Vacarme 89 / Habiter Marseille

carte sensible, parcours de vie : Martin, entre Noailles et le Panier

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Martin est militant au collectif 5 Novembre et a été délogé pendant dix mois après l’arrêté de péril sur son immeuble dans le quartier du Panier. Sa promenade traverse le centre-ville de Marseille, fait émerger ses lieux de lutte et ses lieux de vie pendant la période de délogement.

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En noir : les lieux vus et présents dans le récit.
En bistre : les lieux évoqués dans le récit mais non-présents dans la promenade.
En jaune : les lieux de résistance, en particulier avec le collectif 5 Novembre.
En blanc : les moments de silence pendant la promenade.
En orange : les lieux de colère.


Rendez-vous avec Martin un mercredi soir au Bar du peuple, on est le 18 décembre, il est 17h30, il fait déjà nuit à Marseille. Nous discutons quelques instants autour d’un café et d’une bière de la promenade que nous allons faire ensemble.

Le Bar du peuple (au centre de la carte) c’est un lieu important pour Martin, c’est là qu’il vient souvent avec des membres du collectif 5 Novembre. C’est là qu’ils ont fêté leurs victoires, leurs défaites, c’est là qu’ils se disputent et prennent les décisions les plus importantes pour le collectif.

Il est tenu par S., une femme qui compte, c’est un peu la reine de ce lieu. Une personnalité joyeuse, vivante et forte qui les a beaucoup soutenu depuis l’année dernière. Elle connaît des marchands de sommeil à Noailles, c’était sa manière de s’investir dans la lutte, faire bon accueil aux militants.

Nous sortons du bar, nous retrouvons à l’angle de multiples rues, on part dans une petite rue qui va vers Noailles (rue de l’Académie). Martin me montre un bâtiment qui ressemble à un grand temple fermé. C’est le local de Force Ouvrière, un syndicat marseillais à la base du régime clientéliste tenu par d’authentiques crapules vendues aux pouvoirs locaux. C’est le seul syndicat a jouer ce rôle. Du côté de Sud Solidaire, CGT, CNT, ils ont été très solidaires dès le début et ont tous aidé le collectif 5 Novembre. On traverse une petite rue qui mène à la rue d’Aubagne, sombres, les immeubles sont hauts et la rue est étroite. Pas piétonne pour autant, les voitures sont autorisées à circuler.

Nous entrons dans la rue d’Aubagne, les éclairages des boutiques sont forts c’est chaleureux comme en plein jour. Martin me parle de cette rue qu’il aime beaucoup, il montre au loin là où on peut trouver les meilleurs baklavas de Marseille, il va souvent en manger avec une amie. C’est aussi dans cette rue qu’il achète ses épices. Il y a aussi Daki-Ling, un théâtre associatif où il vient de temps en temps, et puis l’association Destination famille qui propose des cours d’alphabétisation et d’informatique pour les habitants de Noailles.

Nous remontons la rue et ses petits immeubles serrés, il y a du monde, c’est animé. Quelques scooters, beaucoup de gens à pied. Les échoppes se situent en rez-de-chaussée des immeubles d’habitation. Martin me montre une installation en bois brut construite par le collectif Etc en hommage au 5 novembre qui est rapidement devenu un panneau d’informations pour les associations locales pendant l’année qui vient de s’écouler. Il y a toujours des papiers accrochés dessus.

Nous arrivons rapidement à la place Homère, rebaptisée place du 5 Novembre par les habitants. En arrivant ici Martin cesse de parler, puis il me montre quelques éléments. « C’est la place des habitants », c’est un mémorial aux victimes du 5 Novembre, les huit portraits sont accrochés en-dessous d’un obélisque situé au centre de la place. Des guirlandes de fanions relient l’obélisque au « transfo ». Ce transformateur a une signification particulière. Après les effondrements, il a été recouvert de phrases en hommage aux victimes et d’ex-voto, ensuite recouvert de peinture blanche par la ville. Martin est horrifié par ce manque de considération de la ville pour les victimes et les habitants qui se mobilisent. C’est un symbole marquant et choquant selon lui de l’indifférence et de la violence du pouvoir. Mais ce n’est pas grave car il a été à nouveau récemment recouvert d’une nouvelle fresque.

Pendant que nous parlons nous croisons un copain du collectif 5 Novembre, ils parlent ensemble d’un cours d’auto-défense auxquels ils participent. Vendredi sera le dernier cours de l’année 2019. Martin me décrit l’appartement de cette personne qui habite juste au coin. Sur quatre ou cinq étages, un immeuble comme plein d’autres à Noailles, en vieille pierre avec des lézardes sur la façade extérieure. Les volets sont en vieux bois poli par les vents et le soleil.

Pendant qu’ils discutent, je regarde la place. Les lumières chaudes des réverbères inondent la rue. Plusieurs mobylettes arrêtées, des jeunes discutent, d’autres engins à deux roues passent dans un sens, dans un autre. Des passants qui marchent à des vitesses différentes. Sous la colonne, les portraits des disparus du 5 Novembre, martyrs de cette ville. Des plantes entourent les portraits, elles ont été plantées par des membres du collectif dans des jardinières fabriquées à la main.

La promenade devient de plus en plus muette à mesure que nous approchons du lieu des effondrements.

Nous reprenons le chemin. Martin s’exprime par bribes en remontant vers la rue d’Aubagne. La promenade devient de plus en plus muette à mesure que nous approchons du lieu des effondrements, d’un silence parlant. Un étau se resserre, la rue se rétrécit. Des barrières occupent les trois quarts de la rue, seul un tout petit passage d’un mètre nous permet de passer. Derrière les grilles, un paysage de gravier jaune, comme un chantier abandonné dans lequel il serait interdit d’entrer. Les grilles sont hautes. Tout d’un coup Martin s’arrête. Devant moi, un trou béant, une dent creuse, un livre ouvert dont les pages comme des murs racontent l’histoire vécue de cette ville.

Martin est ému, il me dit qu’auparavant les grilles étaient recouvertes de messages laissés par les habitants, des témoignages, des fleurs, des cadeaux. Il ne reste rien, ultime violence exercée par le pouvoir. Tout a disparu. Seule subsiste une écharpe appartenant à un jeune homme décédé dans les effondrements. On ne sait pas pourquoi ils l’ont laissé.

Nous remontons jusqu’en haut de la rue d’Aubagne et arrivons dans ce petit coin de place où la petite salle de concert indépendante du Molotov jouxte un restaurant mexicain ouvert récemment. Martin me dit qu’ils ont fait beaucoup de fêtes ici, il y a eu des concerts de soutien aux victimes du 5 Novembre, des rassemblements. Ça a été un lieu important. Le patron du Molotov n’était pas spécialement engagé au départ, mais en venant souvent, en discutant, il s’est mis de leur côté et les a beaucoup soutenus. Pendant ces moments passés au Molotov, ils allaient souvent chercher à manger au mexicain d’à côté.

On finit la remontée de la rue d’Aubagne pour arriver jusqu’à une extrémité du cours Julien à un croisement. La Caisse d’épargne a fermé depuis le dernier carnaval de la Plaine qui s’est terminé ici. Des affrontements ont eu lieu entre policiers et manifestants ont eu lieu. Martin me décrit l’ambiance apocalyptique, les violences policières, des gaz lacrymogènes partout. Nassés par la police, pris au piège dans un épais brouillard, Martin se souvient encore de ses nausées dans ce nuage irrespirable qui parcourait toute la rue des Trois-frères-Barthélémy.

On tourne ensuite à gauche, rue des Trois-rois jusqu’au bar Le Champ de Mars situé en dans un carrefour de vieilles rues serpentent dans des directions opposées. C’est un bar de quartier, assez vétuste. C’est un lieu où il a passé énormément de temps quand il était délogé, un lieu de résistance quotidienne. Le patron acceptait qu’il prenne qu’un seul café, il avait le droit de rester toute la journée. C’est là qu’il faisait toutes ses démarches, ça lui prenait énormément de temps, c’était long et difficile, un vrai travail en soi.

On emprunte la petite rue qui mène au cours Julien, un endroit où Martin passe beaucoup de temps, festif notamment avec les membres du collectif. Nous croisons justement Z. et une autre personne du collectif attablées à une terrasse de café sous les arbres. Martin échange quelques mots avec elles et on repart par l’un des côtés de la place.

Des bars et des terrasses de café, on descend une allée de réverbères alignés qui inondent les arbres d’une lumière blanche et froide pour arriver au local du MRAP, à la Maison méditerranéenne des droits de l’homme. C’est ici qu’ils se sont retrouvés lorsque Kevin V. a été arrêté. C’était un soir en semaine, les textos ont circulé, les proches de Kevin, des amis, des militants, tout le monde est arrivé en un temps record. La réunion consistait à prendre une décision et rédiger un communiqué de presse à diffuser le jour même. Il y a eu de l’émotion, des engueulades, mais tout le monde a fait front pour rédiger le texte et soutenir Kevin.

On redescend vers le cours Lieutaud, l’allée est très large, quelques voitures circulent. Martin me parle de guitare et de de musique, on ne passe pas loin du conservatoire au palais Carli qui est fermé. Le bar du peuple réapparaît. Un grand immeuble avec peu de fenêtres, qui ont toutes l’air fermées. Martin me dit à nouveau combien ce lieu est important pour lui. Il me parle aussi du conflit qu’ils ont avec le syndicat FO implanté depuis longtemps à Marseille, qui rend parfois difficile le dialogue avec la mairie.

À gauche, un grand immeuble haussmannien éclairé de puissants spots bleu foncé, le commissariat de police de Noailles entouré de petits commerces, un kebab, un café… Des voitures, des piétons, ça circule dans tous les sens.

Martin me raconte comment le commissariat a été pris d’assaut lors d’une manif. Tout le monde a cru que c’était pour les Gilets jaunes mais c’était en réalité une manif pour les sans-papiers. Beaucoup de gens qu’il connaît ont suivi la scène sous un angle différent, lui était dans la rue, une de ses amie était au premier étage du Mac Do. Il y avait une foule énorme devant le commissariat, les policiers étaient en minorité, plusieurs voitures de police ont été incendiées ; ce jour-là, c’était la révolution.

On continue la descente vers la Canebière. Martin me parle du lieu où l’on servait un repas pour les délogés après les effondrements. Un repas pour soixante personnes, que la mairie a fini par supprimer. Ils ont jugé que c’était superflu. Lui ne venait pas y manger car c’était dégueulasse, c’était du Sodebo. Mais d’autres ne pouvaient s’en passer. Deux repas par jour, ça peut être vital.

Plus loin, la porte de l’immeuble de Zineb Redouane, tuée par la police le 2 décembre 2018 pendant une manifestation.

Nous empruntons la petite rue qui mène au marché de Noailles (rue Longue-des-Capucins). Un autre paysage, on retrouve les petits immeubles, l’animation du marché qui retombe en fin de journée. C’est comme faire un détour par une artère vers le poumon de la ville. On s’arrête devant une boulangerie, un des plus gros marchands de sommeil du quartier me dit Martin, quelqu’un qui héberge des migrants.

Plus loin, la porte de l’immeuble de Zineb Redouane, tuée par la police le 2 décembre 2018 pendant une manifestation. Martin me parle de la colère que suscite pour lui et autour de lui ce meurtre contre lequel les Marseillais continuent de manifester. Nous nous arrêtons devant cette porte.

La Canebière retrouvée, nous arrivons juste avant le Vieux-Port dans une petite rue. Martin me montre son agence immobilière : Foncia. Ils se sont très mal comportés au moment de la mise en place de l’arrêté de péril de son immeuble et durant toute la période qui a suivi. Martin n’a jamais pu avoir contact avec le propriétaire. Martin a subi de nombreux abus de leur part, il me raconte comment, ayant perçu par erreur ses allocations logement, l’agence a exercé une rétention de cette somme de plusieurs centaines d’euros en la déduisant mensuellement de son loyer. Ils lui doivent encore 20 euros que Martin ne réussit pas à obtenir.

En face de Foncia, il y a l’EAPE, l’Espace d’accueil des personnes expulsées où les gens peuvent obtenir de l’aide dans leurs démarches administratives. Le face-à-face entre l’EAPE et Foncia est saisissant.

Nous traversons rapidement un coin du vieux port direction la rue de la République. Martin me parle de la rue de la République, de l’opération de rénovation qui a eu lieu ces dernières années avec Euromed. Une grande partie des immeubles revendus à des fonds de pension étrangers. Le paysage a complètement changé. Les cafés n’ont plus aucun charme, aucune personnalité, on se promène dans une maquette d’architecte. « C’est mort, il n’y a plus de trottoir » dit Martin. L’espace public n’existe plus.

Nous prenons le tram depuis la place Sadi-Carnot pour aller à Joliette, un trajet qu’il a souvent fait ces derniers mois. C’est la première fois depuis le début de la promenade que Martin me parle de son appartement dans le quartier du Panier. Il était en week-end à Lille pour travailler avec deux amies sur un projet quand il a reçu un appel lui annonçant qu’il ne pourrait pas rentrer chez lui. De retour à Marseille, quelques temps plus tard, on lui a proposé un hébergement d’urgence à la Joliette : l’Ibis hôtel-Novotel.

En arrivant au tram Joliette, nous poursuivons sur le boulevard. Martin devient silencieux. Nous y arrivons par le côté, devant nous se dresse un immeuble moderne, très haut. On pénètre dans la cour intérieure en face des anciens docks. Sur les façades blanches et uniformes de l’hôtel, les fenêtres sont asymétriques. La chambre de Martin était au deuxième étage. Il connaît très bien le paysage de cette cour. Un homme en costume téléphone devant l’hôtel. Paysage neuf, poteaux lumineux, des arbres jeunes et minuscules.

Martin me raconte sa vie à l’hôtel, à quel point c’est dur d’y vivre. Il n’y a pas de cuisine, « Tu ne sais pas si tu peux vraiment t’installer ou non, tu ne sais jamais si ça va durer donc tu fais beaucoup plus de dépenses que si tu vivais chez toi, tu manges dehors, tu cuisines sur un réchaud, tu fais peu de courses. Tu te débrouilles avec les moyens du bord ». Les salariés de l’hôtel le connaissaient bien. À la fin, il avait certains passe-droits pour le petit déjeuner par exemple. Il a vu défiler un grand nombre de personnes, le renouvellement du personnel étant permanent. Il s’est attaché à ces personnes qui ont petit à petit fait partie de son quotidien.

Il a habité là-bas pendant dix mois. Un coût énorme pour la collectivité : environ 10 000 euros. La mairie aurait pu faire des économies et proposer de véritables logements en louant tous les appartements vides qu’elle possède. Depuis que son immeuble a été rouvert, Martin n’y est pas retourné habiter. Pour cette promenade il a d’ailleurs préféré me montrer son hôtel plutôt que son appartement du Panier. C’est la première fois qu’il revient dans ce lieu depuis qu’il l’a quitté.