Vacarme 86 / Cahier

carnets de repérages États-Unis, avril-octobre 2018

par

27 avril 2018. Je pars rejoindre ma fille Emma à Atlanta après avoir assisté à la projection de mon film Les Silences de Cuthbert [1] à Cuthbert même, ville rurale du sud-ouest de la Géorgie (États-Unis). Un long voyage en voiture se profile. Direction San Francisco via Chicago. Un itinéraire de détours et de trajets compliqués à l’image de notre projet : un film en coréalisation.

Emma a organisé les étapes à partir de ses contacts militants. Notre première escale sera Asheville en Caroline du Nord et un camp d’action ouvert aux trans, féministes et gender variant, TWAC. [2]

en route pour la Caroline du Nord, voiture

Notre projet de film est encore embryonnaire, il tient en quelques mots : confronter nos regards et nos générations sur un même objet avec l’idée — initiale — de trouver un lieu qui nous intéresse et de s’y arrêter. J’ai pensé un moment aller à Detroit… Impliquées toutes les deux très différemment dans les méandres politiques et sociaux de notre monde, il sera question d’engagement, de militantisme, de luttes locales, globales…

J’exprime mes doutes sur la coréalisation, même avec ma fille chérie. Ma seule expérience de ce genre n’a pas été très concluante. De son côté Emma n’est pas sûre de vouloir apparaître à l’image. Elle mentionne un documentaire tourné à Notre-Dame-des-Landes dans lequel les visages n’apparaissent pas. Elle a apprécié cet anonymat. Mes principes de cinéma direct frémissent.

Quoi qu’il en soit, nous tombons d’accord pour ne pas sortir la caméra aux rencontres de TWAC. Il est clair pour toutes les deux qu’il faut gagner la confiance de nos personnages avant de les filmer.

une maison communautaire dans les Smoky Mountains, Caroline du Nord

Une petite centaine d’activistes trans, féministes, queers de cette partie ouest des States se sont donné·e·s rendez-vous pour un week-end de discussions, réflexions et ateliers. Nous sommes accueillies dans une grande maison communautaire près d’Asheville, en bordure des montagnes appalachiennes.

Ayant largement dépassé la moyenne d’âge ambiante, je me sens décalée et j’ai du mal à m’intégrer aux discussions, tout en restant curieuse d’approcher différemment Emma et son monde.

Beaucoup campent et s’entraînent à grimper aux arbres, anticipant les tree-sits dont iels feront le récit dans les ateliers. Ces occupations d’arbres — et plus largement les luttes environnementales contre la dévastation générée par les pipelines et autres gazoducs — mobilisent depuis quelques années les militant·e·s états-unien·ne·s. En Caroline du Nord et en Virginie, iels tentent de bloquer les travaux d’aménagements de l’Atlantic Coast Pipeline, un gazoduc censé traverser des montagnes que les activistes érigent en biens communs ou des terres occupées majoritairement par des Africain·e·s-Américain·e·s.

L’atelier se termine sur la manière dont les militant·e·s évitent le burn out ce qui m’étonne et me ramène au militantisme des années 1970 quand cette question n’était pas à l’ordre du jour. C’était même plutôt le contraire, l’exploitation sans vergogne des bonnes volontés (en tout cas dans le groupuscule marxiste-léniniste que j’ai brièvement fréquenté).

Asheville, Caroline du Nord, les confins de la ville

Nous sommes hébergées chez Mary, qui répond au pronom they, ramasse des herbes sauvages et se revendique sorcière. C’est ici qu’Emma commence mon éducation au bon usage des pronoms : iels-they pour qui ne veut pas être assigné·e à un genre, elle-she pour celle qui se sent femme même si elle affiche une apparence très masculine. Je m’emmêle dans les usages, on se dispute, et à la fin du voyage je ne serai toujours pas au point, ce qui me vaudra quelques maladresses embarrassantes. Comme avec Margaret, par exemple, performeuse auteure [3] anarchiste, qui donne son accord pour qu’on filme son concert punk gothique bien que je m’obstine à lui donner du « il ».

Un après-midi où nous étions en balade à Asheville, Mary a vu un petit ourson brun fouiller les poubelles devant sa maison.

Asheville quartier ouest

Nous avons rendez-vous à Firestorm, grande librairie anarchiste qui accueille, entre autres, les réunions de l’Anarchist Black Cross, un collectif de soutien aux prisonnier·e·s qui leur envoie livres et lettres, fête les anniversaires, publie leurs textes dans des fanzines, organise ou épaule des grèves lancées depuis les prisons, par exemple la grève nationale en 2016.

Firestorm, arrière-salle

Assise dans la salle de projection au fond de la librairie, L., mèche dans l’œil et piercing à la lèvre, raconte devant la caméra la gestion collective du lieu ouvert il y a une dizaine d’années. L’existence de Firestorm est aujourd’hui menacée par la mairie qui invoque le programme hebdomadaire d’échange de seringues [4] mené par le Steady collective [5] à Firestorm pour l’accuser d’être un shelter — refuge — pour les sans-abris en violation du zonage administratif de la ville. Depuis l’évacuation des rives du fleuve où les SDF avaient établi leur campement, nombre d’entre eux traînent devant la vitrine, utilisent les toilettes de Firestorm ou s’installent dans les fauteuils accueillants du coin lecture. Ces sans-abris font de l’ombre aux volontés expansionnistes des édiles municipaux qui tiennent à maintenir la stupéfiante mutation de cette petite ville passée en dix ans de 60 000 à 90 000 habitant·e·s, une des plus importantes expansions démographiques du pays.

Margaret se revendique de l’anarchie, qui signifie ici une vie en tension, politique, ouverte, complexe.

Outre la beauté des montagnes appalachiennes, Asheville, édifiée sur des terres cherokees qui ont une tradition pointue de médecine par les plantes, attire des chercheur·e·s intéressé·e·s par la médecine naturelle comme des activistes de l’environnement. Les jeunes viennent étudier les plantes dans les universités locales et y restent. Des militant·e·s s’y établissent quand iels cherchent à se poser quelque part, à avoir des enfants… Margaret, qui vit ici depuis quelques années après des pérégrinations autour du monde, se qualifie elle-même avec un demi sourire de retraitée du militantisme.

Margaret se revendique de l’anarchie qui signifie ici, d’une manière largement partagée, une vie en tension, politique, ouverte, complexe plutôt qu’une appartenance organisationnelle ou une identité enfermante.

un soir à Firestorm


Projection devant une dizaine de spectateurs et spectatrices. C’est l’occasion de creuser la problématique de gentrification évoquée par L. Cette mobilisation rassemble des activistes de tous bords. Nous la retrouverons dans chaque ville traversée au cours de notre voyage. Détroit en est un bon exemple déplié dans cet épisode de Trouble que nous regardons, #12 There goes the neighborhood (« Ainsi va le quartier »), gentrification, une guerre de classe [6]. Le débat qui suit revient sur la gentrification accélérée d’Asheville — est-ce une des raisons du peu de Noir·e·s dans les rues ou dans les cercles de militant·e·s anarchistes queers ?

Margaret m’interpelle et j’évoque mon quartier du haut Montreuil où la prolongation de la ligne 11 du métro participe de cette vague mondiale de gentrification débutée dans les années 1960.

en voiture pour la Virginie

Je suis étonnée par la blanchitude des cercles militants d’Asheville mais aussi par leur forte sensibilité à la mixité queer et trans. Une nouveauté intéressante pour moi. Nous regrettons que la réunion hebdomadaire à Firestorm du groupe de parole qui travaille sur la suprématie blanche ait été annulée. La question politico-sociale de la racialisation nous interpellant toutes les deux. Mon film en Géorgie creusait la question des rapports entre communauté blanche et noire dans la petite ville rurale de Cuthbert. Emma est très motivée pour réfléchir sur les privilèges des blancs et le système d’oppression, de souffrances qu’il génère, une problématique qu’elle me renvoie avec obstination et dont je commence à mesurer l’importance.

Nous tombons d’accord sur la forme film itinérant. Est-ce seulement notre intérêt commun pour le voyage qui nous pousse vers le road movie ? Ne s’agit-il pas aussi d’y expérimenter une forme en mouvement qui se prête mieux aux détours de notre recherche politique et de notre enquête générationnelle ?

Le tree-sit de Nutty : « 42e jour, toujours là ! »
Photo Marion Lary

le monopod à Roanoke en Virginie du Nord

Une voiture de police contrôle les entrées de la piste des Appalaches qui mène au camp des contestataires du pipeline. Nous passons sans encombres ni questions.

Après une heure de marche dans la forêt en suivant des rubans rouges, nous arrivons au tree-sit. Depuis 42 jours (elle tiendra 13 de plus), cette femme, Nutty, occupe une plateforme installée entre deux arbres à 15 mètres de hauteur. Elle a positionné son minuscule plancher de façon à bloquer les travaux qui creusent la montagne pour y installer le gazoduc prévu jusqu’à la côte atlantique de la Virginie. C’est un succès. Ingénieurs, ouvriers et personnels sont immobilisés. Un camp de militant·e·s s’est établi à 50 mètres (limite imposée par la police) pour la soutenir et l’aider à résister. Impossible de rejoindre la plateforme pour la ravitailler sans se retrouver en prison. Emma propose à Nutty d’enregistrer un message à diffuser sur FPP [7] une radio associative parisienne. Pendant qu’elle réfléchit, j’apprends, au fil d’échanges avec un apprenti acupuncteur qui me parle de son engagement contre la crise des opiacés, que 22 vétérans américains des guerres d’Irak et d’Afghanistan se suicident quotidiennement.

Un peu plus tard, nous enregistrons le communiqué de Nutty délivré par un mégaphone. Un moment intense.

en voiture vers Bloomington

Debrief sur le tree-sit. J’ai été touchée par la détermination de cette femme installée sur son minuscule plateau depuis plus d’un mois. Emma est plus réservée sur l’engagement dans une mobilisation environnementale qui rassemble des gens très — trop — différents. Elle aspire à plus d’intérêts communs et partagés dans les combats qu’elle investit.

Comment filmer et restituer nos regards divergents sur les luttes ?

Nous reparlons de notre projet. Emma voudrait réaliser un outil qui aide les mobilisations et les militant·e·s. Montrer la réalité, réfléchir sur nos vies, et comment on lutte ensemble.

De mon côté je n’ai pas envie d’un film tract, ni d’un catalogue des luttes. J’aimerais éviter des formes de pensées trop prévisibles, même politiquement correctes.

Un accord se profile à l’issue de la discussion, qu’en sera-t-il dans la réalité du travail de réalisation ? Réussirons-nous à dépasser, ou déplacer, nos désaccords ?

Bloomington downtown

Une salle au sous-sol de la bibliothèque de Bloomington (Indiana), une ville universitaire où se concentrent de nombreux·ses anarchistes installé·e·s ici après leurs études.

La section locale de Anarchist Black Cross anime un atelier sur les prisons pour des élèves en première année de fac, leur professeur et nous. La séance commence par un tour de table où chacun·e se présente en énonçant le pronom auquel il ou elle répond. Quelques they, un she pour une élève à l’apparence masculine. Les militant·e·s évoquent la grève nationale dans les prisons américaines prévue à partir du 21 août 2018. Les chiffres sont impressionnants, les États-Unis détiennent le record mondial d’incarcération, 35,6 % d’Afro-américains (ils représentent 10 % de la population) sont détenus, un Afro-américain sur quatre est allé, est, ou ira en prison. Une manière efficace et drastique de disposer des laissé·e·s pour compte du capitalisme contemporain.

une grande maison sombre et hétéroclite

Le couple d’anarchistes qui nous héberge est impliqué dans la réfection d’un lieu communautaire qui accueillera bibliothèque et réunions de collectifs divers. C’est une démarche que nous retrouverons à Chicago et à Oakland en Californie.

Pendant la remise en état de l’atelier acquis collectivement, ils poursuivent leur projet d’autonomie alimentaire et d’immersion dans le quartier en offrant 500 pousses d’arbres fruitiers à leurs voisins.

Leur maison est construite en bordure d’un chemin de fer et nous attendons tous les jours les trains de marchandises pour les filmer.

Bloomington devant la prison

Nous rejoignons la quinzaine de camarades de Black Cross rassemblé·e·s devant la prison. Un grand bâtiment aux fenêtres aveugles. Arrivent deux femmes qui étendent une banderole sur le trottoir pour soutenir leur fille et sœur. Les manifestant·e·s se déplacent légèrement pour leur laisser la place en poursuivant leurs discussions. Pas de contact entre les deux groupes.

Chicago !

Nous arrivons de nuit dans cette ville mythique, belle et étrange. Nous sommes hébergées dans un appartement géré par une activiste très impliquée dans le soutien aux migrant·e·s [8]. La maison appartient à un couple d’artistes qui a dévolu le rez-de-chaussée à l’accueil des unes ou des autres.

Nous retrouvons des militant·e·s anarchistes rencontrés au SWAC en Caroline du Nord. Iels ont ouvert un squat dans le quartier mexicain, un bâtiment en bon état dans une rue résidentielle près de Cook County Jail, la plus grande prison urbaine des États-Unis. 6 500 détenus, 4 000 policiers et 7 000 administratifs, surveillants et autres, y travaillent et y vivent. Cook County Jail a la particularité d’accueillir l’hôpital psychiatrique public de Chicago… Ce qui en dit long sur les liens entre psychiatrie et prison dans l’imaginaire administratif américain.

Cook County Jail, la prison de Chicago

Face à la prison, immense, entourée de hauts barbelés, bardée de miradors, les gens du quartier s’entraînent sur un terrain de foot récemment aménagé, encouragés par les prisonniers depuis la cour de promenade. Emma filme les ami·e·s du squat devant la prison. Pour iels, elle fait partie du décor de notre société carcérale et doit être envisagée comme telle, non comme l’épouvantail qui fait peur. Il faut la penser comme un élément du quotidien.

Bloodfruit, un café associatif

Nous participons au déménagement de Bloodfruit, un café bibliothèque ouvert il y a quelques mois dans un quartier où résident des policiers, ce qui rend le lieu problématique. La bibliothèque est accueillie dans le squat. Nous filmons la numérisation des titres à la demande des squatteur·euses qui ont besoin d’images. Iels veulent lancer un crowdfunding pour pérenniser la future bibliothèque. Le principe est que chacune et chacun dépose les livres qu’iel aime et veut partager. Le soir dans le jardin aux herbes folles derrière la maison, les livres détestés, échoués là par un malencontreux hasard sont jetés dans un grand feu. Les unes et les autres en lisent des fragments en déchirant les pages. Cette scène puissante m’évoque Fahrenheit 451, le roman d’anticipation de Bradbury adapté par François Truffaut en 1966.

Un jeu de chat et de souris avec les policiers : occuper la tête du cortège capuche de sweat sur les yeux, déborder la manif, se frotter aux flics…

Je suis fascinée par le métro aérien qui circule à raz des gratte-ciel et fonce vers le centre-ville en brinquebalant. Mis en service en 1892, le système grince, les crissements de ferrailles et de vieilles machines assourdissent.

Le métro de Chicago
Photo Marion Lary

Downtown Chicago

Un après-midi, je me joins à un petit groupe qui part manifester en soutien à la Palestine. Nous retrouvons une centaine de personnes avec drapeaux et pancartes. Après les prises de parole chahutées par le vent, un défilé s’organise sur le trottoir. Nous les suivons et commence un jeu de chat et de souris avec les policiers qui me rappelle les manifestations autonomes des années 1970. Occuper la tête du cortège capuche de sweat sur les yeux, déborder la manif, se frotter aux flics… Le petit groupe d’anarchistes essaie de pousser les manifestant·e·s à déborder sur la rue en dépit des policiers à bicyclettes qui maintiennent une séparation bien étanche entre trottoir et chaussée. Quand nous partons, trois Harley Davidson approchent avec klaxons bruyants et drapeaux vert, blanc, noir et rouge agités frénétiquement.

un soir à Breakaway, le centre social autonome

Les plats, les paquets de chips et autres victuailles s’entassent sur une table coincée le long du mur. Fauteuils et canapés ont été rangés. Beaucoup de monde pour le potluck (dîner) du mercredi.

Nat, qui vit dans une usine désaffectée proche de Breakaway, me raconte son Standing Rock en octobre 2017. Un certain nombre de militant·e·s de Chicago ont soutenu la mobilisation des Sioux du Dakota du Nord contre le pipeline qui traverse les terres sacrées et pollue le lac. « Les pipelines profanent les morts pendant qu’ils empoisonnent les vivants ». Son récit de cette campagne est un peu différent de ce qu’on entend dans les médias, elle souligne les difficultés d’organisation, l’autorité patriarcale des Anciens et le peu de discussion dans les prises de décisions.

Breakaway, encore

C’est la réunion du Anarchist Black Cross local. Cinq, six personnes sont attablées à écrire une lettre à Black Dog, enfermé depuis presque dix ans pour affiliation à un gang ayant commis un meurtre. Bien qu’il ait été prouvé que Black Dog n’était pas sur les lieux du crime, il a été incarcéré à 19 ans (selon la loi soi-disant anti-gang en vigueur). Il s’est politisé et est devenu ami avec le groupe de Chicago. Un rendez-vous téléphonique est pris avec lui.

L’entrée de l’association Chicago Recovery Alliance
Photo Marion Lary

Chicago Recovery Alliance

Intéressée par la légalisation du cannabis aux États-Unis (et l’attitude incroyablement rétrograde de la France en la matière), je passe l’après-midi à Recovery Alliance, une grosse association qui pratique l’échange de seringues et la distribution de naloxone, le produit miracle pour ressusciter de l’overdose. Je suis accueillie par un bénévole qui m’installe à une table où je garnis des petites pochettes transparentes de tampons de coton. Elles seront distribuées pendant la maraude de la soirée. Une affiche au mur défend la légalisation du cannabis dans tout le pays pour lutter contre l’hécatombe des overdoses d’opiacé (plus de 150 par jour en 2017), la marijuana n’étant pas addictive.

Y aurait-il un mode rebelle, révolutionnaire, anarchiste de faire des images, de les monter ?

Un jeune homme amputé d’une jambe raconte ses démarches pour s’inscrire sur la liste des bénéficiaires du cannabis médical, autorisé dans l’Illinois. Ça semble compliqué et onéreux (près de 600 $ en dossiers, consultations, examens…) mais l’herbe vendue est meilleure et moins chère que celle du marché noir…

sur la route de Denver dans le Colorado

Les voyages en voiture étant propices aux discussions, Emma me livre ses inquiétudes. Elle se demande si mon regard de bourgeoise blanche hétérosexuelle ne va pas dénaturer l’âpreté des mobilisations, les adoucir pour les rendre acceptables. Elle ne voudrait pas que les gens de mon milieu, spectateurs·trices du film soient conforté·e·s dans leurs choix plutôt que poussé·e·s à les remettre en question.

Y aurait-il un mode rebelle, révolutionnaire, anarchiste de faire des images, de les monter ? Les formes de vie influent-elles sur les cadres et la manière de filmer ?

Ou bien ses craintes portent-elles sur le contenu du film ?

Denver

On arrive en soirée à Denver avec l’adresse d’une maison. Nous sommes accueillies par un garçon extrêmement planant et défoncé qui ne sait pas qui nous sommes et ne connaît pas l’ami qui nous a aiguillé ici — ce qui me semble raccord avec cette ville où le cannabis est légalisé depuis deux ans. En fait le jeune homme est un habitant temporaire de ce lieu communautaire où vivent une dizaine de personnes. La maison accueille chaque jour des sans-abris qui s’installent temporairement sur les divans du salon, en sécurité, dans une ville qui les traque, leur interdisant de dormir dehors, dans les parcs ou sur les bancs des abribus. Certainement une façon de préserver l’image d’une cité qui elle aussi se gentrifie à vitesse V. Mille nouveaux·elles habitant·e·s en moyenne chaque mois depuis deux ou trois ans. La légalisation du cannabis n’y est pas étrangère, des capitaines d’industrie excité·e·s par ce nouveau marché prometteur s’y installent du monde entier (et notamment d’Australie). En contrepartie, Denver compte un nombre impressionnant de sans-abris. Des personnes de tous âges et de toute couleur sillonnent les rues en poussant caddies, valises ou cabas. Face à la violence de la police qui harcèle ceux et celles qui dorment dans la rue, jette leurs affaires personnelles, les associations se sont regroupées et ont porté plainte contre la mairie pour violation des droits constitutionnels de l’individu. Un grand procès se profile en mars 2019 avec plus de 1 500 plaignant·e·s. Du jamais vu dans ce pays !

Une histoire que j’ai envie de suivre même si Emma n’est pas fan de cette lutte légaliste. La filmer ensemble pourrait être l’occasion de confronter nos regards et nos appréhensions différentes de l’activisme et de l’engagement militant.

Denver, ville du cannabis légalisé

Denver est une ville assez déplaisante et les boutiques qui vendent la marijuana ne la rendent pas plus accueillante. Dans une rue piétonne du centre-ville, nous sommes accueillies au sous-sol d’un bâtiment cossu par un vigile en uniforme. L’endroit est aseptisé, blanc, les différents produits dérivés au cannabis (sodas, bonbons, chocolats…) exposés dans des vitrines. Au milieu de la pièce, sur un présentoir en bois verni, des têtes de fleur s’alignent dans des boîtes au couvercle grossissant, munie d’un petit trou pour y glisser une narine.

D’autres échoppes, éloignées du centre-ville, plus rustiques, avec toujours le vigile à l’entrée qui demandent les papiers, exposent les mêmes produits, quelquefois soldés ou moins chers…

L’image conviviale du joint partagé est loin de ce commerce de proximité et n’engage pas vraiment à fumer ou vapoter… Le public change bien sûr selon les emplacements, paradoxalement nerveux et inquiet en centre-ville, décomplexé dans les marges où les clients semblent précaires et démunis. Ceci confirme ce que j’ai vu à Chicago dans mon après-midi à Recovery Alliance, la légalisation de la marijuana comme substitut à l’addiction à l’héroïne et autres « drogues dures ».

en route pour San Francisco

Nous entamons un périple de plus de 2 500 km à travers l’Utah, le Nevada, direction la Californie. Pendant ce long voyage, nous traversons des territoires désertés, sans magasin, maison ou pompe à essence, hérissés par endroits de dragons rocheux rosés, longeons d’immenses lacs, des forêts gigantesques… Emma m’attaque très frontalement sur mon désengagement. Elle m’accuse d’avoir retourné ma veste. Je ne veux pas me justifier, entrer dans une comptabilité décevante, invoquer notre différence générationnelle, ce qui reviendrait à rester sur le terrain stérile de l’affrontement. Je cherche une réponse.

Notes

[1Voir Marion Lary, « Les silences de Cuthbert, un projet de documentaire aux USA », Vacarme 71, printemps 2015.

[3Margaret Killjoy, www.birdsbeforethestorm.net.

[4Échanger les seringues dans le cadre de la prévention des risques est légal aux USA depuis 2016.