Vacarme 89 / Habiter Marseille

Là où la terre entretien avec Ramona Bădescu & Jeff Daniel Silva

Là où la terre

Des habitants du grand Saint Barthélémy, ex-quartier de la ZUP no 1, évoquent leurs souvenirs d’une nature luxuriante et inquiétante, avant la destruction des bidonvilles et la construction des grands ensembles. Ramona Bădescu et Jeff Daniel Silva ont arpenté le quartier autour du centre commercial du Merlan et recueilli les récits de ses habitants. Par leur parole, ces paysages aujourd’hui disparus sont ramenés dans un présent minéral, où le béton ne cesse de gagner du terrain tandis que les espaces naturels s’amenuisent.

Comment est né le film ?

Ramona Bădescu : L’idée nous est venue à partir d’un échange avec Céline Schnepf, metteure en scène qui, avec sa compagnie « Un château en Espagne et en tant qu’artiste associée du théâtre le Merlan », travaillait sur le projet « Nos forêts intérieures », avec des enfants, des adultes, des lycéens. Lors d’un atelier de travail, une femme a raconté qu’à l’endroit où sont le théâtre et le supermarché se trouvait dans son enfance une forêt où il y avait beaucoup d’eau. Sa sœur, tombée dans un trou d’eau, en était ressortie plus loin dans le quartier, sauvée de justesse après être passée par des conduits souterrains. Intriguée par cette histoire, Céline Schnepf en a parlé à l’équipe du Merlan lors d’un déjeuner, et Latifa Tyr, qui tient le snack, a confirmé l’anecdote : « bien sûr, moi aussi j’ai failli mourir quand j’étais enfant. Je suis tombée dans un trou d’eau, il y en avait plein ici. Il y avait la forêt, les trous d’eau, la cascade... » Tout d’un coup, Céline a entendu la présence de cet autre monde, de cette nature présente dans le paysage, inscrite dans la mémoire des habitants. Ce n’était pas une nature rêvée, paradisiaque, elle pouvait être menaçante. Le projet est né de cette interrogation : comment, par la mémoire sensible des habitants, reconstituer un paysage naturel aujourd’hui disparu ?

Jeff Daniel Silva : Nous avons volontairement laissé de côté la violence systématiquement associée à ce quartier, et qui fait partie d’une imagerie médiatique des quartiers Nord, pour nous concentrer sur une autre forme de violence, liée à la façon dont l’urbanisme est pratiqué dans ces quartiers.

Ramona Bădescu : De multiples violences sont présentes dans ce territoire. C’est très facile se focaliser sur la violence de la drogue, des réseaux, violence bien sûr réelle. Il a fallu informer les réseaux qu’on filmait : quand on tourne sur le toit d’un centre commercial, il faut bien préciser que ce n’est pas pour les surveiller ou enquêter. Il ne s’agissait pas de dire que cette violence n’existait pas, mais de donner à voir d’autres formes de violences. Quelle violence plus absolue que celle qui détruit le vivant ? Là où la terre… c’est aussi là où la terre prend note, enregistre, n’oublie pas, continue à porter.

Sur le plan pratique, comment avez-vous procédé pour recueillir le témoignage des habitants ?

Jeff Daniel Silva : Sans l’aide du théâtre du Merlan, sans l’aide des habitants, de Heddy Salem en particulier, qui travaille au théâtre et habite le quartier, on n’aurait pas pu faire ce film. Latifa Tyr, une merveilleuse conteuse, a déroulé pour nous l’histoire de sa chute dans le puits. J’ai voulu avoir accès à d’autres témoignages d’habitants qui avaient grandi dans le quartier. L’équipe a prospecté auprès des gens avec qui ils travaillent.

Ramona Bădescu : Le fait que les témoins parlaient de leur enfance permettait d’ancrer le récit dans une subjectivité, de nous projeter dans cette mémoire. Une fois établie une liste de ces gens, nous leur avons proposé un entretien, un peu comme un rendez-vous chez un dentiste, avec des horaires, mais en prévoyant des plages assez larges pour pouvoir développer la discussion avec ceux qui le souhaitaient. Nous étions dans la pénombre, dans une pièce calfeutrée qui permettait de s’entendre. Nous leur présentions toujours notre projet et pourquoi nous avions besoin d’eux pour reconstituer quelque chose qui sans eux ne pouvait pas exister. À partir de là, chacun s’est senti investi de cette mission. Nous cherchions ensemble, dans un passé lointain, des éléments précis : la présence de l’eau, les présences végétales, les présences animales, les présences minérales, les jeux auxquels ils jouaient en tant qu’enfants. Chacun s’est échappé à sa manière, avec sa sensibilité et sa mémoire propre. Une personne qui avait une très grande mémoire olfactive nous a apporté l’odeur de la bouse de la ferme de chez Mathilde, un grand connaisseur des plantes a nommé tout un ensemble de végétaux.

« Quelle violence plus absolue que celle qui détruit le vivant ? »

Jeff Daniel Silva : Nous avons souvent fermé les yeux pendant l’enregistrement. Nous leur demandions un voyage dans leur mémoire : de repartir dans le passé, de revenir à ce moment-là, à cet endroit-là.

Ramona Bădescu : Nous voulions ramener le passé dans le présent, créer un présent descriptif. Je leur ai souvent répété qu’on était dans une pratique de peinture : chaque élément qu’ils pouvaient nommer devenait visible, tout ce qui n’était pas nommé restait invisible. Chacun, à sa manière, a tenté avec nous ce travail de précision, pour rendre visible par le langage.

Toutes ces images symboliques extrêmement fortes, de l’eau, de la chute, sont très liées au monde de l’enfance…

Ramona Bădescu : Nous avons interrogé ces symboles en passant par le vocabulaire, en choisissant les éléments avec lesquels on souhaitait tresser le film. On a passé un nombre incalculable d’heures à aller repêcher dans ce flot de paroles ce que l’on voulait montrer. Tout le monde disait plus ou moins « c’était mieux avant » : même si on risquait en tant qu’enfant de mourir là-dedans, même si on vivait dans la boue, dans ces baraquements de fortune. Nous étions là pour connecter le spectateur avec cette parole de la marge, invisibilisée par un système de reproduction qui nie cette parole même. Nous voulions la rendre audible pour le spectateur, c’est la raison pour laquelle nous avons privilégié le récit, les faits, la lumière, la couleur, la forme, les éléments avec lesquels nous travaillons habituellement.

Jeff Daniel Silva : La partie la plus difficile a été le montage. Nous avons été touchés par de très nombreux récits et nous avons fait beaucoup de découvertes que nous n’avions pas anticipées. Le film ne fait qu’une trentaine de minutes et faire des choix a été vraiment difficile.

« Écarteler le texte et l’image et amener le spectateur dans la contradiction entre ce qu’il voit et ce qu’il entend. »

Le décrochage entre l’intimité de la voix, cette puissance d’évocation de la parole, et les images, qui sont belles mais froides, est au cœur du dispositif du film…

Ramona Bădescu : Ce décalage a été là d’emblée. Les histoires que l’on nous racontait contredisaient l’image de violence extrême que j’avais du quartier, dans lequel j’avais travaillé à plusieurs reprises. J’ai eu envie d’imaginer un film sur cette discrépance entre ce qui est vu et ce qui est entendu, pour donner à percevoir combien est dramatique ce qui s’est produit en si peu de temps. La puissance de destruction a été immense sur un temps extrêmement court. Le film est né de ce dispositif, pour écarteler le texte et l’image et amener le spectateur dans la contradiction entre ce qu’il voit et ce qu’il entend.

Jeff Daniel Silva : À partir de là, nous avons parlé de ce dispositif pour rendre incongru le rapport entre le son et les images. Il s’agissait de filmer le présent mais nous cherchions des traces du passé : du vert, des arbres, la nature qui se faufilait au travers du ciment, du béton ; des ombres d’arbres, des choses qui suggéraient la nature mais qui n’étaient pas la nature. Je cherchais aussi quelque chose de graphique, à partir de la rigidité architecturale, des lignes de cet espace.

Image extraite du film « Là où la terre » de Ramona Bădescu et Jeff Daniel Silva.

Ramona Bădescu : Une de nos pistes très concrète était la tension entre le végétal et le béton. Comment construire des plans où cette tension est visible, avec des rapports différents bien sûr. Parfois c’est le végétal qui l’emporte, parfois c’est le béton, parfois le béton se fissure légèrement et une plante pousse. C’est très fragile mais ça existe. Ça a demandé un petit temps d’ajustement avec Heddy, parce qu’au début il a voulu nous montrer des choses très dramatiques, des immeubles en train d’être détruits — il y a des traces de ça dans le film. Mais à force de passer des heures à filmer des pissenlits qui essaient de sortir du béton, il nous disait qu’il avait changé son regard sur son quartier.

Jeff Daniel Silva : Nous avons arpenté le centre commercial avec cette idée en tête : cet endroit a été un jour une colline avec des arbres, des animaux, de l’eau. J’ai passé beaucoup de temps à regarder ces murs, à les filmer, un en particulier, un mur artificiel qui m’a fasciné et qui apparaît au début du film. Nous voulions aussi aller le plus haut possible pour imaginer la vue du haut de cette colline. Nous sommes allés sur le toit du Carrefour, d’où l’on voit la L2, la rocade de Marseille, en train d’être terminée [1]. Là on est dans les entrailles du quartier : aujourd’hui si on tombait dans un trou d’eau, c’est là qu’on se retrouverait.

Ramona Bădescu : La vraie question était celle de la terre. C’est pour cela que nous avons choisi ce titre, qui reste ouvert : Là où la terre… a été malmenée, a été recouverte, est détruite, là où la terre n’est pas considérée, là où la dignité de la terre est niée. Pourtant elle continue à nous supporter, à supporter tous les gestes, y compris ceux aussi extravagants et prétentieux comme la présence bétonnée, où ceux plus fragiles et dangereux comme la puissance de l’eau qui passe et qui fissure, aussi vulnérables comme la présence végétale. Nous avons essayé de donner à voir ces présences-là. Quels sont les animaux que l’on peut apercevoir aujourd’hui ? Essentiellement des mouettes. Quand on est monté sur le toit du centre commercial, on s’est aperçu que c’était l’espace des mouettes !

Jeff Daniel Silva : Le récit de Latifa a aussi été un point de départ. On avait décidé d’emblée que lorsque l’on entendrait l’histoire du trou d’eau, ce serait le seul moment où l’on verrait de la végétation. On a filmé la ferme pédagogique, qui est le seul endroit aujourd’hui où il y a quelque chose qui ressemble un peu à une forêt.

Ramona Bădescu : C’est le seul moment où l’image et le son se rejoignent. Et lorsque la nature paraît, c’est au moment de ce récit très inquiétant, où se jouent des questions de vie et de mort, assez loin de l’image d’un paradis perdu.

La plupart des gens que vous avez rencontrés ont connu le bidonville qui a précédé les grands ensembles. Est-ce que ce passage de l’un à l’autre est raconté comme une perte par les habitants ?

Ramona Bădescu : Tous ont connu le bidonville, ils le mentionnent tous. C’est un peu resté dans le film. Ils ont des regards d’enfant mais avec des souvenirs très précis : il n’y avait pas d’eau courante, pas d’électricité, il y avait toujours une grand-mère qui amenait à l’école parce que c’était un peu dangereux de traverser ces habitats précaires.

Jeff Daniel Silva : Comme ils étaient très jeunes, ils étaient excités par la nouveauté. L’idée qu’ils pouvaient aller dans des logements avec l’eau courante, avoir leur propre chambre était très excitant pour ces enfants. Ils ne percevaient peut-être pas exactement ce qu’ils étaient en train de perdre ou de gagner à ce moment-là. Beaucoup parlent de cette joie d’avoir de nouveaux espaces et une nouvelle vie, mais c’est après que les choses ont commencé à changer.

« Il y a une sorte d’inhabitabilité dans l’urbanisme tel qu’il est pratiqué à Marseille, qui rend très difficile la communication, la vie sociale ou le fait de marcher tout simplement. »

Ramona Bădescu : Cette question n’est pas résolue pour la plupart : « à quel moment a-t-on perdu quelque chose ? » Dans leurs mémoires, les maisons du bidonville semblaient très ouvertes. Il y a une grande mémoire de la solidarité et de l’entraide entre les différentes communautés. De fait, ce passage entre les bidonvilles, où il n’y avait pas vraiment de portes, à ces grands ensembles a été matérialisé par un passage, qu’on a dû couper au montage, sur les portes qui se ferment — clac, clac. Quelqu’un a dit : « qu’est-ce qu’on entend maintenant comme son ? Le son des portes qui se ferment à clé, à double tour. Chacun s’enferme chez soi. » Aujourd’hui, les adultes ont ce sentiment de perte, tout en ayant conscience que ce n’était pas la panacée de vivre dans un bidonville. Ils ont surtout une conscience politique et économique. Comment nos parents sont-ils arrivés dans ces bidonvilles ? Il y avait l’industrie automobile, l’industrie du sucre, qui avaient besoin de main-d’œuvre…

Image extraite du film « Là où la terre » de Ramona Bădescu et Jeff Daniel Silva.

La question de la fermeture va au-delà des logements, elle est frappante aujourd’hui dans les images du quartier du Merlan. Ce supermarché au-dessus d’une autoroute qui abrite une scène nationale, autour duquel on ne peut pas vraiment marcher, dans un quartier très enclavé.

Ramona Bădescu : Nous n’avons pas de voiture, nous allions là-bas en bus et là, on s’aperçoit à quel point cet endroit est isolé. Après 20h30 il n’y a plus de transports en commun. Il y a d’abord cette frontière-là. Ici, si on veut se déplacer, on est poussé à posséder une voiture. Donc, effectivement, il y a les frontières tracées par les routes, ce qui explique le peu de présence des piétons dans le film. Après, il y a cette situation géographique de la butte qui abrite ce lieu incroyable, issu d’une utopie politique des années 1970, tout à la fois un théâtre, un supermarché, une gendarmerie, une bibliothèque, un cinéma.

C’est très fort le fait qu’on ne voie pas d’humains dans le film, on a l’impression d’être dans une maquette d’urbaniste. Il y a une esthétique brutaliste des images.

Jeff Daniel Silva : Il y a une sorte d’inhabitabilité dans l’urbanisme tel qu’il est pratiqué à Marseille, qui rend très difficile la communication, la vie sociale ou le fait de marcher tout simplement. La présence invasive du ciment est très sensible dans ce quartier précisément. C’est très peu accueillant. Il y a bien sûr, des petites poches de résistance ça et là, nous avons rencontré des gens, mais c’est très limité et pour la plupart ils allaient au travail en voiture. Il y a une dimension post-apocalyptique dans le travail des images. Ces murs de dix fois la taille d’un humain évoquent l’univers de la science-fiction.

Image extraite du film « Là où la terre » de Ramona Bădescu et Jeff Daniel Silva.

Ramona Bădescu : Le temps passe et se répète. On était dans le quartier pour parler d’un temps passé et on a assisté en même temps à la démolition des choses construites à ce moment-là et à leur reconstruction à l’identique. On ne réfléchit pas à la question du lien et bien sûr à aucun moment on ne pose la question aux habitants : mais de quoi avez-vous besoin ? De quoi avez-vous envie pour l’endroit où vous allez passer votre vie ? Une partie du film a été tournée dans une ferme pédagogique à côté du Merlan, qui est peut-être l’endroit un peu préservé du quartier ; un jour on arrive et on voit que des arbres viennent d’être coupés. La fermière nous explique qu’ils construisent un nouvel ensemble derrière la ferme pédagogique, et que comme il fallait construire des routes pour que les gens puissent rejoindre les nouvelles habitations, la ferme allait être amputée de 14 hectares. Donc entre le moment où on a tourné ce film et aujourd’hui 14 hectares de végétation qui ont disparu. Un tiers de la ferme.

Que s’est-il passé quand vous avez montré le film aux habitants ?

Ramona Bădescu : Nous avons organisé une projection au Merlan avec toute l’équipe du théâtre et les gens qui avaient participé. Ils ne se connaissaient pas tous, ou bien seulement de vue, mais pas plus que cela. On appréhendait, car là où ils avaient eu un temps très long, très ouvert avec nous, nous n’avions pu garder au montage que des bribes. Nous avons été très agréablement surpris par leurs réactions : ils nous ont remerciés, ils se reconnaissaient à la fois dans leur parole et celle des autres. Ils ne se sentaient pas dépossédés par la parole des autres. Bien sûr il y avait des petits désaccords : est-ce que la forêt commençait vraiment là ? Est-ce qu’il y avait un arbre ici ou là-bas ? Cela a engagé des discussions sur les végétaux, les animaux. Un des protagonistes est venu avec sa fille qui elle-même est venue avec sa toute petite fille qui s’est endormie dans ses bras pendant la projection. Et elle est venue nous remercier en nous disant : « Ce n’est pas que mon père n’en parlait pas, mais je ne l’entendais pas. Mon père nous raconte ces trucs-là en boucle – les oiseaux, les plantes, tout ça – et je ne l’avais jamais écouté. » Il y avait beaucoup d’émotion. Latifa nous a toujours dit : « ce que vous avez tissé avec ce film est complètement juste ». Je suis très touchée bien sûr de cette confiance, parce que c’est une forme artistique qui nous ressemble et qui est peut-être loin de leurs modes de représentation, mais dans laquelle la plupart se sont retrouvés.

Post-scriptum

Ramona Bădescu est née en Roumanie. Elle arrive en France à l’âge de dix ans à Vitrolles. Elle est écrivaine (littérature jeunesse, théâtre, poésie), comédienne et réalisatrice.

Jeff Daniel Silva est un réalisateur américain, originaire de Boston. Il a réalisé Balkan Rapsodies : 78 Measures of War en 2008, Ivan & Ivana en 2011, Linefork en 2016.

La photo en tête d’entretien est extraite du film « Là où la terre » de Ramona Bădescu et Jeff Daniel Silva.

Notes

[1Note de la rédaction : le chantier a duré de 2013 à 2018.