gauche : des quotas contre la misère ?

quotas par-çi, quotas par-là

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« La France ne peut accueillir toute la misère du monde, mais elle doit en prendre sa part. » La phrase de Michel Rocard pèse de tout son poids sur le débat actuel. Elle résume, à elle seule, l’embarras du PS comme du PC, incapables de relayer en termes clairs le combat des associations, mais le problème est-il bien posé ? S’agit-il, face aux immigrés et aux réfugiés, de contingenter la « misère » ? Sous l’apparent bon sens, ni le diagnostic, ni le traitement vont de soi.

Peu à peu, l’idée fait son chemin que des solutions mécanistes pourraient résoudre les questions sociales les plus ardues. La revendication des droits de chacun pris individuellement et celle des droits de chaque groupe, posent en société ouverte des problèmes redoutables, dès lors que les républiques étatiques sont affaiblies et apeurées, et que la République universelle est absente. Comment traiter également les humains dans leur diversité ? Protéger ce que les uns considèrent comme des droits acquis, ouvrir la voie à ce que d’autres perçoivent comme de justes exigences insatisfaites ? Garantir à chacun le respect de sa différence tout en assurant la même chose à celui qui est dis¬semblable ? Faire en sorte que les uns et les autres se trouvent à leur place, que cette place leur convienne et qu’ils ne s’en trouvent pas captifs ? Et si de performantes machines à calculer maniées par des experts chevronnés nous livraient la clef ? Deux références quantificatrices ont ainsi fait leur entrée dans le débat sur l’immigration. Il faudrait d’une part limiter l’afflux éventuel de réfugiés par des quotasaffectant le droit d’asile selon les pays d’origine. D’autre part, l’immigration (du moins pour ceux qui réfutent le slogan pasquaïen de l’immigration zéro) devrait faire l’objet de contingents par pays, et sans doute selon les qualifications professionnelles, après négociations avec les gouvernements concernés. De la même manière, n’a-t-on pas imaginé d’avancer vers l’égalité entre les hommes et les femmes à partir de la parité en politique ?

grandes questions et petits calculs

Ces propositions sont le fait d’esprits sincèrement soucieux d’améliorer l’état social. Ils les défendent par la nécessité de débloquer la situation actuelle. Comment, vous n’êtes pas convaincu ? Mais puisque le droit d’asile se réduit en peau de chagrin, puisqu’on nous menace de fermer totalement nos pays aux étrangers, puisque les femmes n’ont pas accès aux postes politiques ... Au moins, par ces méthodes, on ne verra pas diminuer le nombre de réfugiés accueillis chaque année. Et pourtant, que fera-t-on si les réfugiés en provenance d’un nouveau foyer d’horreur sont infiniment plus nombreux que le quota, et qu’en appliquant scrupuleusement celui-ci on en laisse un grand nombre à leur persécution ? De même, une fois contingenté, le flux migratoire ne se tarira pas. Mais sur quelles bases dirons-nous que nous sommes preneurs deux Sénégalais, mais de Centrafricains en moins grand nombre ? Comment avouerons-nous que nous aimerons mieux les Asiatiques si discrets, si laborieux ? Et comment traiterons-nous les immigrants hors-quota qui entreront cependant clandestinement ? Comme nous traitons les clandestins aujourd’hui ? Beau progrès, en ce cas... De même encore, les femmes seront plus nombreuses aux commandes politiques ; mais est-ce le moyen de changer la situation des salaires féminins, du chômage des femmes, des charges familiales, des mères seules ? Et si de nombreuses femmes élues étaient sur le modèle de Laure Rassat, auteur d’un rapport sur la réforme du code pénal ?

La rationalité arithmétique n’est, en réalité, que l’un des outils de la régulation au service des sociétés de contrôle et de surveillance. Sous prétexte de rompre avec une évolution sociale proprement policière (la loi Debré n’y va pas avec des gants), c’est un enrégimentement par les chiffres qui est proposé. Défendu par ’d’autres forces politiques que celles qui soutiennent les mesures visiblement musclées, le procédé est plus discret. Vous vouliez rejoindre votre mari qui est en France, Madame ? Nous sommes désolés, mais vous êtes la mille unième demande en provenance d’un pays pour lequel le quota était de mille. Vous étiez persécutée dans votre pays et vous rêviez d’un refuge sur une terre d’accueil ? Rien à faire. Nous avons fait notre devoir en assumant notre quota. Il ne vous reste plus qu’à subir votre persécution qui ne nous regarde plus. Vous aimiez la carrière universitaire, chère amie ? Navrés, mais on manque de conseillères municipales et il vous faut le devenir.

Ces non-sens donnent à voir que c’est bien la notion de liberté qui s’effrite sous la logique quantitative et ses solutions chiffrées. Ainsi, la riposte aux détracteurs de liberté est donnée avec des instruments eux-mêmes massacreurs de liberté.

la solution n’est pas dans les chiffres

Il faut donc faire remonter la réflexion un peu plus haut. Ces diktats comportementaux sont des alibis aux peurs qui nous taraudent. Ils ne règlent rien en profondeur. Il faudra bien autre chose qu’un nombre égal d’hommes et de femmes à l’Assemblée, pour que la question des sexes trouve une réponse adaptée à la modernité. Le problème des réfugiés, dont le nombre n’en finit pas de croître, relève de solutions politiques et notamment d’un changement de la politique économique dans le monde. Cette mutation dépend en grande partie de nous. Et le problème général de l’immigration est devant nous. Avec la mise en relation de toutes les parties du monde entre elles, les mouvements migratoires vont se généraliser. Ils ne vont pas se faire menaçants pour autant pour un pays comme le nôtre. C’est ce qui se passe dans les têtes qui devient menaçant, avec l’obsession de l’identité et la crispation sur les biens et les droits qui seraient attachés à cette identité. Nous savons bien que notre richesse s’est construite sur l’exploitation. Ici et là-bas, là-bas davantage qu’ici. Nous craignons une sorte de révolte des gueux qui viendraient revendiquer une dette historique. C’est croire à un compartimentage dans le temps et l’espace, produit de la pensée abstraite. Quand comprendrons-nous que ce repli sur une identité introuvable et une propriété indéfendable est mortel, socialement et économiquement ? C’est en construisant ensemble un univers viable que nous apurerons la dette.

L’idée pointe heureusement ici ou là que ce sont les immigrés qui pourraient casser le cercle morbide de notre crise, toujours annoncée, en même temps que sa fin, dans un perpétuel recommencement de cette double annonce. Comme on ne sort individuellement de la dépression qu’en reprenant des relations humaines, on ne brisera le cercle européen de la mélancolie sociale qu’en osant lever les yeux avec plaisir sur ces autres, différents, qui sont là ou pourraient y être...