« faut-il défendre la société ? » Foucault et le problème de la société civile
La société civile est aujourd’hui de tous les mots d’ordre : cet étendard circule des mobilisations anti-autoritaires aux mouvements sociaux, et de ceux-ci à leurs adversaires libéraux. Une mise en ordre philosophique est donc utile, mais ne doit pas perdre de vue l’essentiel : concept voué à la dispersion, « la société civile » n’est pas le nom d’une réalité mais celui d’une bataille, d’un conflit des interprétations dont l’issue reste à venir.
Lors de l’interruption du processus électoral qui aurait dû conduire, en Ukraine, à l’élection du candidat à la présidence soutenu par le voisin russe — ce que l’on a appelé la « révolution orange » —, on sait le rôle qu’a joué un groupe activiste constitué d’étudiants, nommé Pora. Celui-ci a d’abord préparé activement la dénonciation du processus électoral avant même la tenue des élections, en donnant corps à la conviction générale suivant laquelle les fraudes auraient lieu. Le groupe Pora a, ensuite, introduit à la fois les exigences de non-violence et les instruments d’une stratégie pacifiste de contestation du pouvoir ; il a, troisième trait notable, refusé au lendemain du scrutin de se constituer en parti politique, préférant devenir un comité de vigilance exerçant, sans participer au gouvernement de l’Etat, une surveillance sur les possibles (et probables) dérives de la nouvelle équipe en place.
L’action de ce groupe a été inscrite, par les observateurs politiques, dans une filiation double, conduisant à porter sur son action des jugements assez contrastés. Pora, on le sait, s’inspire directement (via une série de contacts et de circulations des techniques militantes) d’autres mouvements actifs en Europe centrale (Zubr au Belarus, Mjaft en Albanie, Kmara en Georgie), prenant modèle sur le groupe d’étudiants serbes Otpor, qui a activement contribué au renversement du président Milosevic [1]. Il est alors tentant de voir, dans ces institutions, les véritables instigateurs de mouvements comme Otpor, dont l’intervention serait du coup une pièce dans le jeu géopolitique : il s’agirait d’instaurer en Europe centrale des gouvernements amis des Etats-Unis, acquis aux bienfaits de la démocratie et de l’économie de marché et dégagés de l’influence de Moscou. On aurait ici affaire à une sorte de version pacifiste et mitteleuropade ce que fut, en Italie, l’opération Gladio.
À cette analyse, on peut toutefois en opposer une autre, moins étayée, sur la circulation des fonds que sur la coïncidence des dates : il est difficile de voir, dans ces mouvements, le masque d’une stratégie américaine sans remarquer, en même temps, que la déposition de Milosevic suivait d’un an à peu près les grandes manifestations de Seattle, qui allaient donner son impulsion au mouvement altermondialiste et prendre l’hyperpuissance à revers. L’alliance, décisive dans l’arrivée au pouvoir de Vojislav Kostunica, entre le mouvement étudiant et la grève générale initiée au même moment par les ouvriers des principales mines du pays, présentait à ce titre une parenté troublante avec l’accord des « Teamsters and Turtles » (des camionneurs et des défenseurs des tortues), rapprochement historique entre syndicats et mouvements activistes dont Seattle fut le théâtre. On peut noter, de même, que la révolution orange fut contemporaine d’autres mobilisations, qui virent en Europe les opinions publiques s’opposer massivement (en Angleterre ou en Espagne) à la participation des Etats à la guerre américaine en Irak ; ou que le leader de Mjaft se revendique volontiers, dans ses rapports avec le gouvernement albanais, de la manière dont Michaël Moore harcèle ses interlocuteurs [2]. Il est alors possible de voir, dans l’action de groupes comme Otpor ou Pora, l’expression d’une insatisfaction ou d’un refus à l’égard de régimes qui, de toute manière, ne jouissaient guère d’un quelconque soutien populaire ; ce refus, irréductible à son instrumentalisation éventuelle, émanerait d’abord des sociétés elles-mêmes, et donnerait lieu à des mouvements dépassant à la fois frontières nationales et enjeux stratégiques, pour situer leur intervention hors de l’Etat, comme hors de toute préoccupation pour les rapports entre Etats.
Ce débat jette une lumière intéressante sur d’autres hésitations ; plus familières au débat français, elles concernent elles aussi le sens qu’il est possible de donner à « la société », considérée dans son extériorité vis-à-vis des cadres et des institutions qui définissent traditionnellement l’espace politique. On le sait, le référendum sur le TCE a posé le problème du sens à donner à une « société civile européenne » au sein de l’Union : certains y ont vu le vecteur d’une dépolitisation massive de l’Europe, réduite à un espace de libre-échange, d’autres l’ont défendu comme le support d’une politique de l’autonomie, s’emparant des instruments juridiques à sa disposition. Il est alors frappant de constater qu’au même moment, mais « de l’autre côté de l’Europe », une hésitation symétrique se faisait jour : fallait-il voir dans la « société civile » dont les réseaux activistes se revendiquaient un instrument enrôlé par la politique de Washington ? Ou y reconnaître un légitime refus de subordonner la défense des libertés civiles à la question de savoir si cela pourrait avantager telle ou telle grande puissance ? En bref, à l’ouest comme à l’est de l’Europe, une même question s’est posée : « Faut-il défendre la société ? »
En un sens, ces divers conflits d’interprétation rappellent en effet le titre que Foucault, en 1975-76, donnait à son cours au Collège de France [3], et l’étrange ironie d’un tel titre. Dans ce cours s’entrecroisaient deux thèmes essentiels : d’une part, la question de savoir comment l’Etat en est venu à légitimer son action au nom d’une telle exigence, d’un tel impératif ; d’autre part, la mise au jour, à travers les archives, du discours de la « guerre des races », discours refoulé par l’invocation philosophico-politique de la souveraineté et de l’intérêt général, et affirmant continûment depuis le XVIIe siècle l’impossibilité pour une partie des membres de la société de s’identifier au pouvoir qui s’exerce sur elle. Dès lors, l’énoncé « il faut défendre la société », placé au frontispice du cours, pouvait s’entendre de deux façons rigoureusement antagoniques, avec guillemets ou sans guillemets : comme la dénonciation d’une exigence jouant comme prétexte, formule d’une mise au pas des individus par un Etat exerçant une sorte de tyrannie de la sollicitude ; ou comme une revendication, soucieuse de protéger effectivement la société d’un pouvoir en lequel elle ne saurait se reconnaître. C’est une ironie semblable qui se redouble et se démultiplie aujourd’hui : dans l’entrecroisement entre la critique du libéralisme (autrement dit, d’une doctrine et d’une pratique visant à affirmer la primauté des intérêts sociaux sur les formes politiques), et la constitution d’une société civile transnationale opposant ses revendications à la fois aux marchés et aux Etats (ce que l’on nomme : l’altermondialisme), l’enjeu d’une défense de la société semble être entièrement redoublé et retourné contre lui-même. C’est alors qu’il peut-être intéressant de relire Foucault, afin de mesurer ce qu’à mon sens il nous enseigne : le concept de société civile, entièrement indécidé du point de vue de l’opposition entre liberté et domination, est entièrement déterminable par l’affrontement politique lui-même. Autrement dit, la « société civile » nomme, non l’excès du social sur le politique, mais l’excès du sens politique qu’on peut donner à la sociabilité, sur toute assignation théorique définitive.
déjouer la philosophie
Rappelons les contours de ce que l’on nomme, en philosophie, la « question de la société civile » : on peut en distinguer trois figures essentielles, qui correspondent aussi à trois états historiques de son élaboration et de sa problématisation.
1. Le premier état est celui que l’on trouve dans Les Politiques d’Aristote, et qui sera réactivé par la pensée médiévale, en particulier chez Saint-Thomas. La société civile (politikè koinonia) se caractérise, d’une part, comme cette communauté qui diffère spécifiquement de la relation privée et naturelle entre les membres d’une même famille, ou des rapports de coopération existant dans le village et visant la simple survie. Elle se définit, d’autre part et positivement, comme ayant en vue la « vie bonne », finalité qui la rend irréductible à un système de relations contractuelles en vue de l’échange ou de la protection commune contre les ennemis, et la porte à transcender le simple intérêt bien compris des individus. Que la civilité se définisse d’abord par un tel telos, implique que la philosophie politique qui la prend pour objet doit s’ordonner à la considération des buts de l’existence sociale : la philosophie sera discours des fins, parce que ce sont ses fins spécifiques qui rendent la société véritablement civile.
2. Le deuxième état s’annonce dans Le Princede Machiavel et trouve son expression achevée vers les contractualistes d’inspiration principalement juridique (ceux, de Hobbes à Rousseau, que Léo Strauss rassemblera dans le courant commun du « droit naturel moderne [4] »). La transformation principale apportée au concept de société civile réside bien entendu dans l’intervention de l’Etat, qui conditionne l’appartenance de chacun à la société et la redéfinit sous la condition d’un triple rapport : la représentation(considérée d’abord comme relation juridique, et non comme procédure élective) par laquelle les individus sont conviés à reconnaître la décision du souverain comme la leur propre, s’y décline à travers leur commune soumission à la même puissance souveraine, et leur éventuelle participation à l’exercice de la volonté générale.
3. Le troisième état, qui émerge au XVIIIe siècle chez les empiristes écossais (la contribution de Ferguson, An Essay on History of civil society, étant la plus connue), consiste à décrocher au contraire l’existence de la société de l’institution de la souveraineté, en affirmant la primauté d’une relation non politique constitutive de l’existence sociale. Cette relation, articulée autour de l’échange et de la division du travail d’une part, autour des relations de « sympathie » d’autre part, introduit un rapport que l’on ne peut identifier ni à la communauté du bien-vivre ni à la subsomption sous une même autorité souveraine ; elle pose, comme principe des institutions politiques et comme borne mise à leur exercice, l’irréductibilité du lien social au lien civil. L’expression « ?société civile ? » recueille du coup, par une ambiguïté heureuse, le paradoxe de cette construction : le sens politique de la société y réside dans le fait, pour celle-ci, de n’être pas d’abord et tout entière civile.
Cette triple problématisation constitue, à l’évidence, la matrice de quelques débats canoniques : elle commande tant le débat sur l’éventuelle transcendance de l’existence républicaine vis-à-vis des fins individuelles, que le sempiternel conflit de frontières entre ce qui relève de l’Etat et ce qui ressortit aux initiatives des acteurs sociaux. Or, le type d’approche que Foucault propose de la réalité socio-politique présente une propriété remarquable : il revient à mettre hors-jeu chacun de ces trois modèles, de sorte que la généalogie du pouvoir propose moins une autre doctrine qu’elle ne rend impossible toute philosophie politique ordinairement entendue. Considérons en effet ce que Foucault nomme, dans Surveiller et punir, sa « microphysique du pouvoir ». Trois caractéristiques de cette approche sautent aux yeux :
1. Le plus évident, sans doute, tient au décrochage entre l’enquête sur le pouvoir et la constitution d’un discours des fins. Ordonner la réflexion sur le pouvoir à « la petite question toute plate et empirique : comment ça se passe ? » [5], ne se limite pas à proposer une enquête modestement préliminaire sur les moyens, que pourrait venir chapeauter telle ou telle conception du bien commun, restituant à la philosophie ses droits et son registre ; c’est aussi montrer que les fins que s’assigne une communauté politique sous-déterminent le mode d’exercice du gouvernement, de telle sorte que les mêmes fins peuvent donner lieu à des technologies gouvernementales différentes, et inversement. Du même coup, il devient impossible de caractériser (à la façon d’Aristote) la société civile par les fins spécifiques que celle-ci se donne à elle-même. En particulier, perd son sens la démarche qui tenterait d’évaluer le devenir de la société civile moderne à l’aune de la différence qu’elle ferait, ou refuserait désormais de faire, entre vivre et bien-vivre. Autrement dit, la critique nostalgique à la manière d’Arendt ou de Léo Strauss, d’une société désormais insoucieuse du bien commun, ou la dénonciation historiale de la réduction de la « forme-de-vie » à la « vie nue », telle qu’on la trouve chez Agamben, sont l’une et l’autre hors de saison.
2. Faire une microphysique du pouvoir, c’est aussi refuser de ramener l’existence sociale à l’acte par lequel se trouverait instituée une puissance souveraine, transcendant absolument les individus qu’elle soumet mais se soumettant d’un même trait à eux en présentant son autorité comme autorisation. À cette logique juridique de la souveraineté populaire, Foucault oppose plusieurs thèses :
A/ L’autorité de l’Etat et le règne du droit présupposent une mise en ordre des multiplicités humaines ; la généralité de la loi requiert une déterminabilité du divers social qu’elle ne saurait assurer seule, pour laquelle elle doit s’en remettre à un autre mode de rationalité et d’intervention.
B/ Cette mise en ordre n’est pas assurée par une commune représentation des volontés, mais par un dressage des corps dans lequel le discours n’est pas expression, mais action, protocole et mot d’ordre.
C/ Ce dressage technique n’est pas seulement une condition préalable à l’Etat, mais apparaît comme la vérité de l’Etat lui-même : ce pourquoi Foucault peut parler « d’étatisation des disciplines », traitant ainsi l’Etat comme un effet. Dans cette perspective, le culte d’un Etat seul apte à transcender la division sociale, n’a évidemment plus lieu d’être : l’Etat se préoccupe, non de défendre chacun contre chacun, ou d’exprimer la volonté de tous, mais de « défendre la société » comme réalité déjà constituée et traversée par les processus disciplinaires.
3. Du même coup, devient également impossible la troisième version de la « société civile » : celle qui voudrait que la société constitue un système d’échange unissant naturellement leurs membres, préexistant dans son unité à l’institution du pouvoir et opposant aux excès des gouvernants sa rationalité naturelle. Définir, comme le fait Foucault, le pouvoir comme « action sur une action possible », c’est le rendre cœxtensif à l’existence sociale ; il n’y a pas de société sans pouvoir. On ne dira même pas (comme le faisait Marx dans sa critique de la philosophie du droit de Hegel), que la société civile est la vérité dont l’Etat et l’ordre politique sont le reflet : une telle thèse supposerait une antériorité des rapports de production sur les relations de pouvoir, là où Foucault tâche, au contraire, de montrer que le diagramme politique conditionne la répartition de la multitude confuse des travailleurs, sans laquelle il ne saurait y avoir travail. En bref, il n’est pas de société civile pré-politique ; la société est toujours déjà parcourue de relations de commandement et d’obéissance qui la rendent inapte au rôle d’étalon pré-politique, à l’aune duquel la valeur des institutions pourrait se voir mesurée.
En bref, la généalogie a ce premier mérite d’empêcher la réflexion sur la société de verser dans une triple rengaine : celle qui exhorte à retrouver le sens de la vie bonne, contre la dérive moderne (ou au contraire, à défendre l’abstraction individualiste propre au droit politique moderne, contre les dérives communautaires) ; celle qui exige de restaurer la transcendance de l’Etat, contre les tentations centrifuges de l’individualisme ; celle, enfin, qui en appelle à une libération des forces d’initiative de la société marchande, injustement bridées par l’institution du pouvoir. De la généalogie foucaldienne, la société civile comme topos philosophique sort plutôt dévastée.
refaire l’histoire
Il ne suffit pas de montrer comment l’approche microphysique permet de contourner l’opposition entre Etat et société civile ; encore faut-il que la généalogie du pouvoir puisse rendre compte de la manière dont cette opposition s’est formée et stabilisée, jusqu’à constituer l’un des passages obligés de la réflexion politique depuis deux siècles ; autrement dit, la société civile, récusée comme réalité essentielle, revient comme problème historique dont il faut assigner la date de naissance et les conditions de formation.
Cette tâche fait précisément l’objet des dernières séances du cours intitulé Naissance de la biopolitique, publié l’année dernière : la longue traversée de l’art de gouverner néo-libéral (ordo-libéralisme allemand, néo-libéralisme de l’Ecole de Chicago) y débouche sur la mise en relation de l’apparition de la société civile et de la redéfinition, au XVIIIe siècle, de la gouvernementalité moderne. Rappelons les étapes de cette démonstration.
Le cours de 1978-79 est consacré à la formation et aux différentes modalités du libéralisme entendu comme nouvel art de gouverner. L’inscription, dans ce cadre, de la réflexion libérale (depuis ses premières occurrences, au XVIIIe siècle, jusqu’à ses variantes contemporaines), revient à soutenir, d’abord, que l’on n’a pas affaire avec le libéralisme à une théorie économique dont la validité obligerait à une série de conséquences et de choix, mais d’abord à un art pratique, véritable matrice des concepts économiques. Cela revient aussi à poser que le libéralisme n’est pas d’abord un renoncement à gouverner au nom de l’auto-organisation du marché, mais un art de gouverner compte-tenu de cette auto-organisation même, voire à travers l’affirmation et le renforcement concertés de cette autonomie. Il s’agit alors d’expliquer cette mutation interne à la pratique du gouvernement : que signifie cette gouvernementalité paradoxale, limitant sa propre intervention, et comment prend-elle corps ?
Au terme de ce questionnement, nous rencontrons le concept de société civile, dont l’apparition comme point de référence de la pratique gouvernementale coïncide avec la crise de la gouvernementalité qui était celle du XVIIe et du début du XVIIIe siècle, et que désignent les notions française d’« Etat de police » et allemande de « Polizeiwissenschaft ». Celles-ci reposaient essentiellement sur une logique d’intervention et de contrôle extensifs des différents secteurs de l’activité sociale, dans l’horizon d’une police dont l’objet serait « l’homme tout entier », et dont l’immixtion à tous les niveaux permettrait, sous l’égide d’un pouvoir centralisé, le développement de la puissance (démographique, économique...) du corps social. C’est ce modèle policier - évidemment irréductible à sa seule dimension répressive — qui entre en crise tout au long de la première moitié du XVIIIe siècle, sous l’effet d’une série de bouleversements économiques, dont témoignent les crises frumentaires : apparaît alors, dans la rationalité gouvernementale, un problème nouveau, celui de l’incapacité structurelle du souverain à connaître et à maîtriser les événements singuliers qui déterminent la situation économique d’ensemble. D’un coup, la souveraineté se découvre aveugle à une partie des processus qui se déroulent pourtant dans son propre champ d’intervention, dès lors que le comportement des sujets économiques poursuivant leur intérêt propre introduit une solution de continuité entre le choix effectué par chaque acteur, et l’effet global que ces décisions induisent. La mise en ordre de la société par une « anatomie politique du détail », caractéristique de l’Etat de police, est alors battue en brèche non par la revendication de droits des individus (encore inscrite dans la rationalité juridique traditionnelle), mais par la mise en évidence de ce que la prospérité générale suppose l’indifférence des comportements économiques individuels à leurs conséquences d’ensemble.
C’est à cette difficulté que la notion de « société civile » prétend faire pièce, en objectivant le social de telle sorte que déterminations juridico-politiques et déterminations économiques se trouvent réarticulées les unes aux autres, exigeant l’invention d’un nouveau regard et d’un nouveau mode d’intervention. Celui-ci, toujours omniprésent, s’ordonnera désormais à un double impératif : obéir aux règles du droit, respecter la spécificité de l’économie. « Je crois que la notion de société civile, l’analyse de la société civile, l’ensemble des objets ou des éléments que l’on a fait apparaître dans le cadre de cette notion de société civile, tout cela c’est, en somme, une tentative pour répondre à la question que je viens d’évoquer : comment gouverner, selon des règles de droit, un espace de souveraineté qui a le malheur ou l’avantage, comme vous voudrez, d’être peuplé par des sujets économiques [6] ? » On voit la thèse : la société civile serait, non une instance naturelle précédant de toute éternité l’institution de la souveraineté politique, mais une redéfinition du champ social comme domaine à la fois politique (civil) et non politique (social), permettant de restaurer la possibilité d’un art de gouverner, là même où la rationalité économique paraît excéder la souveraineté.
Une telle présentation pourrait laisser croire que l’invention de l’objet « société civile » obéit à la logique strictement interne d’une « ruse du pouvoir », ce dernier affirmant sa capacité d’action là même où il semble reconnaître sa limite, et resserrant son emprise en faisant mine de concéder une part d’autonomie à ceux qu’il gouverne. Or, une telle interprétation serait sans doute infidèle à la pensée de Foucault, pour plusieurs raisons. Premièrement, parce qu’à la racine et au point d’émergence de ce concept, il y a bel et bien crise : la constitution de l’idée de société civile, comme socle éternel de la politique, c’est d’abord la réplique historique à un débordement du politique dont on ne doit pas minorer l’ampleur. Deuxièmement, cette circonscription d’un espace mi-économique, mi-juridique appelle une difficile synthèse entre sujet de droit et homo œconomicus, formes de subjectivité dont Foucault a justement souligné l’hétérogénéité native 8, ou l’absence initiale de commune mesure. Renvoyant dos-à-dos l’affirmation suivant laquelle le droit se contenterait de fournir un cadre aux intérêts économiques, et l’idée qu’il leur opposerait une résistance de principe, Foucault montre du même coup comment ces thèses adverses trouvent leur origine dans la difficulté ouverte au XVIIIe siècle dans l’art de gouverner, cette problématisation dégageant autour des rapports entre économie et droit un vaste champ d’historicité. Troisièmement, analysant l’ouvrage de Ferguson, Foucault souligne combien la place de la rationalité économique est, dans la définition de la société civile, à la fois centrale et instable, précaire : la société civile se voit à la fois fondée et minée par le jeu des échanges et l’affrontement des intérêts, sans lequel elle n’aurait pas de raison d’être, mais par lequel elle est menacée de dissociation : « Le lien économique prend place dans la société civile, n’est possible que par elle, la resserre d’une certaine façon, mais il la défait par un autre bout [7]. » Dans de telles conditions, le sens de la notion de société civile devient le résultat d’une négociation entre la façon dont la société se comporte et la façon dont elle va pouvoir être gouvernée. Ainsi du déplacement, inhérent à cette notion, qui voit l’exercice du pouvoir s’ordonner non plus à la sagesse du souverain mais à « la rationalité de ceux qui sont gouvernés [...] en tant que sujets économiques et, d’une façon plus générale, en tant que sujets d’intérêt [8] ». On ne peut voir dans ce déplacement ni l’effet d’une « ruse », ni le signe irrécusable d’une conquête populaire ; s’y opère plutôt une reconfiguration globale des rapports de pouvoir.
ouvrir la politique
Nous touchons là à l’aspect le plus intéressant de l’approche de Foucault : « La société civile, c’est quelque chose qui fait partie de la technologie gouvernementale moderne. Dire qu’elle en fait partie, cela ne veut pas dire qu’elle en est le produit pur et simple, ou ça ne veut pas dire non plus qu’elle n’a pas de réalité. La société civile, c’est comme la folie, c’est comme la sexualité. C’est ce que j’appellerai des réalités de transaction, c’est-à-dire que c’est dans le jeu précisément et des relations de pouvoir et de ce qui sans cesse leur échappe, c’est de cela que naissent, en quelque sorte à l’interface des gouvernants et des gouvernés, ces figures transactionnelles et transitoires qui, pour n’avoir pas existé de tout temps, n’en sont pas moins réelles et que l’on peut appeler, en l’occurrence, la société civile, ailleurs la folie, etc . [9] » La comparaison avec d’autres objets de préoccupation de Foucault, folie ou sexualité, est éclairante : elle indique d’abord que l’historicité de ces instances ne suspend pas leur effectivité. Elle souligne ensuite que leur appartenance à un régime de pouvoir ne leur attribue aucun sens univoque, dès lors que le pouvoir n’est pas instance machinant secrètement ses effets, mais jeu de relations et d’affrontements. Elle suggère enfin que cette « transaction » n’est pas décidée et close une fois pour toutes, mais se rejoue dans les divers usages de la notion, solidaires d’un certain état des rapports entre gouvernants et gouvernés.
Autrement dit, le sens de la « société civile » est lié au contexte où cette notion intervient — non par défaut de rigueur, paresse théorique ou lâche abandon des principes, mais par une sorte de sous-détermination théorique constitutive. Cela veut dire, par exemple, qu’il peut y avoir virtualité émancipatrice de la référence à la société civile, y compris dans sa dimension la plus directement libérale, dès lors que le mode de gouvernement auquel il s’agit de s’affronter reproduit, dans sa logique, les mécanismes de l’Etat de police. Ainsi, analysant la résurgence de cette référence dans le discours des mobilisations survenues en Europe de l’Est dans les années 1980, A.?Horvad et A.?Szakolczai recourent-ils à une grille de lecture foucaldienne [10] : d’une part, cette résurgence, qui paraît revenue de la fin du XVIIIe siècle, ne renvoie pas à une réalité existant de toute éternité, elle a la consistance d’un discours « lié au cours des deux siècles derniers à des périodes spécifiques et relativement courtes ». D’autre part, la récurrence de ce discours, dont on pourrait contester la rigueur en soulignant la différence entre la figure du despote (cible de la critique au XVIIIe siècle) et l’Etat bureaucratique (cible du discours des années 80), tient à « l’équivalence fonctionnelle qui existe entre l’Europe de l’Ouest du début du XIXesiècle, et la scène politique contemporaine en Europe centrale et de l’Est [...] ; ce mécanisme identique est l’appareil de partis, de type bolchevique et du type de l’appareil crucial des Etats dits absolutistes : la police moderne [11] ». En bref, compterait moins en l’affaire, le modèle politique à promouvoir, ou le statut institutionnel et idéologique du régime que l’on prétend contester, que la similitude entre les dispositifs de pouvoir à l’œuvre ici et là, et qui motivent le recours à une notion d’inspiration libérale. Mais cela veut dire aussi, bien entendu et à l’inverse, que l’affirmation de l’autonomie des sujets peut constituer un instrument efficient et redoutable de contrôle et de domination — instrumentalisation dont Foucault décrit les principaux aspects, tout au long de son examen de la gouvernementalité néo-libérale, lequel trace le portrait d’un étrange gouvernement par le retrait, incitant à la rationalisation économique et concurrentielle des conduites individuelles dans chaque secteur de l’existence. De l’un à l’autre, la différence n’est pas d’abord à comprendre, mais à faire : l’analyse de Foucault est, en définitive, teintée d’un pragmatisme radical qui donne un sens nouveau à la notion de « société ouverte ». Ouverte, la société l’est peut-être d’abord quant au sens qu’il est possible de conférer à son invocation ; cette position, si elle implique certes de préférer les sociétés dans lesquelles un tel conflit d’interprétation est possible et toléré (Foucault est au moins libéral en ce sens !), implique tout autant que la société est perpétuellement à ouvrir, et que sa référence ne va pas sans réappropriation. Les interventions politiques de Foucault en donnent un bon exemple. S’y croisent deux logiques divergentes : d’un côté (en Espagne, en Iran, en Pologne), il s’agit d’instituer un rapport d’adresse des gouvernés aux gouvernants, et d’affirmer que la société ne saurait se reconnaître dans ses dirigeants. Mais de l’autre côté, Foucault s’engage aux côté des réprouvés : prisonniers, fous, homosexuels. Entre ces deux mouvements (l’adresse à l’Etat au nom de la société, mais la contestation de la société au nom de ceux qu’elle retranche d’elle-même), il s’agit d’extraire du couple Etat-société un élément permettant d’interroger la configuration historique du pouvoir. Cet élément, on pourrait l’appeler notre incivile sociabilité.
Notes
[1] Sur ce point, cf. Ph. Mangeot, « La patte de velours », Vacarme n°31, printemps 2005.]. Ce réseau activiste, dont l’objectif revendiqué est de s’opposer de manière non violente aux régimes « forts » d’Europe centrale en prenant appui sur les apparences démocratiques dont ceux-ci se prévalent, a été dépeint, dans les mois qui suivirent la révolution orange, de deux manières au moins. On a pu souligner que le groupe Otpor, ainsi que ceux qui s’en sont inspirés, ont été largement soutenus et financés par une série de fondations et d’instituts non gouvernementaux ayant leur origine aux Etats-Unis : les plus connus sont sans doute l’Open Society Institute de Georges Soros, et l’Albert Einstein Foundation — cette dernière, fondée en 1983 par Gene Sharp (chercheur à Harvard), est dédiée au développement des formes de résistance non violente, et dirigée par un ancien colonel de l’armée des ETATS-UNIS[[Sur ces relations, R. Genté et R. Rouy, « Dans l’ombre des révolutions spontanées », Le Monde diplomatique, janvier 2005.
[2] Cf. le site internet de ce mouvement, www.mjaft.org. Pour un développement de ce point de vue, cf. « Otpor, Zubr, Kmara, Pora, Mjaft : Eastern Europe’s children of the revolution or front groups for the CIA ? », The Apostate windbag, janvier 2004.
[3] Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France 1975-1976, Paris, Gallimard/Seuil, 1997.
[4] Léo Strauss, Droit naturel et histoire, (trad. Fr. Plon), 1954.
[5] M. Foucault, « Deux essais sur le sujet et le pouvoir », Dits et écrits, T. IV, p. 233.
[6] Naissance de la biopolitique, p. 299.
[7] Ibid., p. 306. On sait la carrière que Hegel donnera à cette remarque dans les Principes de la philosophie du droit (pour une synthèse, cf. P. Macherey et J-.P. Lefebvre, Hegel et la société, Paris, PUF, 1984).
[8] Ibid., p. 316.
[9] Ibid., p. 301.
[10] A. Horvat et A. Szakolsczai, « Du discours sur la société civile et de l’auto-élimination du parti », Culture et conflits,n°17, « Les processus de transition à la démocratie ».
[11] Art. cit.