Vacarme 85 / Cahier

l’exposition « Al Musiqa », royaume du kitsch et de l’orientalisme

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Sur Ma3azef, webzine musical arabe, on peut lire parfois des billets d’humeur féroces. Cette critique de l’exposition Al Musiqa, récemment achevée à la Philharmonie de Paris, est le premier article d’une série de traductions de textes parus sur ce site et dont Vacarme se fera le relai. On commence donc par un compte-rendu à charge qui tranche avec l’unanimité médiatique qui a prévalu en France autour de cet événement. Critique virulente, forcément excessive, le texte soulève une question simple : pour ceux qui veulent parler du monde arabe sans évoquer islamisme, guerre et terrorisme, comment se prémunir des représentations rêvées, séduisantes et anachroniques, en un mot orientalistes ?

L’exposition Al Musiqa qui dur[ait] jusqu’au milieu du mois d’août 2018 à la Philharmonie de Paris part d’un certain nombre de bonnes intentions. Il s’agit tout d’abord d’une prise en compte des musiques arabes en tant que musiques pas vraiment étrangères aux sociétés occidentales, et qui gagnent à être comprises comme faisant partie d’un spectre allant de la musique arabo-andalouse jusqu’au raï. Ensuite, l’exposition entend tenir compte de ce qu’Edward Saïd écrivait sur l’orientalisme il y a une trentaine d’années déjà : les « personnes concernées », en tant qu’Arabes, ont été impliquées dans cette entreprise consistant à redonner ses lettres de noblesse à ces musiques, traitées manifestement avec respect. Par ailleurs, on note un certain nombre de bonnes idées dans le parcours de l’exposition, comme la salle de jeu et de lecture dédiée aux enfants, ou encore la présence d’œuvres d’art contemporain arabe traitant de près ou de loin de la musique.

Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions, comme le disent eux-mêmes les Français. L’exposition est ainsi saturée d’une esthétique kitsch avec une scénographie jamais vue sur ce point. On note d’abord les couleurs pastels et les motifs orientalistes traditionnels (la tente, le haut-parleur au dessus de ce qui semble être les arcades d’une mosquée), puis les tarbouches dispersés au long de l’exposition, ou encore les conserves de Nido [du lait en poudre], de sauce tomate, et de poulet dans les recoins. L’étoile octogonale est utilisée de manière répétée sur les cartels et panneaux d’exposition, tandis que des zelliges [carreaux de faïence] et des coupoles sont mis à disposition comme jeu de construction pour les enfants. Un peu comme si quelqu’un avait proposé à ces derniers, dans une exposition sur la musique britannique, de construire la ville de Londres en utilisant des éléments gothiques ou des colonnes romaines, à la place de gratte-ciels en verre. Quelles que soient les intentions ou le discours des commissaires d’exposition, le monde arabe est représenté visuellement et de manière permanente comme l’autre ou le prisonnier éternel de son passé.

C'est un peu comme si quelqu'un avait proposé aux enfants, dans une exposition sur la musique britannique, de construire la ville de Londres en utilisant des éléments gothiques ou des colonnes romaines.

Souffrant de limites techniques (il est nécessaire de brancher les écouteurs aux murs de manière archaïque pour écouter les extraits audio), l’exposition est par ailleurs pauvre en contenu : il n’y a pas, ou si peu, d’enregistrements, pas plus que d’instruments de valeur en dehors d’un oud du luthier Georges Nahhat — et non pas de Abdo, le plus fameux de la dynastie Nahhat — une pièce tardive de 1931. Surtout, l’exposition est traversée de problèmes conceptuels, qui reflètent ceux des organisateurs, aussi bien arabes que français.

Le premier problème concerne bien sûr l’amalgame entre l’Islam et le monde arabe. Les commissaires n’ont apparemment pas lu ce qu’Abderraouf Ouertani a écrit dans le catalogue de leur exposition, à savoir que les musiques arabes ne peuvent être assimilées à l’Islam. Le visiteur qui arrive dans l’exposition est pourtant accueilli par une chronologie en vingt-cinq dates, qui commence avec la mention du Prophète, puis se poursuit en débattant de la poésie de la Jahaliyya (période pré-islamique), des huda [1], et enfin de la période des Omeyyades et des Abbassides. Dans cette présentation des influences de la musique arabe, on ne fait que mention la Perse ou de l’Éthiopie. Et dans une autre salle, consacrée au soufisme (qui ne fait l’objet que d’une description superficielle, sur sa portée sacrificielle et les coutumes étranges de ses adeptes), on parle aussi des influences sub-sahariennes sur la musique arabe. Autrement dit, les responsables de l’exposition ne tiennent pas compte du fait que l’appellation musique arabe — ou plutôt les musiques arabes, en tant qu’ensemble de formes d’expressions nombreuses et variées comme le relève Ouertani — est avant tout une musique de peuples qui se définissent eux-mêmes comme arabes.

Cela veut dire qu’il est en réalité impossible de supposer que l’histoire de la musique arabe débuterait au Hejaz [2] avec l’islam, pas plus qu’elle ne peut se limiter à des influences extérieures au monde arabe (perse, ethiopienne, ou sub-saharienne), ni prendre le risque d’ignorer l’héritage levantin, byzantin, égyptien, copte, mésopotamien, maghrébin, berbère, etc, qui le précèdent d’un millier d’années et qui continuent à influencer ces musiques jusqu’à aujourd’hui. La musique n’est pas une langue, elle peut subsister et circuler même si l’on change de langue à la suite de guerres, ou que s’impose une langue de pouvoir. L’arabisation de la liturgie des églises orientales est un exemple limpide de ce phénomène. C’est ce que montre le cas des chants religieux juifs en hébreu, chantés en Égypte sur une musique qui ne diffère en rien de la musique égyptienne (voir par exemple le cas de Zaki Mourad [3].

Le second problème est lié au caractère français de l’exposition, qui dépeint au fond les préoccupations des organisateurs, plus intéressés par la situation des Algériens et des Marocains en France que par leur musique en tant que telle. De sorte que la plus grande salle de l’exposition est consacrée à la musique de l’immigration… en France seulement. On ne trouve rien sur les enregistrements de l’immigration arabe au Brésil et aux États-Unis de la première moitié du XXe siècle ou sur les communautés arabes en Espagne, en Grande-Bretagne, etc. Ce qui importe aux commissaires en fin de compte, c’est le quartier de Barbès à Paris, où se trouvent les enfants de l’immigration marocaine et algérienne, abordé via le souvenir des salles de spectacle qui y ont été fondées et de l’audience qu’elles ont eu pendant et après les guerres d’indépendance. Cheb Khaled ou Bachar Mar Khalifé, le fils de Marcel Khalifé, sont de leur côté présentés comme des drapeaux français agités à la face du monde, à croire que le sujet est la Coupe du monde de football [4]. Même si les organisateurs ont le droit d’introduire cette thématique, cet angle de vue limité est révélateur de l’étroitesse d’esprit et de la priorité donnée à l’objectif politique en lieu et place d’un objectif de connaissance qui serait cohérent avec ce que les organisateurs pensent faire et revendiquent.

Le troisième problème, là encore sans surprise, est celui de l’orientalisme et de l’utilisation éhontée d’auteurs arabes pour servir cette vision orientaliste, contredisant les explications des organisateurs qui se définissent comme non-orientalistes. Les Arabes comme non-Arabes ne se distinguent pas les uns des autres quant à leur vision orientaliste étrange et sur certaines facilités choquantes et inacceptables. La légèreté est visible dès la comparaison entre les versions arabe, française et anglaise, qui fait apparaître des différences sérieuses, comme lorsque le texte français et anglais parle de l’existence « d’éléments mélodiques » importants dans l’islam, l’adhan et le tajwid, alors que le texte arabe parle de l’importance des « compositions » [5]. Sur un autre plan, quand Anis Fariji aborde le sujet de la musique arabe contemporaine, c’est seulement à propos et à travers le regard de deux compositeurs, Zad Moultaqa et Ahmad Essyad, en laissant de côté de nombreux autres, dont les visions sont différentes. Et le problème est aussi celui de négligences de précision linguistique et historique. La commissaire de l’exposition, Véronique Rieffel, parle ainsi d’un Congrès de musique arabe du Caire qui aurait eu lieu en 1922 (et qui a eu lieu en réalité en 1932, à la suite de la révolution égyptienne de 1919 et de la maturation du processus d’indépendance politique vis-à-vis des Ottomans), tandis qu’ailleurs, en parlant d’un terme soufi, on confond deux termes arabes (« Chahat » et « Chataha »).

Plus encore, dans le reste du catalogue, que ce soit de la part des Français ou de compatriotes arabes, l’exotique, le superficiel et le kitsch sont omniprésents. Christian Poché rivalise d’ardeur pour raconter des balivernes dans un premier article sur le lien entre la musique et les chameaux, où il passe en revue des contes orientalistes, et dans un second article en forme de mensonge exotique, où il relate une histoire sans aucune preuve à l’appui, à propos des premiers taxis entre Damas et Alep et de chansons d’Oum Kalthoum qui auraient duré chacune quatre heures [le temps du trajet]. De son côté Nadia Maflah insiste sur cette fausse idée que Samia Jamal était chanteuse en plus d’être danseuse, décrivant aussi Abdel Halim Hafez comme le « Sinatra du Nil », et Farid al Atrach comme le « crooner au visage triste » [ndT : autant de banalités et de formules déjà mille fois entendues sur ces stars des années 1950].

La taille réduite des articles, très nombreux et très courts, empêche bien sûr à chaque auteur de procéder à une présentation développée de ses idées, mais rien n’excuse de telles facilités. Deux d’entre eux parviennent toutefois à avancer des idées valables : celui de Jean Lambert par exemple, consacré au Congrès de 1932 où l’expression même de « musique arabe » est née et a remplacé celle de « musique orientale », qui était à la mode jusque-là. Il relie cela aux développements politiques et au processus de construction d’une identité arabe, ainsi qu’un désir des musiciens égyptiens et arabes de s’éloigner de l’héritage ottoman tout en en conservant des formes de chant arabe comme les muwashshah [6]. Ce qui a suscité une tension avec les experts étrangers qui voulaient, de leur point de vue d’ethno-musicologues, conserver tout le patrimoine et les enregistrements, sans les faire évoluer. De son côté, Abderraouf Ouertani explique que ni l’islam, ni la langue arabe, ni même le système des maqams [7], ne suffisent pour connaître la musique arabe, dans une région qui comprend un mélange de religions, de communautés et de modèles musicaux. Il conclut comme Lambert sur l’idée que l’expression de « musique arabe » représente en fait avant tout « la volonté de construction d’une identité arabe » dans un cadre politique, historique et géographique donné. Et qu’au « lieu de se poser la question “qu’est-ce que la musique arabe” on devrait peut-être se demander pour qui la musique arabe est arabe ? ».

En définitive, même si Véronique Rieffel adresse ses remerciements à un grand nombre d’amis, dont une part sont arabes à en juger par leurs noms, ce n’est pas pour autant une exposition avec un « point de vue interne » et cela ne préserve pas du kitsch (au sens de vulgarité visuelle), ni de l’orientalisme. Encore moins de leur combinaison.

Post-scriptum

Éditeur et auteur pour le site Ma3azef, Fadi Abdallah est un écrivain et poète libanais. Traduit de l’arabe (libanais) par Pierre France, avec l’aide de Karim Arnaout et relu par Fadi Abdallah. Toutes les notes sont du traducteur. La version originale a paru le 9 mai 2018.

Notes

[1« Chameliers qui traversaient les vastes étendues désertiques en déclamant des mélopées appelées huda, dont le rythme était calé, dit-on, sur celui du pas du chameau », d’après le catalogue de l’exposition (p.13).

[2Région de l’actuelle Arabie saoudite, présentée comme le berceau de l’Islam.

[3Chanteur égyptien d’Alexandrie, connu dans les années 1920, qui a chanté en hébreux. C’est le père de la célèbre chanteuse Leïla Mourad.)

[4Référence à une phrase de l’introduction du catalogue de l’exposition (p. 5) « Bachar Mar Khalifé enorgueillit le drapeau tricolore ».

[5Le tajwid, littéralement le fait d’embellir, est une forme de récitation coranique, qui, pour avoir un grand nombre de règles et s’avérer musical à l’oreille, n’est pas une composition au sens strict puisqu’il est improvisé, et surtout il n’est pas censé être un chant.

[6Forme poétique datant de l’époque de la domination musulmane au sud de l’Europe et qui a donné une forme musicale correspondante.

[7Il s’agit du « système d’organisation des sons dans la musique arabe traditionnelle, pour créer des mélodies et improviser dans un certain cadre » (Oxford Dictionary of Islam). On ramène parfois la musique arabe à une science des maqams d’où la remarque de Ouertani.