#MeToo et véganisme : chair fraîche indisposée !

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Dans l’immédiateté des mouvements #Metoo, #BalanceTonPorc et aussi de la manifestation #Noustoutes, #Nousaussi, des points de vue critiques virulents se sont fait entendre. Au-delà de la joie de voir se lever le tabou du silence devant la domination quotidienne des femmes, très vite, des ajustements ont été proposés qu’il convient de décrypter aujourd’hui. L’autrice propose une relecture des critiques portées par un certain féminisme à la lumière de celles opposées au véganisme. Ainsi, il n’est pas certain du tout que ces mouvements fondent un néo-puritanisme même s’il ne faut pas s’interdire de rester attentives·fs, de conserver la vigilance. Quand le renouveau du féminisme n’échappe pas à la tension, décryptons la tension !

1. la goutte d’eau

Il y a des moments dans l’histoire où la goutte d’eau qui fait déborder le vase arrive enfin, sans qu’on comprenne pourquoi c’est elle et pas une autre qui fait tout déborder. L’affaire Weinstein est cette goutte d’eau. #MeToo est arrivé. Joie. On se dit qu’il y aura un avant et un après. Désormais, personne ne pourra plus violer, agresser, harceler, exploiter, dominer et soumettre impunément. Parce qu’il y a un « Nous Toutes » qui fait front. Enfin.

Et pourtant, il y a quelque chose qui résiste et qui n’est pas là où je l’attendais. Cette tension traverse mon entourage, sûrement le vôtre (vous-même sans doute aussi ?) Cette tension surgit dans l’intime.

Quand #MeToo émerge dans notre cercle d’amis, de famille, ou remonte des souvenirs passés.

Quand #MeToo se love dans notre lit.

Là, #MeToo deviendrait un risque, celui de perdre une liberté sexuelle chèrement acquise. Il engendrerait des dérives forcément totalitaires. En fait, #MeToo, serait aussi le cheval de Troie d’un renouveau du puritanisme, au sens où #MeToo entraînerait la condamnation de tous les plaisirs de la chair, celle de l’expression des désirs et une censure des pulsions. Il n’y aurait plus de sexualité qu’ennuyeuse. Il y a donc aussi l’idée selon laquelle la pensée première du mouvement cache une lame de fond dangereuse.

Et ce n’est pas fini.

Signe des temps, ce mouvement féministe advient au même moment qu’une ascèse militante qui vient remettre en question d’autres plaisirs, qu’on appelle communément « épicuriens » (même si une légende qui vient de Diogène Laërce fait d’Épicure un végétalien !), et qui a pour nom « véganisme ».

Là encore, certains défendent l’idée selon laquelle les véganes ont un but caché et dévastateur. On peut citer la récente tribune de Paul Ariès dans Le Monde daté du 7 janvier 2019, « J’accuse les végans de mentir sciemment » : « Le véganisme n’est pas seulement une production d’alimentation farineuse mais une machine à saper l’humanisme et à tuer une majorité d’animaux. » [1]

Enterrement du libéralisme et de l’humanisme ? Chute et fin de la jouissance sans entrave ? La preuve avec #BalanceTonPorc qui, bien malgré lui, fait écho aux deux mouvements. Ainsi, Thierry Hoquet de tacler : « Quant au cochon, il faut le balancer ou le laisser vivre, oubliant tout ce qu’il nous apporta de succulent, le régal que chaque partie de son corps constitua pendant des siècles. » (Libération, 18 avril 2018)

Loin des radicalismes existants au sein de ces deux mouvements comme dans tous les mouvements politiques, des durcissements moraux et sectaires — que ce soit la tentation cyborg, la relativisation de la dignité de certains groupes humains, l’essentialisation des femmes –-, il y un nœud à explorer entre féminisme et véganisme. Il s’éclaire en questionnant l’accusation commune qui leur est faite d’être puritains.

2. un nouveau néo-puritanisme ?

Le 14 octobre 2017, s’est répandu le hashtag #BalanceTonPorc, un jour avant que le mouvement #MeToo ne soit lancé par l’actrice américaine Alyssa Milano. Un an après, voici le décompte :

  • #BalanceTonPorc : 930 000 tweets
  • #MeToo : 17,2 millions de tweets [2]

Ces deux expressions cristallisent toujours autour d’elles une tension énorme, servant d’épouvantail pour attaquer un mouvement féministe revivifié. On pense notamment à la tribune défendant « la liberté d’importuner » dans Le Monde [3], ainsi qu’un numéro de la revue Lignes dont le titre est à lui-seul très évocateur : « Puritanismes, le néo-féminisme et la domination » [4].

Il y a dans tout cela des arguments de personnes privilégiées très bien décortiqués par l’historienne Laure Murat, dans son livre Une révolution sexuelle ? Réflexion sur l’après-Weinstein [5].

Je vous le résume si vous n’avez pas encore la chance de l’avoir lu. Pourquoi choisir #BalanceTonPorc quand on pourrait gentiment dire #MoiAussi ? D’abord, parce que c’était un jour avant. Ensuite parce qu’il y a une particularité là-dessous : la célèbre séduction à la française défendue par Mona Ozouf [6], Jean-François Kahn et toute personne jugeant qu’il n’y a pas « mort d’homme » dans l’affaire DSK. C’est dans ce contexte, où le savoir-vivre à la française doit être défendu à tout prix (de même que la gastronomie française est inscrite au patrimoine de l’humanité), que débarque #BalanceTonPorc. « Comme si le “séducteur” français devait soudain être sanctionné et animalisé avec la violence dégradante qui convient aux coupables protégés par la complaisance du système, écrit Laure Murat. L’agressivité de la formule sonne curieusement le glas de représailles trop longtemps différées ».

Si #BalanceTonPorc n’est certes pas sympa pour les cochons, il souligne cette duplicité de la personne visée. Comment cela se fait-il que vous ne vous soyez pas rendu compte que tel homme était un agresseur ? Pendant tout ce temps-là, le masque de Don Juan cachait une tête de porc et vous ne voyiez pas les ficelles. Bas les masques ! Or, les critiques qui visent #BalanceTonPorc partent du principe qu’il existe des armes juridiques et politiques suffisantes pour que les victimes se défendent.

C’est tout à fait faux.

Il y a deux ans, j’ai balancé un porc. Pas le mien, celui d’amies. Je l’avais balancé auprès de nos ami·e·s commun·e·s pour leur faire comprendre pourquoi je ne viendrais plus aux soirées s’il était là, ce porc. C’était lui ou moi, puisque ses victimes avaient déjà été plus ou moins radiées du groupe. Je ne vais plus aux soirées.

Balancer était la seule chose possible, et c’était une leçon de courage (avec de grands moments de honte déjà écrits dans Vacarme [7]). Dans King Kong Théorie, Virginie Despentes raconte deux viols. Un très violent dont elle est victime. Un dont est victime une amie à elle. C’est le second et non le premier qui la fait se révolter. Là, elle dit à son amie de porter plainte, ce qu’elle n’avait pas envisagé pour elle-même. Croire que les victimes ont toutes les armes pour se défendre avant, pendant et après le viol, c’est ne pas savoir ce qu’est un viol. Un viol, c’est d’abord et surtout un violeur qui :

  • Avant : choisit ses victimes, la plupart du temps dans son entourage, les choisit faibles et ­discréditées dans le groupe, ou alors qui les affaiblit et les discrédite lui-même (les choisir dans une ruelle où elles ne devraient pas être c’est aussi les discréditer) ;
  • Pendant : les fige dans un état de sidération –- par ailleurs mécanisme de survie -–, les drogue, les menace (physiquement ou psychologiquement) ;
  • Après : les rend responsables (tu le voulais au fond, tu sais), minimise l’acte (on était tous les deux bourrés) ou pose le sceau du secret avec chantage à la clé.

Pourquoi choisir #BalanceTonPorc quand on pourrait gentiment dire #MoiAussi ?

Voilà pourquoi l’accès à la justice est difficile. Faire entrer la possibilité de la plainte dans le logiciel de la victime n’est pas facile dans cette culture du viol, et je ne parle même pas de la formation des gendarmes, policiers et magistrats.

De fait, mes amies n’ont envisagé la plainte qu’une fois le porc balancé. Heureusement pour lui, il y a prescription, mais ça c’est une autre histoire (ou pas).

Et, bizarrement, balancer est une forme de solidarité. Demandez autour de vous. Souvent les victimes vous diront qu’elles font ça pour éviter les prochaines. Pas pour elles.

En France, il faut donc faire tomber le masque du séducteur en plus de celui de l’agresseur. Un agresseur qui saura toujours vous faire douter, car le doute fait partie du moyen de discréditer la victime. Si le doute est à ce point omniprésent, on peut se poser la question de la possibilité pour la justice de condamner les agresseurs·euses, étant donné aussi que le doute bénéficie toujours à l’accusé·e (il ne s’agit pas de remettre en cause ce fondement de la démocratie mais de réfléchir sérieusement à des outils juridiques, culturels et politiques pour questionner cet état de fait).

Quand ça nous touche de près (famille, ami·e·s, ex…), c’est un doute extrêmement dur à questionner. Il implique qu’on ait été dupé·e. Et personne ne veut avoir une monstruosité si proche de soi. Or, il faut prendre ce doute au sérieux parce que dans l’écrasante majorité des cas l’agresseur ou l’agresseuse fait partie de l’entourage de la victime (en France, dans 80 % des cas). Donc si vous êtes dans l’entourage de la victime, vous êtes dans celui de l’agresseur (dans 94 % des cas l’agresseur est un homme).

Pourquoi « balancer » ?

Vocabulaire de flic, vocable de collabo ? Chère âme sensible, tu pensais réparer une injustice et te voilà taxée de pratiquer un usage illégitime de la force policière et de rappeler les heures les plus sombres de l’histoire de France ! « Quel rapport y a-t-il entre livrer son voisin juif à l’occupant […] et signaler un comportement qui porte atteinte aux personnes ? », questionne Laure Murat, qui souligne le lien entre ces accusations de délation (confondue avec de la dénonciation) et « l’allergie française au rôle de whistle blower (lanceur d’alerte) ». Mais, bon sang, il y a tout de même un gouffre entre la dénonciation d’une injustice et le fait de condamner une personne aux camps de la mort !

3. retour à la morale

Plus largement, derrière l’accusation de puritanisme, il y a la crainte du retour de la morale. Morale contre laquelle les mouvements féministes et homosexuels se seraient battus dans les années 1970. Jouir sans entrave serait jouir loin du carcan de la morale. Il en va de même de la jouissance gustative qui accompagne la consommation de viande, privilège anciennement réservé aux riches et qui s’est, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, démocratisé.

Sur le premier point, permettez-moi de citer longuement Laure Murat :

« La liberté de disposer de son corps, le droit à la contraception et à l’avortement, la reconnaissance des sexualités non procréatrices et non conjugales sont autant de conquêtes de l’émancipation féminine. Les résistances politiques sont encore assez nombreuses néanmoins pour freiner l’égalité, notamment en matière de salaire ou de partage des tâches domestiques, comme l’a montré récemment le retour du concept de “charge mentale”. Si bien que la révolution sexuelle a beaucoup profité… aux hommes, dont les relations avec les femmes ont été facilitées, sans pour autant qu’ils perdent leurs privilèges. C’est ici un point aveugle à considérer : si les femmes ont (péniblement) acquis un certain nombre de droits, les paramètres essentiels de la domination masculine sont demeurés les mêmes.

Les travaux de Michel Foucault sur la sexualité ont par ailleurs montré que la réduction des interdits (lois, censure, etc.) est proportionnelle à une augmentation du pouvoir et du contrôle sur des corps : le “discours libérateur” est un procédé déguisé d’aliénation. »

Le terme « morale » fait écran à une inégalité persistante. Cependant, il ne recouvre plus le même champ. Là où, il y a cinquante ans, la « morale » était une transcription des privilèges octroyés par le patriarcat aux hommes et symbolisait le contrôle du corps des femmes, ce qui est attaqué aujourd’hui comme un prétendu puritanisme, c’est la remise en cause de ces mêmes privilèges. Ce qui est taxé de morale, c’est en fait l’exigence qui prône d’une part, la reconnaissance des femmes comme sujets des rapports sexuels et la prise en compte de leur désir dans un rapport égalitaire, et d’autre part, une responsabilité des partenaires sur ce point. Et, comme c’est toujours le cas en matière de privilège et de rapport de pouvoir, le terme « femme » peut, bien entendu, être remplacé par celui de « dominé·e ».

#BalanceTonPorc et #MeToo sont des outils de lutte utilisables par n’importe quelle personne : femme blanche, de couleur, voilée, personne homosexuelle, transgenre, etc. Quand on regarde, comme nous invite à le faire Laure Murat, la composition et le propos du mouvement Time’s Up qui s’inscrit dans la lignée de #MeToo, on voit qu’ils sont clairement intersectionnels :

« Intitulée Dear Sisters, la déclaration d’intention de Time’s Up, née à la suite du message envoyé aux actrices par un syndicat représentant 700 000 agricultrices, apporte non seulement son soutien aux femmes agressées sexuellement mais à toutes les femmes exploitées, et réclame notamment une meilleure représentation des femmes de couleur, immigrantes, handicapées, lesbiennes, transgenres, dont les expériences “sont souvent significativement pires que celles de leurs congénères blanches, cisgenres et hétérosexuelles”. » À l’inverse, les opposant·e·s à #BalanceTonPorc en France, forment « un petit groupe d’intellectuelles […] et de professions libérales […] ainsi que quelques artistes et actrices, représentantes, à l’écrasante majorité, d’une certaine intelligentsia hétérosexuelle blanche. D’un côté, la dénonciation d’un système politique et d’une structure d’oppression appelant à un sursaut collectif, militant et organisé ; de l’autre, la revendication bourgeoise d’une liberté individuelle face aux “accidents” de la “galanterie” et aux “risques” du libertinage. »

Alors, est-ce que c’est étouffer son corps et ses pulsions (qui seraient notre part animale) que de choisir d’écrire à quatre mains (ou plus) la chorégraphie libre des désirs et plaisirs ? Plutôt que de jouer sans fin un solo où l’instrument est dit, voire se dit, consentant ?

J’en doute.

4. et le véganisme dans tout ça ?

Quant aux veaux, vaches, cochons, et au refus de les manger, de les maltraiter, s’agit-il vraiment de rejeter notre corps et ses pulsions ? Une partie du mouvement végane s’accommode de l’artificialisation de l’humain commune au mouvement transhumaniste : l’humanité trouverait son salut, et celui de la planète au climat réchauffé, dans l’augmentation technologique du corps, créant ainsi un monde encore plus inégalitaire où seul·e·s les riches pourraient bénéficier de ces nouvelles technologies. Mais je fais l’hypothèse que ce n’est pas la tendance générale. Il en va plutôt d’une éthique personnelle et d’un choix politique.

Un monde où règnerait un abattage éthique des animaux est tout bonnement une illusion qui permet au système de se maintenir.

Il s’agit d’un arbitrage entre un plaisir immédiat et la prise en compte de la souffrance que j’inflige par ricochet à un animal. Il y a un renoncement immédiat, mais ce n’est pas un rejet du corps et de ses pulsions. L’argument de la pente glissante qui nous emmènerait vers un monde sans animaux (animaux tués par milliards à présent) ne tient pas. Car le rapport de pouvoir actuel est radicalement inverse. Dans l’immédiat, un monde où règneraient un bon traitement et un abattage éthique des animaux est tout bonnement une illusion, voire un rêve qui permet au système de se maintenir. Là est le problème qui pousse le mouvement végane à une éthique radicale.

5. pistes pour l’avenir

Derrière ces oppositions au véganisme et à ce féminisme, deux points fondamentaux émergent : la peur intime d’être (considéré·e comme) un agresseur ou une agresseuse et la question du seuil de violence que l’on accepte collectivement.

La peur d’abord.

Intéressons-nous à celles et ceux qui ont peur d’être dénoncé·e·s, à tort ou à raison, puisqu’il est si facile, selon eux·elles, de balancer. Peur de l’erreur judiciaire. Peur de la justice rétroactive aussi. Une peur légitime pour la simple et bonne raison que nous nous sommes toutes et tous construit·e·s dans cette culture qui permet, voire incite, les hommes à être des agresseurs. Un bon mâle reste un mâle dominant et la fille l’a toujours cherché. Peut-être aussi que certains se rendront compte qu’ils se feraient balancer à raison aujourd’hui car ils ont grandi à une époque où le consentement n’était pas une question [8].

Et si les cartes sont brouillées entre le harcèlement et la séduction, comment savoir où est la limite du mal ? Comment savoir si je marche sur la ligne de crête, si je suis du bon côté de la montagne, ou si j’ai versé du côté obscur ?

Rappel intempestif et nécessaire : les faits montrent qu’il y a peu de chances d’être accusé à tort. Parce que, pour notre société, le viol reste un fait banal et très peu condamné (a fortiori les agressions sexuelles et le harcèlement). « Il y a très peu de risque à violer une femme en France », résume Noémie Renard, essayiste féministe [9], dans le podcast délicieusement nommé Les Couilles sur la table[ [http://soundcloud.com/lescouilles-p....]]. Seul 2 % des hommes sont condamnés, sachant que la victime porte plainte dans seulement un cas sur dix.

Prenons un exemple pour aborder cette peur. Si on ne peut plus mettre une main sur une cuisse, toute indication de son désir à l’autre serait alors prohibée ? Et donc le désir tout entier mourrait et la liberté sexuelle avec lui ?

Discutons.

La séduction se joue à deux. Imaginons que vous mettiez une main sur un genou, si on est dans la séduction, il se sera passé des choses auparavant : des échanges de regards appuyés, des mots. Il se peut que vous ayez mal perçu ces regards, la personne aura un langage corporel qui signifie un retrait, même si ce n’est pas explicitement formulé. En prêtant attention aux signes, vous comprenez. Vous vous excusez, vous arrêtez. Si vous n’avez pas tout imaginé et que la réciproque est là, la séduction tâtonne pour vérifier que l’autre est ok. Si vous ne vous souciez jamais du désir de l’autre, et continuez malgré des signes de recul (à moins que ne vous souciez pas de chercher ces signes), alors vous êtes clairement dans l’abus.

Se questionner sur le désir véritable de l’autre (et non sur celui qui nous arrange), questionner l’autre sur son désir, passer en revue les facteurs qui pourraient empêcher la personne d’être sincère... tout cela diminue le risque d’agresser et donc de se faire balancer plus tard. Trouver les clés pour dissiper cette peur, c’est permettre à beaucoup d’hommes de s’engager sur un pied égalitaire auprès des femmes pour lutter contre d’autres formes de domination.

Cette introspection, les femmes doivent aussi la faire leur, car elles se trouvent aussi parfois dans des positions de pouvoir. Cette prise de conscience mutuelle du véritable désir de l’autre passe alors notamment par la déconstruction des idées toutes faites sur la masculinité, par exemple celle qui veut que les hommes ont tout le temps envie de rapports sexuels. Les femmes non plus ne doivent pas intimer à un homme des relations sexuelles. Il importe réellement de repenser le rôle de chacun·e après le patriarcat. De même que Frantz Fanon appelait à une décolonisation qui ne reproduise pas les rapports de pouvoir capitalistes, il est important de ne pas reproduire ceux de la domination masculine.

En accédant à des postes de pouvoir, les femmes ont aussi un impératif à tenir, qu’elles soient actrices, universitaires ou ministres.

Homme ou femme, quand on est dans une position de pouvoir, on ne doit pas faire comme si ce n’était pas le cas, quand bien même on ne formule pas de chantage, quand bien même l’autre personne « a l’air de consentir ». Ici, je m’adresse aux moniteurs d’auto-école, à tous les détenteurs ou détentrices de l’autorité, managers, chefs, directeurs de thèse, profs. [10]

Le seuil de violence.

Dépasser la peur d’être un agresseur oblige à : questionner ses actes, se rendre compte du privilège qu’on peut avoir, puis agir ou justement ne pas agir en conséquence, car on a alors conscience de la violence qu’on peut exercer sur les autres. Prendre conscience de cette violence auparavant tolérée par notre culture patriarcale peut donc permettre d’abaisser collectivement le degré de violence accepté dans toute la société. Or, la question du seuil de violence tolérable est justement au centre du mouvement végane. Celui-ci prône un seuil très bas, et la fin de la souffrance animale qui a été poussée à son paroxysme par la société industrielle et le néolibéralisme. Cette remise en cause n’a qu’une portée infime actuellement. À la différence de #MeToo qui semble avoir réussi à faire basculer une partie de l’opinion et de la société, l’affaire Weinstein a été cette goutte d’eau qui a fait déborder le vase, que les révolutionnaires attendent toujours : un seuil est franchi et la population se lève contre l’inacceptable.

D’autres gouttes d’eau sont attendues : les personnes qui luttent pour l’accueil des migrant·e·s, le droit au logement, ou contre la famine en savent quelque chose. Pour l’instant ces violences restent en-deça d’une sorte de seuil de tolérance. C’est cet axe de lutte, plutôt que le repli dans la peur du puritanisme, qu’il faut creuser.

En décalant ces seuils, on pose les jalons d’une morale. Une nouvelle morale : c’est la manière dont les mouvements de luttes des minorisé·e·s remettent continûment en cause la norme dominante. La norme patriarcale, la norme capitaliste.

Je glisse ici une parenthèse pour vous conseiller l’écoute du podcast d’Anouk Perry Retrouve ton porc, sur Arte Radio [11]. L’homme qu’elle retrouve fait ce parallèle : il est devenu végétarien et ça l’a aidé à se rendre compte de ce qu’il lui avait fait subir. Anouk Perry se sent « comme un bout de viande » devant ce parallèle, mais il est intéressant de constater qu’un même mouvement a créé une prise de responsabilité à plusieurs niveaux chez cet homme quant à la souffrance qu’occasionnent ses actes chez « les autres ».

Notes

[5Laure Murat, Une révolution sexuelle ? Réflexions sur l’après-Weinstein, Stock, 2018.

[6Mona Ozouf, Les mots des femmes. Essai sur la singularité française, Fayard, 1995.

[7Adèle Ponticelli, « Courage en cauchemars », Vacarme 75, printemps 2016, courage en cauchemars.

[9Noémie Renard, En finir avec la culture du viol, Les Petits Matins, 2018.

[10http://youtu.be/oL2IQmRhklc : une youtubeuse raconte comment son prof d’art plastique a voulu coucher avec elle, son témoignage totalise 2,5 millions de vues.