Vacarme 34 / motifs

« parler clairement » à propos de la Tchétchénie et des limites du modèle juridique de défense des droits humains

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Que les organisations de défense des droits humains en appellent au droit, quoi de plus naturel ? Mais quoi de plus ruineux, si le modèle juridique qu’elles reconduisent alors leur lie les mains ? Le cas tchétchène en atteste : s’adresser à l’État comme à un arbitre, exiger de lui le respect des règles et la recherche des coupables sont des gestes sans prise, rendant urgente l’invention d’une autre affirmation des droits.

En novembre 1999, les troupes de la Fédération de Russie envahissent la république sécessionniste de Tchétchénie et l’écrasent avec brutalité. La capitale tchétchène, Grozny, pratiquement réduite à l’état de décombres, tombe aux mains des forces armées russes en février 2000. Dans un éditorial publié quelques semaines plus tard, Peter Bouckaert, un enquêteur travaillant pour Human Rights Watch (HRW), une organisation internationale basée à New York, laisse percer son sentiment de frustration personnelle, abandonnant cette distance dont font d’habitude preuve dans leurs rapports les défenseurs des droits humains. Voici ce qu’il écrit : « J’en ai assez d’aller à des funérailles, d’exprimer mes condoléances quand des meurtres fous, des actes d’une brutalité extrême ont été commis. Je ne peux pas promettre grand-chose : rien n’indique que les violences vont cesser ou que ceux qui ont perpétré ces crimes seront punis... le silence de la communauté internationale à propos de la Tchétchénie est assourdissant. À ce jour, elle n’a fourni au gouvernement russe aucune raison de craindre que ses actes aient une quelconque répercussion. » [1]

Quatre ans plus tard, en janvier 2004, Rachel Denber, collègue de Bouckaert, signe un texte tout aussi remarquable : « "Glad to be deceived" : The International Community and Chechnya » (« "Heureux d’être trompé" : la communauté internationale et la Tchétchénie »). Dans ce qui est présenté comme un « commentaire » sur la Tchétchénie, Rachel Denber aborde la réponse internationale à la question tchétchène d’une manière bien plus directe que tous les autres documents publiés par HRW depuis le texte de Bouckaert. Son argument central est simple : « ...la réponse de la communauté internationale [au conflit armé en Tchétchénie] est honteuse et aveugle. » La communauté internationale, poursuit-elle, a « choisi de se boucher les yeux, de croire la Russie quand elle affirme que la situation se stabilise en Tchétchénie, afin de ne pas avoir à prendre de décisions difficiles sur les actions à entreprendre pour mettre un terme à des violences incontestables et assurer le bien-être de la population locale. »

Rachel Denber reprend l’histoire des violations des droits humains en Tchétchénie — d’après elle « la crise la plus grave de la décennie en matière de droits humains en Europe » — ainsi que les réactions les plus marquantes de la communauté internationale face au problème tchétchène. Notant au passage les moments où des progrès importants ont paru se dessiner, elle souligne que ceux-ci ont toujours été subordonnés à la détermination des gouvernements occidentaux à considérer Vladimir Poutine comme le symbole de cette nouvelle Russie avec laquelle ils pourraient travailler. D’après Rachel Denber, « déjà, au milieu de l’an 2000, les leaders occidentaux avaient compris que Poutine, jusque-là inconnu dans le champ politique, s’était assuré le pouvoir et dirigerait la Russie pour au moins quatre ans encore. Ils cessèrent pratiquement tous de pousser la Russie à faire des concessions sur la Tchétchénie. C’est ainsi que les avancées multilatérales les plus importantes obtenues par la communauté internationale sur la question tchétchène — notamment les résolutions de la Commission des Nations unies sur les Droits de l’Homme et du Conseil de l’Europe — ne reçurent aucun soutien au niveau bilatéral, et ne furent donc pas respectées. » Notons qu’à cette époque le conflit actuel en Tchétchénie vient tout juste de commencer.

Entre les publications du premier et du second de ces documents exceptionnels, Human Rights Watch fait paraître plusieurs rapports, envoie des lettres aux parties concernées, et exprime son point de vue sur les violences en Tchétchénie. Si on ne peut que louer l’excellence de son travail d’enquête et de compte-rendu, force est de constater que les recommandations de l’organisation reposent sur un modèle juridique qui place tous ses espoirs dans les « comptes à rendre » (« accountability ») des parties d’un conflit, c’est-à-dire dans leur disposition à honorer la responsabilité qui leur incombe d’enquêter sur les violations de droits humains commises sous leur juridiction — ou dans le territoire qu’elles administrent — et de poursuivre les auteurs des méfaits avérés. Or c’est bien en vertu de leur fidélité à un tel modèle que les recommandations délivrées par HRW ont créé les conditions favorables à l’aveuglement volontaire mentionné précédemment. Comment expliquer une pareille stratégie ? Comment une organisation qui se distingue à la fois par sa fermeté et par la qualité de son travail sur la Tchétchénie ? peut-elle contribuer à l’aveuglement volontaire des États lorsque ceux-ci réfléchissent à la manière de réagir à un conflit ?

Les rapports rédigés par HRW sur les violences commises en Tchétchénie ne sont pas ici en cause. Bien que largement fondés sur le travail de collègues russes ou tchétchènes opérant sur le terrain et associés à Mémorial, l’organisation russe de défense des droits humains, il ne leur en revient pas moins d’avoir fourni à la communauté internationale, en direct du front, des informations sur les auteurs, les victimes, et les lieux des violences. Le problème réside plutôt dans les recommandations adressées par HRW, notamment au gouvernement de la Russie : car demander aux parties concernées de « rendre compte » des exactions commises revient paradoxalement à oblitérer la question de l’imputation des violences.

tchétchénie, printemps 2002

Les événements du printemps 2002 illustrent parfaitement ce paradoxe : durant cette période, HRW publie deux rapports essentiels et tient les dirigeants de la planète informés de la situation en Tchétchénie, où les violences se poursuivent tandis que, pour sa part, le gouvernement russe tente de réagir aux deux rapports avant que la Commission des Nations unies sur les Droits de l’Homme ne se réunisse.

On l’a dit, la seconde guerre de Tchétchénie commence en automne 1999, avec l’entrée dans le pays d’une armée russe forte de 100 000 hommes et chargée de reprendre le contrôle de la république sécessionniste. En février 2000, à la chute de Grozny, la Russie déclare qu’elle a gagné la guerre. Forts de leur mainmise sur la capitale et de la fuite des combattants tchétchènes dans les montagnes pour récupérer leurs forces après la défaite, les occupants installent un gouvernement tchétchène prorusse et déclarent qu’il ne leur reste plus qu’un petit travail de « pacification » à entreprendre.

L’opération de « pacification » type se nomme la zachistka. En théorie, il s’agit de vérifier les papiers des civils en procédant au bouclage d’une ville et à la fouille systématique des maisons, afin d’y rechercher les combattants tchétchènes. Dans les faits, c’est l’occasion pour les soldats russes de se déchaîner. Le pillage est l’un des crimes les plus courants. Le vandalisme, la destruction gratuite des biens des Tchétchènes et les coups de feu tirés au hasard sont monnaie courante. Également fréquents, les coups et la torture, soit sur place, soit dans un lieu de détention près du quartier général où on emmène les personnes capturées (généralement des hommes). Nombreux sont ceux qui racontent avoir été soumis à des électrochocs, souvent sur les parties génitales. Il y a également des viols. Enfin, certaines personnes sont tuées, ou « disparaissent », tout simplement.

Parfois, selon les ressources de la famille, il est possible de racheter aux Russes une personne qu’ils détiennent. Mille dollars, quelques armes (achetées sans problèmes sur les marchés), un collier en or : les Tchétchènes échangent leurs maigres possessions contre la vie d’une personne chère ; ou contre son corps. Car ce genre de commerce se pratique également avec les corps des morts.

Tout au long de cette période, ce sont les forces russes qui constituent la plus grande menace pour les civils tchétchènes, même si le danger peut venir également des combattants tchétchènes. Ainsi Chamil Bassaiev a-t-il revendiqué la responsabilité de plusieurs attentats kamikazes, à la fois en Tchétchénie et en Russie. Si ces derniers, qui visaient des cibles russes, ont été davantage médiatisés, il n’en reste pas moins que de nombreux Tchétchènes ont péri lors d’attentats dans leur propre pays.

Le 2 février 2002, en réaction à ce type de violences, HRW publie un rapport intitulé « Swept Under : Torture, Forced Disappearances and Extrajudicial Killings During Sweep Operations in Chechnya » (« Sous le tapis : torture, disparitions forcées et assassinats extrajudiciaires lors des opérations « coup de balai » en Tchétchénie ») et décrivant les zachistka « d’une dureté exceptionnelle » que six villages tchétchènes ont subi au cours des mois de juin et juillet 2001. L’une d’entre elles a eu lieu à Alkhan Kala, une petite ville sur laquelle nous reviendrons. Au cours de ces opérations, les forces russes procèdent à des exécutions extrajudiciaires (c’est-à-dire à des assassinats), placent illégalement en détention des personnes dont certaines ont « disparu » par la suite, pillent et saccagent les maisons des Tchétchènes. Certaines des personnes décédées sont défigurées au point qu’elles n’ont pu être identifiées que grâce à leurs vêtements.

Après avoir rassemblé des déclarations de témoins oculaires de ces zachistka, HRW émet un ensemble de recommandations centrées autour d’une série d’« enquêtes » que l’organisation juge nécessaires, et qui doivent déboucher sur la désignation de « responsables ». Ces enquêtes devraient être menées par le gouvernement russe, mais aussi par une commission nationale, divers rapporteurs spéciaux des Nations unies et de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération Européennes (OSCE), ce qui montre le peu de confiance que HRW accorde aux autorités de Moscou.

Le rapport indique également qu’il faut enseigner aux forces russes les normes internationales définies par tous les accords internationaux en vigueur, notamment en matière de traitement des personnes placées en détention. Citant un article de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, HRW propose que l’armée russe soit instruite du caractère indispensable, avant de procéder à une arrestation, d’une « forte présomption » que la personne ait commis un délit, de la nécessité de faire figurer le nom des personnes arrêtées sur une liste mise à la disposition du public, de l’interdiction de torturer les détenus, de l’existence d’une loi russe exigeant que le procureur soit informé d’une mise en détention dans les 24 heures, et ainsi de suite. On est en droit de se demander si un cours d’instruction juridique est réellement en mesure de conjurer des violences aussi volontaires et brutales que celles infligées par les soldats russes aux habitants de Alkhan Kala, où s’est déroulée l’une des zachistka décrites dans le rapport « Swept Under ». Citons l’exemple d’une femme qui, plusieurs jours après la zachistka, cherchait encore son fils détenu, dont le corps sera retrouvé plus tard dans une fosse peu profonde : « ... son fils avait reçu une balle dans la tête, juste au-dessus de l’œil droit, et deux autres dans le côté gauche de sa poitrine. Son bras droit, placé derrière son dos dans une position qui n’avait rien de naturel, avait été démis, voire brisé. Mme Khasaeva expliqua également que ses jambes et sa poitrine portaient des marques de coups. » Lors de la session 2002 de la Commission des Nations unies sur les Droits de l’Homme, une résolution critiquant les actes russes en Tchétchénie a été présentée. Depuis le début de la guerre, la commission a réussi à plusieurs reprises à faire voter des résolutions condamnant les actions de la Russie en Tchétchénie, mais, cette fois-ci, les choses vont s’avérer plus difficiles. Au même moment, en effet, les Russes transmettent à leurs forces armées un ordre ayant pour but affiché de parer aux violences pouvant être perpétrées lors d’opérations de recherche. Introduit le 27 mars 2002 l’ordre 80, qui donne aux soldats russes de nouvelles instructions sur la conduite à suivre, constitue une réponse directe à beaucoup des recommandations formulées par les organisations de défense des droits humains : interdiction pour les soldats de porter un masque, de couvrir la plaque d’immatriculation de leurs voitures ou véhicules blindés, obligation de s’assurer la présence d’un procureur et d’un chef de village lors de chaque opération, de faire signer aux témoins un document attestant qu’aucun abus n’a été commis, de communiquer aux autorités du village le nom des personnes tuées ou détenues, et pour ces dernières l’endroit où elles sont emmenées et le chef d’accusation.

L’ordre 80 n’a eu de portée que sur le plan du discours. Formulé en des termes comparables à ceux utilisés par HRW dans ses recommandations, il permet aux autorités russes de tirer profit de la distance entre la formulation des règles de conduite et la réalité de leur transgression, répondant en cela à un discours lui-même décalé par rapport aux situations dans lesquelles ces transgressions se produisent.

Dans une lettre envoyée le 28 mars 2002, HRW demande au groupe de travail commun du Parlement Européen et de la Douma de « mettre un terme à l’impunité pour les troupes fédérales responsables de crimes commis, certains contre des femmes, dans la région. » Or, si l’on considère les informations que HRW a portées à l’attention de la communauté internationale, ainsi que la répugnance des autorités russes à assumer leur responsabilités et à conduire des enquêtes dignes de ce nom, ne semble-t-il pas totalement déplacé de « demander respectueusement » au gouvernement russe « de se conformer aux lois internationales garantissant les droits humains et humanitaires », d’enquêter et de poursuivre en justice, si le degré de violence le justifie, les soldats et officiers dont la participation aux atrocités aurait été établie, d’offrir à tous les membres des troupes servant en Tchétchénie une formation en matière de législation humanitaire internationale, et enfin de fournir une protection aux victimes et témoins des crimes ? Comment croire que de telles mesures aient une chance d’être prises ?

En Tchétchénie, l’ordre 80 a été salué comme une avancée par certains, dont Malika Umazheva, chef de l’administration locale dans la ville tchétchène de Alkhan Kala, qui expliqua :« L’ordre 80 a suscité beaucoup d’espoirs chez moi, mais ces espoirs se sont rapidement envolés. » [2] Ils se sont en effet dissipés avec les événements du 11 au 15 avril, lorsque Alkhan Kala a de nouveau fait l’objet d’une violente zachistka et qu’aucune des mesures promises n’a été respectée. Ainsi quand Malika Umazheva exige de pouvoir continuer à remplir ses fonctions, comme le lui permet l’ordre 80, on l’en empêche. Bien qu’elle soit plus tard parvenue à rassembler des preuves fournies par des habitants du village, sa suspension a pour fonction de l’empêcher d’assister à une série d’actes de violence : coups donnés sans raison, tortures et passages à tabac d’hommes capturés, pillages. Outre les vols commis dans des domiciles, une boutique récemment rénovée et vendant du contreplaqué, un élevage de volailles, l’hôpital local et des bâtiments de l’administration sont pillés. Une femme dont les possessions ont été volées tente bien ensuite, avec Mme Umazheva, de porter plainte, mais on leur répond : « Qu’est-ce que vous pensiez ? Nous sommes ici pour prendre ce dont nous avons besoin. » [3]

Quand Malika Umazheva demande au procureur Ferlevsky d’intervenir pour faire cesser ces abus, il lui répond qu’il n’a aucune autorité sur les troupes. À la fin de la journée du 12 avril, Malika Umazheva, le procureur Ferlevsky et le général Igor Bronitsky (dont les forces ont exécuté l’opération) se réunissent. « Le procureur m’a alors demandé de signer un document attestant que la zachistka s’était déroulée dans la discipline, sans aucune violation des droits humains », expliquera plus tard Mme Umazheva à un reporter. Elle tient tête au procureur et au général, refusant de signer le document, parce qu’« il y avait bien eu violation des droits humains. » Ils la poussent néanmoins à signer, lui disant que l’opération est désormais terminée et qu’ils vont partir. Après avoir discuté avec des gens du village, Mme Umazheva juge qu’il vaut mieux signer le document afin de mettre un terme aux souffrances que la zachistkaa causées. Au bout du compte, c’est un document vierge qu’elle devra signer.

Pendant le déroulement même de la zachistka, HRW sort un rapport intitulé « Last seen... : Continued Disappearances in Chechnya » (« Vu pour la dernière fois... : la persistance des disparitions en Tchétchénie »). L’organisation y étudie le cas de 87 disparitions de septembre 2000 et janvier 2002, tout en ajoutant qu’il y a lieu de croire que le nombre réel des disparitions est bien plus élevé. Selon ce rapport, « en dépit de ses obligations légales au plan international, la Russie n’a pas empêché ses forces de sécurité de s’impliquer dans de nouvelles « disparitions », et n’a absolument rien fait pour enquêter sur ces faits ni pour engager des poursuites judiciaires après qu’ils se sont produits. Les autorités civiles et militaires — instances chargées de l’enquête et des poursuites judiciaires dans les affaires de « disparitions » — agissent de manière inadéquate, ce qui permet aux forces de sécurité de commettre leurs abus en toute impunité. » Le rapport cite bien quelques améliorations formelles, comme l’ordre 80, tout en ajoutant qu’un ordre précédent, l’ordre 46, « semble avoir eu peu d’impact ». Quant aux recommandations faites dans ce document, elles ne sont guère différentes de celles formulées dans le rapport « Swept Under ».

À Alkhan Kala, l’ordre 80 n’a cessé d’être tourné en dérision. En estimant que signer le document qu’on lui soumettait protégerait la population de nouveaux abus, Mme Umazheva a fait un calcul qui s’est avéré faux : « Je les ai crus, mais ils m’ont trompée. Ils ont obtenu ma signature sur le document, mais le jour d’après ils assassinaient des gens. » [4] Les troupes russes sont revenues et restées deux jours de plus, exécutant d’autres hommes. Quelques jours plus tard Victor Kalamanov, représentant en Russie de Human Rights Watch pour la Tchétchénie, déclare publiquement que l’ordre 80 est respecté, qu’il n’y a aucune plainte et aucun abus. Le même jour la commission des Nations unies pour les Droits de l’Homme rejette la motion condamnant la Russie pour les violations commises en Tchétchénie. Depuis lors, plus aucun rapport régulier sur la situation dans le pays ne lui a été communiqué.

En mai HRW envoie deux autres lettres, l’une au Président américain, George Bush, l’autre aux chefs d’État de l’Union Européenne ainsi qu’à d’autres personnalités de premier plan. Dans ces deux lettres, l’organisation conseille à ces personnes de « parler clairement » au président Poutine et au peuple russe des problèmes constituant un obstacle à la démocratie en Russie, y compris les abus contre le peuple tchétchène. Soulignant la détérioration de la situation en matière de droits de l’homme en Tchétchénie, HRW demande une fois encore que la Russie soit contrainte de rendre publique une liste des personnes détenues, dans l’espoir que la transparence permette un jour de pointer les responsabilités. Enfin, en janvier 2003, presque un an après la publication de « Swept Under », un nouveau rapport, « Into Harm’s way : Forced Return of Displaced People to Chechnya » (« Dans l’étau : le retour forcé des personnes déplacées en Tchétchénie »), vient confirmer la tendance à ne pas dire clairement ce que l’on peut attendre du gouvernement russe. Une fois de plus, il lui est demandé de garantir que les personnes déplacées pourront rentrer chez elles en toute sécurité, que les atrocités commises feront l’objet d’investigations, que les rapporteurs spéciaux des Nations unies seront autorisés à enquêter, et qu’il y aura transparence en matière de détention.

Faut-il vraiment s’étonner de l’incapacité des organisations internationales et des gouvernements à prendre la pleine mesure du degré de violence et de l’hypocrisie des engagements démocratiques du gouvernement russe, quand les organisations de défense des droits humains elles-mêmes refusent de dire clairement ce que l’on peut réellement attendre de la Russie ?

à la recherche des droits humains

Le problème que nous venons d’évoquer, celui de la relation entre les circonstances dans lesquelles les abus se produisent, la manière dont on les décrit, et le genre de recommandations émises par les organisations de défense des droits humains, n’est nullement limité au cas de la Tchétchénie. Par exemple, dans un article consacré aux droits humains dans le cas du Libéria, Kenneth Cain souligne l’absurdité des recommandations faites par les organisations de défense de ces droits au gouvernement dirigé par Charles Taylor, comparables à celles faites pour la Tchétchénie. « Ces organisations, écrit-il, ont tendance à demander que des critères abstraits et idéaux soient satisfaits et à fixer des objectifs en matière de droits humains qui n’ont aucune chance d’être atteints dans le monde réel... il est difficile d’établir avec précision quels services des références aussi extravagantes aux accords internationaux et une adhésion aussi fantasque aux droits humains peuvent bien rendre aux victimes de violations de ces mêmes droits humains. » [5]

La question de savoir jusqu’où compter sur les gouvernements pour mettre en œuvre des réformes se pose constamment dans le domaine de la défense des droits humains, où « l’émancipation [s’articule] comme la relation entre un individu détenteur de droits et l’État, les droits humains plaçant l’État au centre de la promesse émancipatrice » [6]. La défense internationale des droits humains, telle qu’elle est pratiquée par les organisations professionnelles, constitue un modèle d’engagement conservateur. Ces organisations placent leurs espoirs de changement dans des modèles institutionnels ou étatiques, et il s’agit pour elles avant tout de modifier l’attitude de celui qui perpétue les violences, non de donner du pouvoir aux victimes et de se déclarer solidaires avec elles. Ces organisations prônent des critères juridiques internationaux en espérant que les gouvernements responsables des violences (car ce sont eux qu’elles visent le plus souvent) s’y conformeront. Pour un État, cela consiste à juger dans un cadre légal les individus qui mettent en pratique sa politique, plutôt qu’à changer cette politique elle-même. Tel est le rôle que la notion de « responsabilisation », ou celle de « comptes à rendre », joue aujourd’hui dans le discours des défenseurs des droits humains.

Lorsque l’application du principe de responsabilisation des parties s’impose comme la finalité poursuivie par les défenseurs des droits humains, au détriment de la détermination à « parler clairement » d’une situation, aussitôt, ceux que les États refusent de reconnaître comme détenteurs de droits voient ces derniers disparaître. À ce stade-là, il ne reste plus que deux manières de réagir : soit continuer à parler comme si un processus juridique de rétablissement des droits demeurait envisageable, en dépit des circonstances indiquant le contraire, soit se ménager une sortie de la problématique des droits.

Les organisations internationales de défense des droits humains optent généralement pour la première option, tandis que la seconde est devenue un sujet de débat pour les théoriciens. Si le moment à partir duquel les droits d’un individu ne sont plus garantis par un État signale la perte de toute pertinence du discours sur les droits, alors on pourrait dire, avec Giorgio Agamben, que les droits humains (à distinguer des droits du citoyen) sont des droits rattachés à la « vie nue » (zôé), c’est-à-dire des droits apolitiques. Pour le philosophe italien, « les droits ne sont attribués à l’homme [...] que dans la mesure où il constitue le fondement, qui disparaît immédiatement (ou plutôt qui ne doit jamais émerger à la lumière en tant que tel) ?du citoyen. » [7] Conçus ainsi, les droits ne sont et ne peuvent être proclamés qu’en relation avec une position juridique du sujet. Giorgio Agamben suggère alors que, si l’on veut sortir de cette problématique, il faut se situer complètement en dehors du champ politique et du discours sur les droits humains : « Aussi longtemps qu’une politique intégralement nouvelle — qui ne soit plus fondée sur l’exceptiode la vie nue — ne verra pas le jour, toute théorie et praxis resteront prisonnières d’une absence de chemin. » [8]

Cependant, si l’on s’appuie sur une autre manière de concevoir les droits, alors les limites du modèle juridique ne signalent plus la fin du discours sur les droits humains, mais plutôt une nouvelle manière de penser et d’exprimer leur revendication. Ainsi en va-t-il quand la question fondamentale des droits cesse de s’étayer sur la confiance accordée à l’État en tant que garant des droits, puis sur la déception qui succède à cette confiance, et va plutôt s’investir dans une politique des droits. Une telle politique se logerait à la frontière entre des droits que l’on peut réclamer (ceux des citoyens dans un système politique qui reconnaît leur citoyenneté), et des droits humains encore à l’état de promesse (pour une existence humaine indépendamment des garanties de l’État). Et si le sujet des droits était conçu, ainsi que Jacques Rancière le suggère, comme « le sujet, ou plus précisément le processus de subjectivation, qui comble l’écart entre deux formes d’existence de ces droits » [9] ? Dans ce cas, les droits n’appartiendraient pas à un sujet, mais seraient affirmés dans la disjonction entre les droits du citoyen (au sein d’un État) et ceux de l’homme (affirmant son identité politique là où elle n’est pas reconnue). Jacques Rancière désigne ceci comme un processus de mésentente, où l’on met « deux mondes dans un seul et même monde. Un sujet politique... est une capacité à mettre en scène de telles mésententes » [10].

quelles implications pour une défense des droits humains différente ?

Retournons brièvement en Tchétchénie en 2002, afin de ne pas oublier les enjeux de cette discussion. Malika Umazheva, la chef de l’administration locale de Alkhan Kala qui a tenté de faire respecter l’ordre 80 afin de protéger sa ville, sera renvoyée de son poste à cause de ses initiatives et de son refus de garder le silence. Elle s’est alors adressée aux défenseurs des droits humains et s’est exprimée lors de conférences dans la région ainsi que dans les médias. Elle a en outre refusé de céder son poste, a contesté son renvoi, et elle a fini par obtenir gain de cause. La veille du jour où elle devait reprendre ses fonctions, elle est abattue — de trois balles dans le dos tirées par les forces russes.

S’interroger sur la manière d’aborder les droits humains n’est pas un luxe. Pour certains, c’est même une entreprise qui peut coûter la vie. Que peut proposer une politique des droits humains qui s’écarterait du monopole juridique actuel, en réponse à des abus se produisant dans des circonstances où la vie est en jeu ? En guise de conclusion, je propose que les organisations de défense des droits humains prennent comme point de départ les recommandations suivantes :

  1. Qu’elles modifient la formulation de leurs rapports pour y inclure, au titre d’agents, ceux qui sont victimes d’abus. Autrement dit, qu’elles reconnaissent ce que les gens font pour se protéger et affirmer leurs droits. Une perspective exclusivement juridique réduit ces personnes au statut de « victimes » des abus, c’est-à-dire à un rôle prédéterminé qui leur confère du sens dans les rapports tels qu’ils sont rédigés actuellement. Mais c’est là une réduction grossière de leur existence. Ces rapports ne déboucheraient-il pas sur une compréhension différente des abus si chacun d’entre eux contenait quelques mots sur ce que les populations font pour se défendre ? Et si, en plus d’adresser des recommandations aux gouvernements, aux organisations internationales et multilatérales, ces rapports s’adressaient aussi directement à ceux qui subissent les violences et tentent de réagir ?
  2. Qu’elles modifient les termes de leurs analyses afin que les abus et les faits observés ne soient pas vus uniquement à travers le filtre des catégories légales internationales. On pourrait bien être surpris de voir les problèmes qui remonteraient à la surface si ce n’était en plus les lois mais les populations qui étaient considérées comme victimes d’abus et de tromperie, (voir la recommandation précédente).
  3. Qu’elles s’efforcent, au moins, de « parler clairement ». Dans le domaine de l’action humanitaire, Médecins Sans Frontières opère en supposant que les principes de base qui donnent sens à ce type d’action — son impartialité et sa neutralité — ne sont pas garantis lors de conflits, et doivent par conséquent être défendus avec énergie. Dans le domaine de l’action en matière de droits humains, les conditions fondamentales permettant la réalisation de ce que les organisations recommandent — et ceci même sur le mode juridique, dominant chez elles — n’ont pas été posées avec la même vigueur. Les organisations de défense des droits humains s’avèrent particulièrement incompétentes quand il s’agit de dire ouvertement à quel moment la volonté d’être solidaire avec les « victimes » entre en conflit avec la volonté de désigner des responsables. Pour changer cela, il faudrait qu’elles soient prêtes à s’aventurer un peu plus du côté de l’honnêteté que du côté de la loi. Cela entraînerait la prise de décisions difficiles par rapport à leurs recommandations, mais il n’y a aucune raison de fonder la défense des droits humains sur la facilité.

Traduit de l’anglais par Nathalie Cunnington

Notes

[1On trouvera l’ensemble des rapports, des lettres et des commentaires de Human Rights Watch sur le site www.hrw.org/doc ?t=europe&c=russia

[2Voir Maura Reynolds, « Chechens report abuses despite safeguards », Los Angeles Times, 23 Avril 2002.

[3« ’Mopping-up’ in the village of Alkhan Kala, 11-15 April 2002 », in Human Rights Center « Memorial », www.memo.ru/eng/memhrc/ texts/alkha...

[4Maura Reynolds, op. cit.

[5Kenneth Cain, « The Rape of Dinah : Human Rights, Civil War in Liberia and Evil Triumphant », Human Rights Quaterly, 21-2, 1999, p. 296-297.

[6Voir David Kennedy, « The International Human Rights Mouvement : Part of the Problem ? », Harvard Human Rights Journal, Vol. 15, printemps 2002, p. 113.

[7Giorgio Agamben, Homo Sacer I : le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1997, p. 139

[8Ibid.,p. 19

[9Jacques Rancière, « Who is the Subject of Rights ? », The South Atlantic Quaterly, vol. 104, numéro 2/3, printemps/été 2004, p. 302.

[10Ibid., p. 304.