouz ou d’Oum Kalthoum… Mais plutôt de divas oubliées comme Wedad, Nahawand ou Ruba Al Jammal », souligne par exemple Ammar. Le site se fait fort de passer sans ménagement de la grande musique historique des années 1950 à ces stars oubliées, des pop stars du label Rotana [8] aux producteurs de hip-hop ou aux groupes de rock alternatifs actuels. En cela, c’est aussi un reflet des évolutions de l’écoute dans le monde arabe : on redécouvre désormais les grandes voix des années 1950 via Youtube [9], une plate-forme qui a rendu disponibles des musiques impossibles à écouter jusque-là (faute de rééditions), tandis que le rap (genre le plus écouté au niveau mondial) est l’une des musiques les plus dynamiques dans la région.
la politique en sourdine
Une autre figure imposée guette aussi le site, la question politique. Comme l’explique Maan Abu Taleb, l’un des fondateurs, dans une interview récente, « que le Guardian écrive sur la musique arabe ou Al Akhbar, c’est toujours, toujours, le message politique qui est discuté. Jamais la valeur artistique. C’est comme si, parce que vous étiez arabe, vous n’aviez pas le droit de faire de l’art. Seulement de faire des déclarations politiques » [10]. Dans son fonctionnement même, c’est une problématique qui touche par ricochet Ma3azef, puisqu’il est potentiellement beaucoup plus facile de demander des subsides en tant qu’outil de promotion de la démocratie plutôt que site de journalisme de musique indépendant. Un tel discours d’indépendance est ainsi lié à la possibilité de faire appel à de nouveaux partenaires, comme AFAC (Arab fund for arts and culture) [11], aujourd’hui l’un des principaux financeurs de la culture dans la région.
Dans son contenu ensuite, le projet se joue subtilement des attendus politiques, et a par exemple consacré un article à la musique de Georges Wassouf, souvent ramené ces dernières années à son seul soutien à Bachar al Assad. Il a aussi publié sur la musique en Israël [12]. « J’étais inquiet de l’accueil qui serait réservé à cette idée par l’équipe. Mais j’ai été très surpris de voir que ça avait été reçu avec beaucoup d’enthousiasme. J’imagine que ce qui compte c’est comment vous définissez “politique” », souligne Shady, auteur d’un article sur le musicien israélien Aris San. De fait, le site s’interdit surtout les clichés, mais n’a rien d’apolitique. Il revendique plutôt une certaine manière de l’aborder : « par exemple pour de nombreuses personnes, Ma3azef a été la première occasion d’interroger l’authenticité des musiques “nationalistes” ou “traditionnelles” ».
Si quelques précautions techniques ont été prises pour que le site ne soit pas bloqué, selon Ammar, le fait même de parler de musique est aussi par définition une niche à l’écart du politique : « Par rapport à la censure bien sûr, la situation est mauvaise, particulièrement dans des pays comme l’Égypte, mais les gens hors du monde arabe perçoivent ça de manière déformée. Il est moins probable pour un magazine consacré à la musique d’être attaqué… d’ailleurs nous sommes accessibles en Arabie Saoudite… Et l’on s’appelle pourtant Ma3azef ! ». Enfin, pour toute une partie de ces contributeurs, qui a connu de très près les révolutions arabes, c’est aussi une respiration bienvenue, une manière de se placer à l’écart d’une actualité qui les a épuisés.
un ouvroir d’arabe potentiel
Au-delà du contenu, le site est aussi un atelier de travail d’une ampleur inédite sur la langue arabe elle-même. Une langue « naturelle » sur certaines musiques, « parce que quelqu’un d’aussi complexe que Oum Kalthoum, par exemple, si vous écrivez sur elle en anglais, il faudrait tout expliquer » détaille Maan. Mais une langue qui pose en retour un défi inédit pour parler d’autres musiques, particulièrement pour un spécialiste du rock comme Ammar : « comment faire pour traduire un riff de guitare, un solo, un virtuose ? Les mots sont tous en anglais et n’ont jamais été arabisés ».
Ma3azef est ainsi un travail collectif de création d’un nouveau vocabulaire : « Nous avons un document que nous partageons entre les éditeurs et les contributeurs les plus fréquents […] et notre plus grand succès c’est que certains des termes ont été repris par les artistes. Il y a un rappeur jordanien par exemple qui a repris le terme de mastering — اتقام (itqâm) ». Ce travail de création s’accompagne aussi depuis 2015 de workshops online avec cours et conférences pour consolider et diffuser cette manière d’écrire sur la musique, « d’année en année le nombre de candidats augmente, on en a eu vingt l’année dernière », souligne enfin Ammar, qui espère un jour réunir physiquement les participants.
Ma3azef appartient à l’écosystème d’une nouvelle presse en ligne, à la croisée du journalisme narratif, du data-journalism, et même de la recherche universitaire.
Il ne s’agit pas d’ailleurs seulement de vocabulaire, mais aussi d’une manière d’écrire : derrière Ma3azef, se tient un projet plus large de renouvellement de la langue. Un certain nombre de contributeurs, à commencer par le fondateur Maan Abou Taleb, sont également écrivains, et à travers eux se joue une tentative ambitieuse de réinventer la figure du journaliste et de l’intellectuel arabe, quasi-inchangée depuis les années 1960. Il s’agit de se démarquer de la critique telle que la pratiquait la génération précédente, des hagiographies ampoulées, dans un arabe poétique et élitiste, rendant grâce aux idoles de l’âge d’or de la musique arabe, à l’image de l’hommage du grand intellectuel Talal Salman à la diva Feyrouz pour ses 80 ans en 2015. « Nous essayons vraiment d’instituer quelque chose de nouveau » complète Ammar, « y compris un nouveau public. Dans l’idéal on doit devenir le nouveau mainstream ».
Dans ce projet de renouvellement d’une langue et d’une posture, Ma3azef n’est pas seul à incarner ce nouveau type de journalisme, à rebours d’une presse arabe politique et généraliste [13]. Il appartient à l’écosystème d’une nouvelle presse en ligne, à la croisée du journalisme narratif, du data-journalism, et même de la recherche universitaire pour son aspect parfois très spécialisé : Inkyfada, Legal Agenda, Mada Masr, Jadaliyya, Al-Jumhuriya, etc. Des projets innovants de la presse contemporaine, avec lesquels le site entretient de nombreux liens (Mada Masr ayant traduit certains articles de Ma3azef en anglais, tandis que plusieurs contributeurs se retrouvent d’un site à l’autre). Tous ces sites travaillent en étroite collaboration et partagent une même préoccupation, celle de créer un modèle viable à long terme. Car le projet est pour le coup encore loin d’être autonome financièrement, et dépend de bourses pour le moment : « c’est un nouveau modèle pour tout le monde, on essaye de savoir ce qui marche encore, c’est un processus ouvert […] Dans le futur on pense à développer l’organisation d’événements ou à se lancer dans des publications », souligne Ammar.
une nouvelle scène musicale
Enfin, Ma3azef est également la voix d’une nouvelle génération de musiciens, comme Pitchfork a pu accompagner l’essor d’un nouveau rock alternatif anglo-saxon de la fin des années 1990. Un autre fondateur du projet, Tamer Abu Ghazaleh, est justement l’une des figures du Caire artistique, musicien comme d’autres contributeurs du site (Yassin Zahran ou Rami Abadir). Ces derniers évoluent dans une génération d’artistes qui se soucie elle aussi très peu des étiquettes de ce qu’elle écoute, et les envoie valdinguer à la première occasion dans ce qu’elle produit : pour quiconque se penche sur les artistes en vue aujourd’hui dans des villes comme Le Caire ou Beyrouth, on se réclame majoritairement des styles pointus et expérimentaux, « drone », « minimal », « ambient [14] », « math rock [15] » plutôt que des étiquettes folkloriques branchées comme « électro-chaabi ». Nombreux sont les artistes à ne pas du tout chercher à donner un quelconque aspect « arabe » à leur musique, parfois chantée en arabe, mais pas forcément arabe dans les sonorités. Toutefois depuis quelques années, l’intérêt pour la réappropriation de la musique arabe est de plus en plus grandissant parmi ces musiciens, et Ma3azef, en faisant connaître des artistes comme des musiques oubliées, n’est pas sans y participer.
Si le site est formellement né fin 2012, il prend son essor en partie avant les révolutions arabes, largement tributaires du développement d’Internet (d’abord sous forme de blogs et de forums), et témoin d’évolutions sociales qu’Yves Gonzales-Quijano ou bien encore Asef Bayat avaient patiemment décortiquées bien avant 2011 [16]. Au milieu des années 2000, une scène musicale avait émergé au Caire autour d’une plate-forme nommée Eka3 [17], créée par Tamer Abu Ghazaleh [18]. De nouveaux lieux et nouveaux labels (100 copies, Mostakell Records) ont alors bénéficié aussi de nouvelles institutions comme Al Mawred [19] ou (à nouveau) AFAC.
Les révolutions arabes de 2011 ont bien évidemment donné un coup de projecteur et d’accélérateur à cette dynamique, non sans y insuffler une part de clichés [20], mais on oublie désormais qu’elle continue à mûrir, et que les projets les plus intéressants commencent peut-être seulement à émerger. Ma3azef accompagne et nourrit aujourd’hui de fait le bourgeonnement artistique post-2011 de nouveaux pays comme l’Arabie Saoudite (où le site compte de nombreux lecteurs). Comme l’explique Diyya Azzoni [21], musicien et créateur d’un des premiers studios du pays « depuis environ cinq ans, il est possible d’organiser des concerts et d’enregistrer de la musique ». Fidèle à sa ligne, le site ne se transforme pas pour autant en simple promoteur de ces nouvelles scènes. Ses contributeurs sont des vigies patientes de la musique de qualité qui commence à émerger, mais ne se font guère d’illusion sur la potentielle fragilité économique et artistique de ces scènes. Car en général dans le monde arabe, « la production est encore limitée en qualité et en quantité. Pour écrire sur la musique, il faut encore avoir à disposition un matériau qui vous inspire », tempère ainsi Shady Louis. Les carrières artistiques restent précaires et l’heure est encore à l’expérimentation et aux interrogations.
De fait, finalement, ce qui rapproche le plus Ma3azef et ces musiciens, c’est peut-être avant tout une même condition géographique et sociale. Tout comme ces artistes, les contributeurs du site sont éclatés entre plusieurs pays, des deux côtés de la Méditerranée (Liban, Égypte, Royaume-Uni, etc.) ; ils circulent entre plusieurs espaces, passent d’une langue et d’une profession à l’autre : les double ou triple casquettes sont de mise entre artistes, journalistes, activistes, universitaires, etc. Tout comme les artistes improvisent des home studio et collaborent entre eux par le web, les contributeurs de Ma3azef n’ont pas non plus de bureau commun et se coordonnent virtuellement. Ammar Manla Hassan et Shady Louis ont même rejoint l’équipe par ce biais sans avoir préalablement rencontré quiconque de visu. En définitive, les uns et les autres cherchent un nouveau ton, un modèle financier, un modèle de carrière : à ce titre Ma3azef est plus largement le miroir d’une nouvelle génération d’élites intellectuelles et artistiques dans la région.
Post-scriptum
Pierre France est doctorant en sciences politiques. Il a réalisé une série d’articles sur la musique arabe pour Orient XXI et Middle East Eye.
Notes
[5] Alex Ross, Listen to This, XXX, 2015
[8] Label saoudien, propriété de l’homme d’affaire Walid Ben Talal, qui a redéfini le paysage de la pop arabe depuis les années 1990 en exerçant un quasi-monopole.
[9] Voir à ce sujet, notre article intitulé « Les archives sauvages de la musique arabe », Orient XXI, 14 décembre 2017, https://orientxxi.info/lu-vu-entend....