Vacarme 34 / desseins

théologiser les droits de l’homme

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Longtemps rétives à un discours associé aux Lumières et à l’humanisme laïc, les organisations vouées au rayonnement d’un christianisme conservateur, et en particulier les évangélistes américains, font désormais un appel croissant au langage et à la logique des droits humains. En témoignent le discours et l’action en faveur de « l’Église persécutée », dont Elizabeth A. Castelli précise qu’ils participent d’une tendance plus générale des militants chrétiens à porter une rhétorique progressiste — issue du mouvement des droits civiques ou de l’activisme minoritaire — au compte de leur projet théologique.

Les horreurs et les destructions de la Seconde Guerre mondiale ont fait de l’idéal universel des droits humains un projet politique global. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) de 1948 et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950 sont les premiers textes qui codifient cet idéal, bientôt suivis par de nouveaux accords, déclarations et autres conventions qui ont contribué à en préciser et à en étendre la portée. Pour une majorité d’historiens, la doctrine contemporaine des droits humains trouve ses racines dans l’esprit et les valeurs des Lumières : en témoignent son optimisme, son universalisme, sa foi dans les facultés et la solidarité humaines, sans oublier la conviction que le cadre linguistique et conceptuel des « droits » est bien le cadre adéquat pour trancher entre des revendications rivales. Cependant, en dépit du caractère indéniablement laïc ou laïcisant de la pensée des Lumières, force est de constater que le langage, les arguments et les valeurs distinctifs du discours des droits humains font désormais l’objet d’une appropriation par des groupes religieux afin de promouvoir leurs propres objectifs.

Les pages qui suivent se proposent d’examiner leur adoption par un ensemble de militants chrétiens — affiliés aux églises évangélistes américaines ou proches d’elles. Ces militants tendent en effet à investir et à s’approprier le cadre que constitue l’universalisme des droits humains, tant sur le plan pratique que théologique. Une pareille attitude renvoie à une évolution plus générale du militantisme politique et social des évangélistes américains qui, de plus en plus, s’appliquent à incorporer dans un cadre théorique chrétien des raisonnements reposant sur des notions empruntées à d’autres univers militants. Ils puisent ainsi tantôt dans l’héritage discursif des luttes pour les droits civiques aux États-Unis, tantôt dans la rhétorique et les stratégies des politiques de l’identité, tantôt enfin dans le répertoire des défenseurs des droits humains.

Les mouvements chrétiens présentés ici se structurent autour d’une longue liste de préoccupations nationales et internationales, et leur capacité à articuler ces préoccupations en empruntant à d’autres traditions que la leur est une preuve de leur génie politique. Si les États-Unis sont leur terre d’élection, ces groupes nouent aussi des alliances, en particulier sur les questions de liberté et de persécution religieuse, avec certaines organisations chrétiennes européennes. Il est donc pertinent d’évoquer celles-ci dans le cadre de cet article, puisque l’examen de leurs discours et de leurs modes d’organisation fait apparaître qu’elles ont un certain de nombre de points communs avec leurs partenaires américains.

Aux États-Unis, le recours des militants chrétiens aux droits humains pour orienter leur action s’opère selon deux démarches distinctes mais complémentaires : la première consiste à invoquer d’emblée l’autorité morale des « droits humains » comme catégorie ; la seconde consiste à définir ces mêmes droits comme une création et un commandement de Dieu, plutôt que comme l’expression d’un consensus difficilement imposé et toujours fragile, fruit de négociations et de délibérations humaines. En d’autres termes, même si historiquement les « droits de l’homme » puisent leurs racines dans les Lumières et ont une origine laïque, il reste que, dans l’interprétation qu’en font les militants évangélistes, Dieu demeure l’auteur et l’autorité ultime en la matière. On peut voir comment ces deux logiques distinctes fonctionnent en étudiant l’action des évangélistes en faveur de la liberté de religion.

Le droit à la liberté religieuse est inscrit dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, à l’article 18 : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites. » Alors que les auteurs du texte de la DUDH considèrent que le fondement normatif de ce droit réside dans les notions d’égalité et de solidarité humaines, les évangélistes américains qui utilisent l’article 18 comme texte faisant autorité pour leurs activités affirment que ce fondement est de nature théologique. Le texte fondateur du militantisme évangélique, publié au milieu des années 1990, en est une illustration typique. Il s’agit du Statement of Conscience of the National Association of Evangelicals concerning Worldwide Religious Persecution,dont voici la conclusion :

« La liberté de religion n’est pas un privilège qu’il reviendrait à un État tout-puissant de garantir ou de dénier, mais un droit que l’homme a reçu de Dieu. En effet, c’est la liberté de religion qui est au principe même de la vie de notre république et qui nous définit en tant que peuple. Nous devons transmettre notre amour de la liberté religieuse à d’autres gens qui, aux yeux de Dieu, sont nos prochains. Ainsi, il est de notre responsabilité, et de celle du gouvernement qui nous représente, de faire tout ce qui est possible pour garantir les bienfaits de la liberté de religion à tous ceux qui souffrent de persécution religieuse. »

Dans cette formulation de la question de la liberté de religion, Dieu et l’État (vraisemblablement, ici, une synecdoque de toutes les institutions politiques humaines, qu’il s’agisse des Etats-nations ou des organismes internationaux) sont présentés de façon antithétique. L’État est représenté comme une entité capricieuse (bien que toute-puissante), qui concède ou retire des privilèges au gré de son humeur, tandis que Dieu apparaît comme un bienfaiteur fiable et fidèle qui confère à l’humanité des droits irrévocables. (On remarquera qu’il n’est fait ici nulle mention, par exemple, du livre de Job, I, 21 : « Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté »).

Mais cette formulation a d’autres effets rhétoriques : si la liberté de religion est un don de Dieu, alors elle occupe une place privilégiée par rapport à toute autre revendication de droits. Il suffit de faire un rapide examen des tensions existant à l’intérieur même du cadre des droits de l’homme pour voir les conflits potentiels qui opposent d’une part les revendications de liberté religieuse, d’autre part les revendications des groupes qui sont en position de subordination et/ou victimes de discrimination, comme les femmes et les minorités sexuelles. On constate, aux États-Unis, que les revendications formulées par les chrétiens conservateurs au nom de la liberté de religion — qu’il s’agisse de l’avortement ou du mariage des couples de même sexe — ont pour effet de renforcer la légitimité des inégalités de sexe et de la discrimination à l’encontre des lesbiennes et des gays. À l’échelle internationale, des alliances entre représentants officiels de diverses religions — par exemple entre le Vatican et les autorités islamiques — se sont avérées de puissants obstacles à l’adoption de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes par les Nations unies, en 1979. Il ne s’agit pas de dire que la « religion » est la source de toutes les discriminations à l’égard des femmes ou des minorités sexuelles, mais de faire remarquer que, dans ces exemples, la liberté religieuse prend le pas sur d’autres formes de liberté.

Au cours des années 1990, les actions organisées pour lutter contre la persécution religieuse dans le monde ont connu une nette résurgence aux États-Unis et en Europe. Toutefois nombre d’organisations impliquées dans ces actions ont vu le jour pendant la Guerre Froide, dans un contexte de militantisme chrétien contre le communisme : ainsi Voice of the Martyrs, Open Doors, et Christian Solidarity International. Un examen de leurs publications et du contenu de leurs campagnes par courrier électronique suggère un certain nombre de points communs entre : toutes ces organisations mettent notamment l’accent sur la situation des chrétiens dans le monde, la situation de ce qu’elles appellent « l’Église persécutée ». (Ces guillemets servent ici à souligner la fonction heuristique de cette catégorie, non à porter un jugement sur sa validité).

Toutefois, parmi les organisations qui se livrent à un plaidoyer en faveur de l’Église persécutée et de la liberté de religion, on peut distinguer deux groupes : celles qui se concentrent explicitement sur la christianisation et l’activité missionnaire, et celles qui visent des changements structurels plus larges, en indexant leur action sur la législation et les protocoles internationaux relatifs aux droits humains.

Les premières combinent actions de solidarité et missions d’évangélisation. Le chevauchement de ces deux objectifs apparaît de façon flagrante dans les énoncés de mission de ces diverses organisations : Voice of the Martyrs est le nom actuel de l’ancienne Jesus to the Communist World, fondée dans les années 1960 par Richard Wurmbrand. Son site électronique la décrit comme « une organisation multiconfessionnelle à but non lucratif. Son ambition est d’aider les chrétiens qui, à travers le monde, sont persécutés à cause de leur foi en Jésus-Christ, à remplir la mission apostolique et à instruire le monde de la persécution continuelle dont souffrent les chrétiens. » Les activités de l’organisation sont aujourd’hui dirigées depuis Bartlesville, dans l’Oklahoma. Elles mettent l’accent sur l’évangélisation populaire, appellent les individus à s’impliquer dans des actions de solidarité et d’évangélisation à l’étranger. Dans les nombreuses publications de l’organisation il apparaît clairement qu’elle situe sa mission en opposition au communisme et à l’islamisme. Elle ne cherche pas à établir un lien entre la persécution des chrétiens et la répression d’autres traditions religieuses, et l’on ne trouve nulle trace du langage ou de la logique des droits humains. Qui plus est Voice of the Martyrs ne semble pas particulièrement pressée de faire cesser la persécution religieuse puisque, à l’instar d’autres organisations, elle présente la persécution des chrétiens comme un trait constitutif de la « condition chrétienne » — être persécuté, c’est être chrétien.

Semblable à Voice of the Martyrs quant à ses origines et à ses sensibilités, Open Doors International a également vu le jour pendant la Guerre Froide, quand en 1955 « Brother Andrew, fondateur de Open Doors, [a] franchi pour la première fois le rideau de fer pour apporter des bibles aux chrétiens persécutés », lit-on sur le site du mouvement (www.opendoors.org). À l’instar de Voice of the Martyrs, Open Doors — particulièrement sa section jeunesse, Student Underground— encourage la solidarité avec l’Église persécutée par le recours à l’expérience d’identification : Underground élabore des programmes incitant les groupes de jeunes à mettre en scène « une nuit de persécution » ou un « emprisonnement », avec enlèvement et torture de « tribus » chrétiennes à la clé — sans oublier d’exalter la persévérance des membres des tribus en question.

Comme Voice of the Martyrs, Open Doors ne se sert dans son action que de sources et d’objets chrétiens. La Bible, en particulier, est à la fois la source de l’autorité du groupe et l’objet qu’il utilise dans son action. Ainsi, la « Déclaration de mission » de l’organisation fait une série d’associations : entre persécution et mission, entre souffrance et croissance de l’Église, toutes fondées sur des citations bibliques :

« Notre but est de fortifier le Corps du Christ qui vit sous la contrainte et la persécution à cause de sa foi en Jésus-Christ, et de l’encourager à porter l’Évangile dans le monde. Nous agissons en distribuant des bibles et d’autres écrits, des moyens de communication, en formant des cadres, en aidant au développement économique et social, en intercédant auprès de Dieu par la prière ; en préparant le Corps du Christ qui vit dans des régions instables ou menacées à faire face à la persécution et à la souffrance ; en instruisant et en mobilisant le Corps du Christ qui vit dans le monde libre pour qu’il s’identifie aux chrétiens menacés et persécutés et pour qu’il leur vienne activement en aide. Nous le faisons parce que nous pensons que lorsqu’un membre souffre, tous les membres partagent sa souffrance (Première Épître aux Corinthiens : 12, 26) ; toutes les portes sont ouvertes, et Dieu permet à son Corps d’aller par le monde répandre l’Évangile. »

Le groupe déploie donc son activité dans trois directions — la distribution de bibles et les missions à l’étranger, les actions auprès des chrétiens pour les préparer à la persécution, et l’évangélisation au sein même du « monde libre » (sans doute une survivance lexicale de la Guerre Froide) — en se fondant sur la figure féconde du « ?Corps du Christ » (métaphore biblique d’héritage historique, théologique et culturel complexe) et sur la Bible elle-même, qui devient une puissance médiatrice dans les relations géopolitiques. Prenant pour cible différentes régions du monde (« l’Extrême-Orient » [c’est-à-dire la Chine], « le monde musulman », l’ex-Union Soviétique, l’Amérique Latine et l’Afrique [où l’Islam « gagne du terrain », lit-on]), Open Doors s’intéresse exclusivement aux chrétiens et ne cherche pas à élargir son action pour assurer le respect de la « liberté de religion » envisagée comme un droit de l’homme. Dans un paragraphe intitulé « How we set limits » (« Les limites que nous nous fixons »), l’organisation explique : « Ce qui nous détermine à agir, n’importe où dans le monde, c’est la présence d’une Église persécutée. Nous sommes là quand le Corps du Christ est mis en difficulté du fait même de son identité. » Aussi les principes directeurs de Open Doors, comme ceux de Voice of the Martyrs, mettent-ils l’accent sur les commandements de la Bible, non sur les protocoles internationaux relatifs aux droits de l’homme. Ces organisations ne mènent pas une action œcuménique visant à promouvoir les droits de l’homme et la liberté religieuse, mais s’attachent à souligner les liens féconds qui existent entre la souffrance et la conversion : persécution et mission sont ouvertement mêlées dans l’activité de ces deux mouvements. Leur internationalisme n’a aucunement vocation à former des coalitions internationales vouées à la défense de valeurs communes de solidarité, comme c’est le cas de nombreuses organisations de défense des droits de l’homme. C’est un internationalisme fondé sur la Bible, qui vise l’universalisme chrétien. La section jeunesse (Student Underground) de Open Doors en a récemment apporté l’illustration en incitant les jeunes à arborer des vêtements et des accessoires témoignant qu’ils sont « citoyens » de Underground.

Contrairement à Voice of the Martyrs et à Open Doors, certaines ONG chrétiennes cherchent à bâtir d’autres alliances internationales qui placent la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, en particulier l’article 18, au centre de leur organisation et de leur action, soit qu’elles cherchent ainsi à minimiser la source biblique ou religieuse de leur engagement, soit qu’elles mettent sur le même plan les sources théologiques et la DUDH. Dans cette présentation du projet militant, la défense de la liberté de religion apparaît comme un impératif chrétien, né de l’alliance entre l’universalisme chrétien et les protocoles internationaux relatifs aux droits humains.

L’organisation Forum 18, basée à Oslo, incarne bien ce type de projet lorsqu’elle définit ses objectifs dans les termes suivants : « Forum 18 est un instrument au service de l’application de l’article 18 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Son action se concentre sur les entorses graves et flagrantes à la liberté de religion, plus particulièrement les situations où la vie et le bien-être de groupes ou de personnes sont menacés, et où l’exercice du droit de se rassembler pour célébrer sa foi est entravé. » Forum 18 News Service, service de presse de l’organisation, juge que sa mission consiste à traduire en actes l’attachement chrétien à la solidarité : « Forum 18 News Service (F18News) est une initiative chrétienne, indépendante de toute Eglise ou groupe religieux. Son indépendance est garantie par un conseil dont les membres sont protestants, orthodoxes ou catholiques. Le conseil est responsable de la politique et du financement de l’organisation. En ardent défenseur du précepte de Jésus-Christ selon lequel il faut traiter son prochain comme on voudrait qu’il nous traite, F18News rapporte les menaces pesant sur la liberté de religion, ou les violations de cette liberté, quelle que soit la confession des victimes. » La liste de cas recensés dans la rubrique « Latest News » reflète bien cet engagement à traiter toutes les croyances de la même façon : les histoires de musulmans et de chrétiens victimes de répression ou de violence y figurent à parts à peu près égales. En outre, les archives du service de presse contiennent des comptes-rendus de conflits internationaux relatifs à l’appartenance, aux pratiques et aux identités religieuses, qui ne se focalisent aucunement sur les chrétiens.

Forum 18 incarne un militantisme profondément œcuménique, où le discours des droits de l’homme et les engagements chrétiens sont subtilement associés et où l’activité militante se réclame d’un principe d’objectivité mûrement réfléchi. Ainsi, la déclaration de mission de son service d’informations affirme-t-elle que « F18News se veut objectif : il propose un traitement serein et équilibré des informations, où tous les aspects de la situation sont présentés. La ligne éditoriale de F18News a pour priorité de rendre compte, avec la plus grande exactitude possible, de la vérité des situations, tant implicitement qu’explicitement. Le but de F18News est de s’assurer que l’on rende compte partout dans le monde, en toute honnêteté et aussi vite que possible, des menaces ou des atteintes à la liberté religieuse ». L’accent mis sur le souci d’ « objectivité » et de « vérité », exprimé dans un style emphatique et répétitif, suggère que les auteurs de cette déclaration cherchent à se démarquer d’autres pratiques auxquelles ne s’appliquent pas ces catégories valorisantes.

En revanche d’autres organisations qui tentent de combiner la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme avec les exigences de la foi chrétienne semblent éprouver plus de difficultés à gérer les tensions qui existent entre ces deux registres d’obligation éthique. Christian Solidarity International (CSI) en est un bon exemple, lorsqu’elle se rallie à la position définie par la National Association of Evangelicals, c’est-à-dire les évangélistes américains, pour affirmer que les droits de l’homme inscrits dans la DUDH sont un don de Dieu : « Le principal objectif de CSI est de faire respecter dans le monde entier le droit que Dieu a donné à tout être humain de choisir sa religion et de la pratiquer, comme il est stipulé dans l’article 18 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme des Nations unies. » Cependant, cet attachement à la liberté de religion perd de sa généralité dans la formulation du projet de CSI, laquelle voue son action à la solidarité chrétienne avec les chrétiens persécutés. L’analyse que CSI propose dans ses documents et publications s’apparente clairement à celle de groupes comme Voice of the Martyrs et Open Doors : elle identifie l’islam et le communisme comme les principales « causes » de persécution des chrétiens. Si la classification des causes de persécution fait notamment apparaître les catégories « régimes autoritaires » et « guerres », il est frappant de constater que le site Internet de CSI n’hésite pas à assimiler une autre de ces catégories, « activismes religieux », avec l’islam dans sa globalité. Sans doute le site reconnaît-il par la suite que l’« activisme » n’est pas une exception islamique : « On assiste dans le monde non seulement à une montée du fondamentalisme islamique, mais aussi à un regain des tendances violentes des autres religions et des sectes. » Il reste que l’islam est assez rapidement présenté comme le modèle de l’activisme religieux.

CSI se donne pour mission d’aider les autres chrétiens. Elle a recours, pour formuler sa conception de la liberté de religion, à un assemblage hétéroclite de références bibliques, théologiques, et de textes relatifs aux droits humains. Ainsi CSI fait reposer l’argument selon lequel les droits humains sont une création et un commandement divin sur le récit de la création de l’homme à l’image de Dieu au premier chapitre de la Genèse. Toujours dans ce sens, elle fait appel à diverses sources théologiques : Grégoire de Nysse qui, dans Sur la perfection, montre que la liberté humaine a pour fondement la ressemblance de l’homme avec Dieu ; Karl Bath, théologien luthérien du XXe siècle, qui soutient que c’est l’amour de Dieu qui a donné naissance aux droits de l’homme ; et le Concile Vatican II, qui a affirmé que la liberté de religion est fondée sur la Révélation. En résumé, la Bible et la lecture traditionnelle qui en est faite par les interprètes orthodoxes, protestants et catholiques, engendrent une vision unifiée de la base théologique des droits humains. En effet, si l’on en croit la formulation de la question par CSI, la liberté de religion est enracinée dans la loi naturelle « et, en tant que telle, elle est à la fois antérieure et supérieure à la loi de l’État. Il est donc du devoir de l’État de reconnaître ce droit et de créer les conditions favorables à son exercice. » Dans cette perspective, des documents comme la DUDH sont une sorte de corrélat de la loi naturelle et ne font que formuler l’obligation des Etats de faire reconnaître le caractère fondamental de la liberté religieuse, qui la rend « antérieure » et « supérieure » à ce que tout système légal, national ou international, pourrait affirmer ou codifier.

Quelques remarques, en guise de conclusion, sur les enjeux que soulève l’examen de ces mouvements et de leur discours :

Premièrement, il convient d’analyser le lien entre ce militantisme religieux et la politique étrangère « idéaliste » des néo-conservateurs de l’actuelle administration américaine. Cette politique qui moralise, qui évangélise, qui recourt à la force pour imposer la « démocratie » et la « liberté », ne s’ancre guère dans une connaissance des particularités et des contingences historiques ; aussi est-elle imperméable à la critique. Ne peut-on alors voir un parallèle fort entre la conviction que la démocratie à l’américaine est universellement désirée et l’opinion selon laquelle la « liberté de religion » est la condition sine qua non de la démocratie (où liberté de religion semble être synonyme de « liberté d’être chrétien », si ce n’est protestant) ?

Deuxièmement, la tendance des évangélistes et de leurs émules à théologiser les droits humains doit être étudiée dans le cadre de la montée en puissance, depuis les années 1980, de la droite religieuse américaine ; or, loin de se cantonner aux questions de politique intérieure, les conservateurs chrétiens étendent désormais leur activisme aux affaires internationales.

Enfin, troisièmement, l’alliance du prosélytisme démocratique des néo-conservateurs et des droits humains théologisés par les évangélistes risque bien de constituer les seconds en un outil d’évangélisation. Or, à mesure que le pouvoir de cette alliance s’étend, on peut s’interroger sur la place qui reste à ceux dont la religion ne consiste pas en une adhésion aux valeurs conservatrices, ceux dont la religion ne correspond pas au modèle dominant — ou tout simplement, ceux qui n’ont pas de religion.

Ces remarques laissent entrevoir les questions et inquiétudes que peuvent soulever les droits humains ainsi théologisés. Ces problèmes ne renvoient pourtant pas à une opposition binaire spécieuse — « religieux » vs. « laïque » : il existe bien entendu des incommensurabilités entre ces deux registres, ainsi qu’une concurrence irréductible entre différents modes de revendication de droits ; et les actions des mouvements évoqués ici ont des effets bien réels. Cependant il convient de garder à l’esprit que l’« universel » tel qu’il s’affirme dans l’ensemble des discours évoqués — depuis les déclarations des Nations unies jusqu’aux constructions du militantisme chrétien — est lui-même à double tranchant ; de sorte qu’il nous revient d’interroger sans relâche les motifs et les conséquences de son invocation.

Traduit de l’anglais par Esther Ménévis