Vacarme 34 / motifs

l’âge de l’accès

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Dans le combat pour l’accès aux traitements des séropositifs du sud, il est question deux fois de stratégie : du côté des moyens mis en œuvre par les activistes, de l’interpellation singulière jusqu’aux coalitions internationales, ou à la politisation des évidences comptables. Mais du côté, aussi, de la fin poursuivie : le succès majeur de cette lutte aura consisté, là où cette exigence semblait d’abord un vain rêve, à déplacer le débat vers les stratégies alternatives de sa réalisation.

une nouvelle ère

l’accès aux droits. En 1996, la XIe conférence internationale sur le sida marque, de l’avis de tous, une étape décisive dans l’histoire de la lutte contre l’épidémie. Les études scientifiques apportent la preuve de l’efficacité des traitements antirétroviraux pris en combinaison qui, s’ils ne peuvent guérir, ralentissent la progression de la maladie. Il est désormais possible de vivre avec le sida. Et l’éventualité de l’éradication du VIH chez les séropositifs, jusque-là impensable, est dans toutes les têtes. « One World, One Hope » : le slogan de la conférence marque l’avènement d’une nouvelle ère. Tous les participants n’accueillent cependant pas avec le même enthousiasme la masse de données rendues publiques. Le prix des traitements est de l’ordre de 12 000 $US par patient et par an. Dans ces conditions, quel espoir représentent les avancées thérapeutiques annoncées pour 90% des personnes atteintes qui vivent dans les pays en développement ? En reformulant le slogan de la conférence, les activistes s’interrogent avec cynisme sur l’universalité de la bonne nouvelle : « One World, One Hope — Big Joke ».

Il reste qu’au-delà du cynisme ils trouveront le moyen de se faire entendre. Cela conduira à une complète reconfiguration de la lutte contre le sida au niveau international, à l’émergence de nouvelles lignes de partage et d’affrontement entre ses acteurs — membres d’ONG, agents des États ou des institutions internationales, ou encore salariés des multinationales pharmaceutiques. La question de la mondialisation est posée, celle des rapports Nord/Sud aussi. La question du droit des personnes atteintes prend une dimension nouvelle en se posant désormais pour des millions d’individus pour qui elle n’avait jusqu’alors pas eu lieu d’être soulevée.

la solidarité internationale. En décembre 1997, à Abidjan, la Xe Conférence sur le sida et les MST en Afrique est le lieu des premiers affrontements publics.?Aux côtés du président ivoirien Henri Konan Bédié, Jacques Chirac et Hiroshi Nakajima, directeur exécutif de l’OMS, doivent intervenir lors de la séance d’ouverture. Au moment où le président français fait son entrée, une vingtaine de personnes atteintes du sida, principalement membres d’asso-ciations ivoiriennes, forment une haie d’honneur d’un genre particulier. Regroupées à l’entrée de la salle, calmes et silencieuses pour ne pas risquer une réaction trop vive des services de sécurité présidentiels plutôt agités, elles brandissent en guise de pancartes de simples feuilles de papier : « Je ne veux pas mourir », « Les malades sont tous égaux », « Ils ont droit aux mêmes traitements », « Accès aux médicaments pour les malades africains ». Les milliers de participants déjà installés dans la salle ne peuvent les voir ; Jacques Chirac va en revanche se retrouver nez à nez avec eux. Sans la moindre hésitation, il entreprend de leur serrer la main, l’un après l’autre, puis se dirige vers la tribune. Les militants, interdits, restent groupés quelques minutes avant d’aller à leur tour prendre place dans la salle. L’action était certes timide. Cette confrontation, transformée en séance de poignées de main, fut néanmoins l’une des premières fois où des malades du Sud revendiquaient publiquement leur droit aux médicaments, la première fois sans doute qu’ils prenaient à partie un chef d’État.

Il y a une certaine ironie à ce que ces militants aient choisi Jacques Chirac pour cible de leur action symbolique.?Il est à leurs yeux le plus puissant des dirigeants politiques présents et représente les pays riches du Nord. Mais, il est pourtant également celui qui s’apprête à déclencher les hostilités avec l’ensemble des bailleurs de fonds et des organisations internationales, entraînant, à l’instar des activistes, le débat de l’accès aux médicaments sur le terrain de la politique.

Après le discours d’une incroyable platitude du directeur de l’OMS, Jacques Chirac se lance dans un long plaidoyer en faveur de l’accès aux antirétroviraux dans les pays pauvres, et en appelle à la solidarité internationale :

« [...] Nous n’avons pas le droit d’accepter qu’il y ait désormais deux façons de lutter contre le sida : en traitant les malades dans les pays développés, en prévenant seulement les contaminations au Sud. [...] Il serait choquant, inacceptable et contraire à la plus élémentaire des solidarités d’assister sans réagir à l’instauration d’une épidémie à deux vitesses. Comment pourrions-nous continuer à invoquer les droits de l’homme et la dignité humaine dans les enceintes internationales si, dans le même temps, à l’abri des meilleures raisons, nous acceptions que des millions de malades restent privés pour toujours des thérapies les plus efficaces ?

[...] On nous dit que les nouveaux traitements coûtent si cher que leur généralisation serait financièrement hors de portée. Commençons par nous mobiliser davantage. [...] [la France] ne peut agir seule. Il est essentiel que les autres grands pays industrialisés accentuent avec elle leur mobilisation. À Abidjan, devant vous, je veux prendre solennellement l’engagement d’y contribuer de tout le poids de mon pays. Et je tiens à ce que le prochain sommet de ce qui est maintenant devenu le G8 marque une nouvelle étape pour répondre à l’attente de ceux qui placent une grande partie de leurs espoirs dans l’efficacité de notre action. La France invite ses partenaires, notamment européens, à créer d’urgence un Fonds de Solidarité Thérapeutique.

[...] J’ai la conviction que le combat contre le sida engage plus que jamais notre conception de l’homme et celle des sociétés dans lesquelles nous vivons. Il est urgent de riposter à l’extension de l’épidémie. Notre riposte doit être vigoureuse. Elle doit être non seulement médicale et scientifique, mais aussi résolument politique. »

Des années plus tard, les passages les plus édifiants de cette déclaration seront encore utilisés par les militants français pour sommer leur gouvernement de respecter ses engagements et accroître les financements pour l’achat de traitements. Pour l’heure, le président français est résolument du côté des malades. Le lendemain, Bernard Kouchner, alors secrétaire d’État à la santé, qui a accompagné le président dans ce voyage, donne une conférence de presse où il invoque la nécessité de l’« ingérence thérapeutique ».

Personne ou presque ne croit vraiment à l’horizon d’équité que cette déclaration appelle. Mais ce presque fait la différence. Le président ivoirien s’associe à l’appel de Jacques Chirac. Lors de réunions internationales, le ministre de la Santé de Côte d’Ivoire avance que « l’accès aux antirétroviraux [est] la condition sine qua non de la réussite des programmes d’ajustement structurel en Afrique ». En dépit du prix, certains États évoquent pour la première fois la possibilité de rendre ces médicaments accessibles. Les médias relaient ce que certains appellent une « conférence trop politique » et s’emparent de la question des traitements. En Côte d’Ivoire, comme dans d’autres pays sévèrement frappés par l’épidémie, c’est un message fort qui est transmis aux séropositifs. Pour ceux qui ignorent leur statut sérologique, l’option nouvelle peut changer la donne.

Pendant la conférence, la réaction des représentants de la Commission européenne et de la Banque mondiale indique clairement qu’eux aussi prennent au sérieux ce qui leur apparaît comme une « menace ». Aux discours de Jacques Chirac et de Bernard Kouchner comme aux exigences des associations de malades, ils répondent en invoquant « la réalité » et condamnent à mots à peine voilés les déclarations des responsables politiques français qu’ils jugent au mieux « utopiques », au pire « démagogiques ». « Une génération a été perdue », reconnaît Bruna Vitagliano de la Banque mondiale,{}mais « les traitements sont trop coûteux »{}pour les malades africains. « Plus que jamais la priorité reste la prévention » martèle Lieve Fransen, responsable des programmes sida pour l’Union européenne. La fermeté des réactions des deux plus importants bailleurs de fonds de la lutte contre le sida révèle le caractère extraordinaire du moment. Une révolution pourrait être en marche.

Bataille rangée

Investir l’espace politique. Pour les défenseurs de l’accès aux médicaments, il s’agit désormais d’investir les espaces de parole et de se faire entendre. Dès lors que leur exigence est devenue audible, même si elle est encore violemment rejetée, la confrontation est rendue possible. De fait les fronts se dessinent et une série d’oppositions se cristallise.

L’un des arguments forts opposés à l’accès aux antirétroviraux est celui du sous-développement : il est impensable de donner des médicaments à des malades qui n’ont pas accès à de l’eau potable pour les avaler : « Ce serait mettre la charrue avant les bœufs. » Pour Daniel Tarantola, de l’OMS, l’accès aux traitements est « l’arbre qui cache la forêt ». Les formules se succèdent, dans les journaux et les salles de réunions. Elles émanent tantôt de l’OMS, tantôt de représentants de gouvernements ou de certaines ONG — de développement, de lutte contre la malaria, ou même de lutte contre le sida.

La logique est frappée au coin du bon sens : les antirétroviraux sont la Rolls de la lutte contre le sida ; avant de penser à introduire ces traitements dans les pays en développement, il faut y apporter l’eau, les routes, des médicaments de base, des soins palliatifs, etc. L’OMS, forte de son expertise, explique avec pédagogie que l’accès à la santé ?doit être conçu comme on monterait « une pyramide » : il s’agit d’abord de poser les bases sur lesquelles on construira ensuite, pierre après pierre.

À cela les défenseurs de l’accès aux traitements rétorquent en brandissant l’urgence et le nombre de morts, la nécessité de renoncer au « business as usual ». Pour eux, les méthodes traditionnelles ont fait la preuve de leur inefficacité. Il est indigne de développer les soins « palliatifs » (accompagner les malades vers la mort) pour « pallier » l’absence de traitements, alors que ces traitements existent. Parce que l’épidémie est galopante, que les séropositifs, les malades et les morts sont chaque jour plus nombreux, l’accès aux antirétroviraux doit, au contraire, jouer un rôle de « locomotive », créer un effet d’entraînement permettant de renforcer les systèmes de santé. Cela sous-entend un changement d’échelle significatif dans les financements de la lutte contre le sida et de l’aide au développement, mais aussi un changement radical des politiques imposées par les bailleurs de fonds ; notamment la fin des ajustements structurels de la Banque mondiale et du « tout prévention » qu’elle prône en tandem avec la Commission européenne.

Mais les économistes sont têtus. Mead Over, de la Banque mondiale, n’a de cesse de refaire ses schémas pour convaincre de l’efficacité de la prévention, et souligne la nécessité de cibler les prostituées, véritables « pompes à infection ». Lorsque les activistes lui font remarquer que l’enjeu, au-delà de la question de la disponibilité des préservatifs, est de faire en sorte qu’ils soient utilisés, ce qui est difficile dans un contexte de fatalité vis-à-vis d’une maladie contre laquelle on ne peut rien et que beaucoup préfèrent par conséquent ignorer, il rétorque que ceci est hors du champ de ses compétences et qu’il faudrait s’adresser à des comportementalistes. Cela ne l’empêchera pas de publier une série d’ouvrages pour la Banque mondiale, destinés à « guider » les pays qu’elle finance dans leurs choix de stratégies de lutte contre l’épidémie. Lorsqu’il est question d’argent les affrontements sont tout aussi âpres. Pour les tenants d’une politique exclusivement préventive, il suffit de multiplier le nombre de séropositifs de n’importe quel pays du Sud par le coût du traitement pour un patient pendant une année pour se rendre compte que le chiffre obtenu est supérieur au produit national brut du pays. Absolument irréaliste donc de vouloir s’engager dans cette voie.

L’art du calcul devient l’arme de chacun et tous comptent leurs morts. La plupart des ONG ou institutions engagées dans la lutte contre le paludisme sont formelles : le paludisme tue un million de personnes par an, plus que le sida. La priorité doit donc aller à cette pathologie. Lorsque le débat se fait plus précis sur les conditions de réalisation de l’accès aux médicaments, c’est contre les résistances que développerait le virus en cas de prise irrégulière des médicaments que l’on met en garde. Les antirétroviraux doivent être pris à heure fixe et sans interruption. Or, souligne Andrew Natsios, directeur de l’agence américaine d’aide internationale (USAID), beaucoup d’Africains « n’ont jamais vu une montre de leur vie ».

Faire feu de tout bois. Pour les défenseurs de l’accès aux médicaments le défi est de taille. Comment rendre à la situation son caractère insupportable et d’injustice, quand il est par ailleurs admis qu’un million de personnes meurent chaque année du paludisme, que l’on sait prévenir ? Pourquoi les plus hautes instances de décision internationales, mais aussi l’opinion publique, devraient-elles s’émouvoir plus que d’ordinaire des morts dues au sida, quand la mort causée par la famine, la diphtérie, la tuberculose, le paludisme sont monnaie courante pour ces populations ? Les maladies mortelles sont légion dans les pays en développement. Tout le monde le déplore, mais comme on l’entend couramment « c’est la vie ». Le principal problème, c’est la pauvreté.

Les défenseurs de l’accès aux médicaments savent qu’ils ne peuvent se contenter de dénoncer la situation des malades sans traitement : revendiquer des droits dans un contexte où les droits les plus élémentaires sont absents ne suffit pas à ébranler l’ordre des choses. La colère et son expression pouvaient galva-niser les convaincus, leur donner l’énergie de croire à leur entreprise, mais pas susciter une soudaine prise de conscience et une remise en question des politiques internationales.

Pourtant, qu’une poignée de personnes aient subitement refusé d’admettre la situation, la qualifiant d’inacceptable, et que fortes de cette conviction elles se retournent contre les gouvernants pour leur demander des comptes et montrent du doigt leur responsabilité a certainement ouvert une brèche. Les activistes se sont ainsi imposés dans l’espace politique. Il leur faudra ensuite monter au créneau sur tous les fronts, s’approprier les différents champs rhétoriques et d’expertise, changer les représentations, provoquer d’infimes glissements qui participeront d’une reconfiguration du débat et feront entendre ces voix nouvelles permettant de penser la réalité différemment.

Il s’agit de déconstruire les argumentaires, de donner à voir leurs incohérences et dévoiler ce qui se cache derrière les raisons avancées — l’acceptation du fatalisme, que la valeur d’une vie fluctue selon le pays d’origine et vaut moins qu’un cachet dans la plupart des pays du monde, le racisme, la cupidité. Ces efforts, exercés simultanément, allaient contribuer à perturber l’équilibre jusque-là établi.

Chaque année pour le 1er décembre, journée mondiale de la lutte contre le sida, l’OMS et l’ONUSIDA publient les statistiques de l’épidémie. À force de répétition, la litanie des chiffres tend à perdre toute signification. On les entend, on les répète, mais la réalité à laquelle ils renvoient semble se réduire à une succession d’opérations comptables. Les malades décident alors de rendre une identité à ces nombres abstraits, de confronter les bailleurs de fonds si friands de leur utilisation aux visages de ceux qui les forment. Une campagne est lancée entre associations du Nord et associations du Sud. Le principe en est simple : les malades rédigent une lettre ou utilisent un modèle type que les associations renvoient par la poste ou par Internet à leurs collègues du Nord, qui les photocopient et adressent, par paquet de trente-cinq, chaque semaine, aux responsables de la lutte contre le sida de la Commission européenne, de la Banque mondiale, de l’OMS, de l’ONUSIDA, de la coopération française et de l’agence de développement américaine. Les courriers sont nominatifs, leurs termes rudimentaires, la demande toujours la même :

« Je vous écris ce courrier pour vous faire part de ma situation et, compte tenu de vos responsabilités institutionnelles, solliciter votre aide. Je suis porteur du virus du sida. Habitant à XXXXX, je n’ai pas la possibilité d’accéder dans mon pays à des traitements antirétroviraux.Comme vous devez le savoir, il est vital pour moi que je puisse me soigner. Vous avez certainement la possibilité de me procurer les médicaments dont j’ai besoin. Impliqué comme vous l’êtes dans la lutte contre le sida, vous ne pouvez refuser de m’aider. Ma vie est entre vos mains, j’attends avec impatience votre réponse.

Je vous prie de recevoir, Madame, Monsieur, mes salutations respectueuses.

Signature »

La tactique répond à la nécessité, pour les associations du Nord qui reçoivent quotidiennement des demandes d’aide de leurs homologues du Sud, de transformer ces requêtes en acte politique et leur chercher une réponse politique, là où certains prônent la débrouille humanitaire. C’est aussi une façon de faire partager, au moins en partie, la pression qui s’exerce sur eux avec les responsables institutionnels. C’est enfin un moyen de réduire la distance entre la « réalité du terrain » et les détenteurs des cordons de la bourse.

Puisque l’économie est un élément incontournable du débat, les défenseurs de l’accès aux médicaments sont prêts à jouer le jeu ; ils insistent donc pour que soient mis en balance le coût des traitements et celui de l’inaction. L’épidémie coûte cher en effet (la Banque mondiale tirera la sonnette d’alarme à partir de l’an 2000) : disparition des forces vives et des élites formées, hospitalisations de longue durée, absentéisme au travail, funérailles. Pour les individus comme pour les pays, la note est lourde.

À la logique des choix et des oppositions (entre sida et paludisme ou tuberculose, traitement et prévention), ils opposent celle de la santé publique et d’une prise en charge globale : prévention et traitements se renforcent mutuellement et ne peuvent donc être dissociés ; en outre, développer la capacité de prise en charge des malades du sida profitera au système sanitaire dans sa globalité. Le sida, attaquant l’immunité des individus, favorise le développement d’innombrables maladies opportunistes, dont la tuberculose ; donner accès aux antirétroviraux, c’est maintenir les séropositifs en bonne santé et prévenir ces infections.

Dans les faits, les antirétroviraux sont déjà présents dans les pays en développement. Dans chaque pays de petits nombres de malades, certes parmi les plus nantis, sont sous traitement. Dès lors il ne s’agit plus tant de se poser la question de leur introduction que d’accompagner leur accès et d’en permettre la démocratisation. Au passage, les arguments des détracteurs de l’accès se retournent contre eux. Pour prévenir la prise anarchique de traitements, pour éviter les contrefaçons et le marché noir, la meilleure stratégie est de donner accès à ces traitements aux populations, si possible gratuitement. Le défi est de taille, mais les pays en développement ne sont pas de vastes terres désolées dépourvues de toute infrastructure. À partir d’hôpitaux et de centres de soins existants, et en impliquant le tissu associatif investi dans la prise en charge, il est possible de penser un accès large. Cela impose certes de repenser dans bien des cas les relations sociales entre milieu médical et acteurs non médicaux, mais, de la même façon que cette performance a pu être exécutée au Nord sous la pression de l’épidémie, elle peut être reconduite au Sud.

Ce qui se joue alors c’est la démonstration de la faisabilité de l’accès aux antirétroviraux dans les pays pauvres. L’ONUSIDA a d’ailleurs lancé en 1997 des programmes pilotes d’accès dans quatre pays, qui, avec les financements certes maigres du Fonds de Solidarité Thérapeutique International, se mettent timidement en place à partir de 1998. Les rares qui militent pour l’accès — activistes, médecins, experts des agences internationales — mobilisent conjointement leurs énergies afin d’apporter la preuve que l’on peut traiter correctement les malades du sida dans les pays à faible revenu, et que ces malades sont aussi disciplinés à suivre leur régime thérapeutique au Sud qu’au Nord.

Enfin, si le prix des médicaments pose tant de problèmes, peut-être est-il temps de le remettre en question, plutôt que de condamner les populations. Après avoir tenté de négocier avec les entreprises pharmaceutiques des réductions de prix, et devant la disparité entre les capacités de paiements des pays et les prix obtenus, les activistes finiront par interroger de façon plus critique la fabrication même de ces prix. Les multinationales deviennent l’ennemi des malades, ennemi qu’il est relativement facile de livrer aux médias. Leur avidité, leur pouvoir et leurs secrets attisent la colère. Sur ce terrain nouveau va se reconfigurer la mobilisation pour l’accès aux médicaments.

Reconfiguration de l’espace politique

Le temps des victoires. À partir de 1999, des réunions sont organisées par les ONG (notamment Health Action International, CPTech et MSF) sur le thème de la propriété intellectuelle et de l’accès aux médicaments. Les militants trouvent là de quoi enfoncer un nouveau coin. Si les multinationales refusent de rendre accessibles leurs produits, d’autres sont en mesure d’en fabriquer des versions génériques. Le Brésil et la Thaïlande ont d’ailleurs adopté cette stratégie et font produire certains antirétroviraux par des entreprises d’État. Les fabricants privés indiens s’engouffrent dans la brèche. En 2001, l’entreprise Cipla annonce une trithérapie à moins de 300 $US par an et patient. Le prix a donc chuté de près de 97%. Les revendications pour l’accès aux médicaments se font plus offensives que jamais. Ceux qui les portent ont de nouvelles armes à leur disposition. Tout d’abord, les calculs des bailleurs de fonds doivent être revus. L’argument économique perd de sa force : l’OMS reconnaît qu’un médicament « essentiel » est un médicament qui, comme les antirétroviraux, permet la survie des malades, et pas seulement un médicament qui bénéficie d’un bon rapport coût/efficacité.

Jusqu’ici les informations sur le coût réel de fabrication des médicaments étaient particulièrement opaques. Il était donc difficile de contrer le discours des industriels, qui déclaraient être dans l’incapacité de réduire davantage les prix. Désormais, il est acquis que les médicaments peuvent être produits à des coûts extrêmement limités. Dans le même temps les rapports financiers sur l’industrie pharmaceutique n’ont jamais été aussi enthousiastes : cette industrie est devenu la plus rentable de toutes, elle dégage des marges bénéficiaires à faire pâlir de jalousie banquiers et pétroliers. Il est donc aisé de la mettre en porte-à-faux et de s’allier l’opinion publique en dénonçant sa fourberie et sa cupidité. Certains de ses dirigeants facilitent d’ailleurs la tâche des activistes en multipliant les maladresses. Ainsi, en France, le directeur général du Syndicat national de l’industrie pharmaceutique, Bernard Lemoine, déclare en 2000 : « Je ne vois pas pourquoi on exigerait de l’industrie pharmaceutique des efforts spécifiques. Personne ne demande à Renault de donner des voitures à ceux qui n’en ont pas. »

Mais l’industrie pharmaceutique a pour elle le droit international — ses lobbies ont œuvré pendant près de trente ans pour obtenir, lors de la création de l’OMC en 1995, l’adoption de l’accord sur les ADPIC (Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce), afin que soit imposé de la sorte à l’ensemble des États membres le respect de leurs brevets. Or d’ici 2000 ou 2006, selon leur niveau de développement, l’ensemble des pays pauvres sera tenu d’appliquer ces règles. Les brevets protègeront alors les médicaments pour une durée minimale de vingt ans, et durant cette période le monopole aura force de loi : l’option des génériques pour les malades du sida sort du champ des possibles.

Une nouvelle joute s’engage. Il n’y a qu’une alternative, « abolir la propriété intellectuelle partout où elle tue » (slogan d’Act Up-Paris) ou aménager les textes permettant de contourner le droit des brevets. Les ONG choisissent de jouer sur les deux tableaux.

Dénoncer les brevets est une chose, mais la plupart des ONG savent qu’une position trop extrémiste risque de s’avérer peu efficace à court terme. Il importe certes d’avancer, en certaines occasions, des revendications entières et fortes, de s’associer à d’autres mouvements parmi ce que compte d’alliés l’altermondialisme, mais il faut aussi savoir rester pragmatique.

Cette posture, les associations de lutte contre le sida ont d’autant plus de facilité à la tenir que leur expérience de la revendication s’est toujours faite dans l’urgence, dans un contexte de péril tel qu’une bataille ne peut être engagée sans que soit anticipé un minimum de résultats concrets. Dans l’histoire de cette mobilisation, arracher des victoires a toujours été une question de survie.

Mais appeler l’OMC à trouver des aménagements suppose d’être soi-même en mesure de les formuler. Autour de cette nécessité se réorganise la galaxie des ONG qui, d’une façon ou d’une autre, sont engagées sur l’accès aux médicaments. Une coalition internationale émerge, informelle mais qui sait tirer parti des spécificités de chacune de ses composantes. Les rôles se distribuent alors, et dans le même temps la connaissance et l’expertise. Certains, comme CPTech, travaillent depuis des années dans le champ de la propriété intellectuelle et possèdent un savoir précis du monde de l’industrie pharmaceutique. Ils apportent l’expertise technique et la crédibilité qui va de pair. D’autres, comme MSF, confrontés à la difficulté de disposer de médicaments adaptés aux besoins des populations qu’ils soignent dans les pays en développement, s’interrogent sur les règles internationales qui conditionnent le recours aux génériques. Ils mettent également en lumière l’inefficacité des mécanismes de la recherche lorsqu’il s’agit de découvrir des thérapies contre les pathologies endémiques des pays pauvres. MSF est en outre une puissante machine de communication qui, depuis son prix Nobel obtenu en 1999, bénéficie d’une forte légitimité vis-à-vis des institutions et des médias. Act Up, HealthGap et d’autres brandissent la légitimité des malades. Leurs actions publiques contre les laboratoires pharmaceutiques, les représentants des États ou des institutions internationales, suscitent l’attention des journalistes et instaurent un rapport de force qui cristallise les tensions et maintient la problématique dans un registre pas uniquement humanitaire, qui résonne politiquement. TAC, groupe activiste sud-africain, a la légitimité des malades, celle des pays en développement, et sait user de la désobéissance civile comme des tribunaux. Health Action International, experte des questions de santé et du lobbying international, est impliquée de longue date dans les pays en développement. TWN, réseau de lobbying issu des pays du Sud, a suivi la mise en place de l’OMC et sait tisser d’utiles collaborations avec les représentants des États des pays en développement. Oxfam, qui mène une action internationale sur le développement, a mis son potentiel de communication et son expertise en œuvre. Les malades thaïlandais de TNP+ manifestent et saisissent les tribunaux pour défendre la production locale de médicaments. D’autres encore rejoignent ce qui devient un véritable mouvement. Il compte peu de membres au regard de l’ampleur de la tâche, mais a pour lui un souci d’efficacité et une détermination qui parviennent à transcender bon nombre des difficultés de l’action collective. Celle-ci impose en effet de faire en permanence preuve de flexibilité pour s’accommoder des modes de fonctionnement de ses alliés, de leurs origines militantes, de leur culture et de ses limites, de leurs représentations, etc. Cette drôle de nébuleuse parvient à donner une illusion de puissance, de multitude issue des quatre coins du monde, développant une expertise qui finit par intéresser les institutions, et capable d’une force de frappe médiatique inquiétante.

mutations. Les conflits s’organisent selon deux axes. D’un côté il faut l’emporter sur les laboratoires pharmaceutiques ; il ne s’agit pas tant d’obtenir d’eux des concessions ou des faveurs — ce temps là est révolu — que de les battre sur le terrain des représentations et sur celui de la morale. De l’autre, l’enjeu est de maintenir la pression sur les bailleurs de fonds, Banque mondiale, Commission européenne et plus généralement l’ensemble des pays riches.

À Prétoria, en avril 2001, les trente-neuf multinationales pharmaceutiques qui avaient intenté un procès à l’État Sud-africain pour interdire certaines souplesses législatives favorisant le recours à des médicaments moins chers sont contraintes d’abandonner les poursuites. Les malades du sida sud-africains qui s’étaient portés partie civile, soutenus par leurs alliés, ont remporté la bataille.

Quelques mois plus tard, en novembre, l’OMC tient sa Xe conférence interministérielle à Doha. La question du médicament est à l’ordre du jour. Le secrétariat de l’OMC subit depuis des mois le harcèlement des ONG. Celles-ci ont noué des contacts privilégiés avec les médias. Parallèlement aux pressions exercées sur les pays du Nord, elles entretiennent des liens directs avec certaines délégations de pays du Sud. Après l’attentat du 11 septembre, le climat international se tend. La diplomatie américaine est particulièrement rétive. L’administration Bush est de son côté inquiète de la menace que représente l’anthrax après plusieurs envois de poudre contaminée. Bayer, le laboratoire qui détient le brevet sur le traitement contre l’anthrax, la ciprofloxacine, peut le produire en grande quantité mais demande un prix relativement élevé — entre 1,75 et 1,85 $US le comprimé. Le 23 octobre 2001, devant le Congrès, Tommy Thompson, secrétaire d’État américain à la Santé annonce ? : « Je peux vous assurer que nous n’allons pas payer le prix qu’ils demandent. » Il explique que si Bayer ne baisse pas son prix le gouvernement est prêt à contourner le brevet pour s’approvisionner en versions géné-riques. L’annonce fait le tour du monde. Les États-Unis s’apprêtent à faire pour l’anthrax ce qu’ils tentent d’interdire aux pays en développement pour le sida. L’épisode échauffe les esprits et fournit un cas d’école aux ONG pour poursuivre leur entreprise de pédagogie auprès des médias. Quinze jours plus tard, lorsque l’ensemble des pays membres de l’OMC se retrouvent à Doha, un bloc de plus de soixante-dix pays en développement se forme et revendique le droit à utiliser certaines flexibilités de l’accord sur les ADPIC afin de pouvoir recourir aux génériques avant l’arrivée à échéance des brevets. Les débats sont tendus. Mais les pays en développement emportent la bataille. L’OMC adopte une déclaration « ADPIC et santé publique ». La victoire, bien que symbolique puisque la déclaration a essentiellement clarifié l’interprétation de droits qui figuraient déjà dans l’accord sur les ADPIC, n’en est pas moins importante : pour la première fois l’OMC reconnaît que les impératifs de santé publique peuvent primer sur les intérêts commerciaux. Dans son communiqué de presse, Act Up titre « Malades 1, Industrie Pharmaceutique 0 ».

Du côté des financements, si les progrès sont moins spectaculaires, les mentalités évoluent. Entre 2000 et 2002 se dégage finalement un consensus international en faveur de l’accès aux médicaments. Le discours de l’ensemble des institutions a nettement évolué. Il est désormais impossible de refuser l’accès aux médicaments, et, d’une façon ou d’une autre, tous doivent y contribuer ; ce qui signifie un accroissement massif des financements. En avril 2001, à l’occasion du Sommet spécial de l’OUA sur le VIH, la Tuberculose, le Paludisme, Koffi Annan en appelle à la constitution d’un fonds international réunissant de 7 à 10 milliards $US par an pour lutter contre le sida, la tuberculose et le paludisme. Quelques mois plus tard les Nations unies tiennent une session spéciale sur le sida. L’épidémie est de plus en plus présentée comme une question de « sécurité internationale ». Les États membres des Nations unies s’engagent derrière Koffi Annan. Les médias parlent d’une « volonté sans précédent de contrôler l’épidémie ». Cette réunion débouchera sur la création du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et la malaria, qui deviendra opérationnel en 2002. Le G8 devient alors la principale cible des activistes. Au-delà des déclarations et des promesses, ils veulent contraindre les États à prendre des engagements concrets, dans les proportions nécessaires. Dans différents pays, des campagnes nationales sont lancées. Certains groupes, profitant d’élections présidentielles pour accroître la pression, se lancent dans de véritables stratégies de harcèlement : en 1999 et en 2000 HealthGap traquait Al Gore aux États-Unis, deux ans plus tard Act Up est sur les talons de Lionel Jospin.

Les objectifs se calculent d’autant plus précisément qu’en 2002 l’OMS lance, au cours de la XIVe conférence internationale sur le sida, son initiative « 3x5 » : la mise sous traitement de 3 millions de personnes d’ici 2005. De leur côté, les activistes font de cette conférence un tremplin médiatique pour imposer la seule question qui importe : « Où sont les 10 milliards ? »

Le 28 janvier 2003, Georges W. Bush annonce un plan d’urgence contre le sida. Plagiant les activistes américains, il rappelle que « chaque jour qui passe représente la mort de 8 000 personnes atteintes du sida en Afrique ?et 14 000 nouvelles contaminations ». Alors que le conflit diplomatique est ouvert avec la France qui, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, s’est opposé solennellement à l’intervention militaire en Irak, et tandis que les manifestations anti-guerre se multiplient dans la plupart des capitales, Georges W. Bush invite l’Europe, le Japon et le Canada à se joindre à lui dans une « grande mission de secours » contre le sida et à « accompagner leurs bonnes intentions par des ressources réelles ». Quelques mois plus tard, il viendra au G8 de Gênes avec l’autorisation du Sénat d’engager 15 milliards $US sur cinq ans, tandis que Chirac annoncera le doublement de ses financements à la lutte contre le sida : 150 millions.

L’instrumentalisation du sida est manifeste. Il s’agit désormais de la carte humanitaire maîtresse de Bush, qu’il ne se prive pas d’utiliser pour moucher le « pays des droits de l’homme ». Les financements américains restent dans les années qui suivent bien en deçà des annonces, mais on assiste à une prise de pouvoir des États-Unis dans la lutte contre le sida. Certains se réjouissent de voir les financements s’accroître sur le terrain, d’autres s’inquiètent de ce que dans certains pays 90% des ressources soient d’origine américaine. Car l’argent arrive accompagné de ses règles d’utilisation. Et l’idéologie de l’administration Bush, dans sa version morale et religieuse comme dans sa version libérale, entraîne une mutation et une restructuration des pratiques : lutter contre la contamination c’est avant tout prêcher la fidélité et l’abstinence, donner accès aux médicaments passe par l’achat auprès des multinationales et non des producteurs de génériques. Ces milliards de dollars imposent la suprématie d’une vision que le Fonds mondial, le seul outil de financement multilatéral d’ampleur mais qui peine à remplir ses caisses, peut difficilement contrer.

En juillet 2004, la conférence internationale de Bangkok, avec son slogan « accès pour tous », marque le retour à une sorte de point d’équilibre. Les conflits majeurs autour de ce que doit être la lutte contre le sida dans les pays en développement semblent aplanis.

Tout n’est certes pas réglé à l’OMC. Depuis la victoire de Doha, le lobby pharmaceutique a au contraire regagné du terrain, et, au-delà de ses déclarations symboliques plusieurs fois répétées, l’OMC se montre incapable de fournir les mécanismes concrets qui assureront le recours aux génériques. En outre, pendant que se déroulait la bataille, le nombre de personnes atteintes par le sida — aujourd’hui plus de 40 millions de personnes — a doublé, et l’élan pour l’élargissement de l’accès aux médicaments trouve difficilement son rythme. Il est cependant indéniable qu’un mouvement est engagé : revenir en arrière semble désormais impossible.

C’est du moins ce que l’on pouvait croire en juillet 2004. Un an plus tard, les cartes se brouillent pourtant à nouveau. Et, cette fois-ci, ce ne sont pas les activistes qui perturbent l’espace politique. L’offensive américaine cherche à imposer de nouvelles normes — d’anciennes normes pourrait-on dire, puisqu’elles remettent au goût du jour des pratiques que l’on croyait disparues pour de bon : écarter le préservatif pour imposer abstinence et fidélité, contraindre les pays à signer des accords commerciaux bilatéraux qui, au passage, les privent des quelques flexibilités en matière de propriété intellectuelle gagnées à l’OMC, assurer l’hégémonie des multinationales en finançant uniquement l’achat de leurs produits. Bref, tenter par tous les moyens de court-circuiter les dispositifs multilatéraux, imparfaits mais plus équitables, pour asseoir une certaine conception du monde.

Ce sont aujourd’hui les États-Unis qui imposent l’agenda politique à partir duquel les activistes doivent se réorganiser, reconstruire de nouvelles stratégies. Ce faisant Bush marque à nouveau la différence entre gouvernants et gouvernés. La bataille peut reprendre. Elle doit reprendre pour que le droit des malades à disposer de leur corps et de leur vie privée, à choisir les produits qu’ils consomment, à construire leur pays et le monde dans lequel ils souhaitent vivre ne leur échappe à nouveau.