un franc-tireur minuscule entretien avec Robert Bonnaud
par Jean-François Perrier, Jeanne Revel & Isabelle Saint-Saëns
Dans Vacarme n° 13, nous avions publié un dossier sur le 17 octobre 1961. Ce n’est pas uniquement parce que nous avons l’esprit d’escalier que nous revenons cette fois-ci à la charge, en interrogeant Robert Bonnaud. Historien des cycles, il s’intéresse aux tournants de l’histoire universelle, aux « régressions, au non-progrès, aux zigzags » comme en témoignent Le Système de l’histoire (Fayard) et Tournants et périodes (Kimé). Il aime aussi à se définir comme un témoin engagé : rappelé en Algérie en 1956, il publie dans Esprit en 1957 « La paix des némentchas », sur la “pacification”, et dans Vérité-Liberté en 1960 « Le grand refus », sur les déserteurs et les insoumis. Emprisonné aux Beaumettes en juin 61 pour ses activités de soutien au FLN, il ne sera libéré qu’un an plus tard, après les accords d’Evian. C’est justement le rapport entre l’activité de l’historien et celle de l’organisateur de réseaux, entre le théoricien de l’histoire universelle et le « transporteur » que nous avons voulu interroger. À l’intersection se dessine une drôle de figure de pédagogue : un militant pas tout à fait clandestin et un théoricien encore un peu isolé.
J’ai été en prison de juin 1961 à juin 1962, pas tout à fait un an. On a été libérés après la signature des accords d’Evian. En mars 1962, au moment du cessez-le-feu, les Beaumettes se sont vidées, mais il est resté un tout petit groupe de gens, des Français, qui donc ne pouvaient pas bénéficier de l’accord de cessez-le-feu. On a fait une grève de la faim qui a duré quinze jours et qui a été très pénible. Finalement, des gens ont intercédé pour nous, même dans l’appareil d’État (des gens comme Michelet, le ministre de la Justice de l’époque, n’était pas sans sympathie pour certains d’entre nous). On a été libérés en juin 1962.
Alors, le 17 octobre, comment l’ai-je appris ? Sans doute par les radios et les journaux. Après des mois de détention, on avait fini par avoir un statut qui n’était pas vraiment un statut politique, mais on avait obtenu Le Monde tous les jours, et puis un transistor. Je ne savais pas que le principal organisateur, du côté algérien c’était mon ami André (« Maurice », ou « lunettes » : Sadek Mohamedi). Maurice, à ma connaissance, n’est plus jamais revenu en France. Il a gagné l’Algérie, il ne voulait pas, disait-il, faire comme les républicains espagnols. Il avait été ouvrier chez Renault et en avait gardé un rudiment de culture ouvrière et communiste dû à la CGT. La guerre d’Espagne l’avait beaucoup frappé, particulièrement l’histoire des républicains espagnols qui, trente ans après, étaient toujours à Toulouse ou à Carcassonne et n’envisagaient même plus de retourner en Espagne. Il voulait échapper à cela. Il est donc retourné en Algérie, dans sa Kabylie natale et il n’est plus jamais retourné en France. Einaudi est allé l’interroger là-bas. Je ne l’ai revu une seule fois en 1963 - je ne suis allé en Algérie indépendante que deux fois. Une fois en 1963 où j’y suis resté à peu près un mois, et où j’ai vu Boudiaf - j’étais très boudiafiste à cette époque. La deuxième fois, c’était à la veille de Noël 1991, juste avant le coup d’État qui a très probablement permis d’éviter la prise de pouvoir par les intégristes, mais pas d’échapper à l’armée. Sadek était chef de willaya à Marseille. Il y avait six ou sept willayas qui se partageaient le territoire français. Le 17 octobre, il était coordinateur, c’est-à-dire responsable, au-dessus de l’échelon des chefs des willayas et c’est lui qui a tout fait. Il dit qu’ils ont compté leurs sympathisants et leurs militants au retour. Ils avaient nommé des chefs de groupes, tout ça était vaguement organisé du côté algérien, avec ordre en particulier de n’avoir aucune arme sur soi, même pas un canif, même pas une lime à ongle. Après la manifestation, ils ont interrogé les gens qui en revenaient pour savoir quels étaient ceux qui avaient disparu, qui n’étaient pas revenus, y compris en tenant compte, évidemment - parce que cela a été un argument des colonialistes à l’époque - de ceux qui avaient été expulsés sur l’heure et qui pouvaient effectivement figurer dans deux colonnes à la fois. Maurice disait qu’ils avaient tenu compte de tout cela et il arrivait au chiffre de deux cents, ou plus.
Vous étiez en contact avec les différents réseaux d’aide au FLN. Est-ce qu’au moment de la manifestation ou dans les mois qui ont suivi, il y a eu des informations qui ont circulé à l’intérieur de tous ces réseaux pour dire la violence de la répression ?
Il me semble que oui, dans Vérités Pour, ce bulletin clandestin que faisait Jeanson et qui circulait beaucoup dans les milieux intellectuels. Nous, dans le Midi, on reproduisait Vérités Pour, parfois un peu modifié : on ajoutait ou on supprimait des articles. Il y a eu des querelles entre le MAF et Jeune Résistance, entre Curiel et Jeanson. Dans le Midi on a refusé d’en être partie prenante. On était si peu nombreux qu’on trouvait bouffon de se diviser encore : on s’appelait JR-MAF. Il y avait entre eux une divergence d’analyse sur l’avenir de l’Algérie, et sur l’attitude à avoir par rapport au PCF. Curiel pensait qu’il fallait redresser le PCF, et il disait s’appuyer sur certains amis, ce qui est très possible étant donnée son envergure internationale. Jeune Résistance, le groupe Jeanson, était plus jeune, plus gauchiste, plus critique à l’égard du PCF, et s’est donc retrouvé en position de rival vis-à-vis de Curiel. Je ne pense pas que les divergences politiques étaient énormes, mais il y avait des différences dans la terminologie, un accent plus critique. Ces différences politiques, il ne faut pas les exagérer, mais elles existaient au moment du 17 octobre. Je ne crois pas que quiconque ait été au courant à l’avance, il faudrait demander à Georges Mattéi, qui faisait à Paris ce que je faisais à Marseille, il connaissait bien Maurice.
On se dit que s’il se passait aujourd’hui à Paris ce qui s’est passé en octobre 61 il y aurait immédiatement un désir d’enquête, il y aurait des gens qui se manifesteraient. Est-ce que c’est le contexte de l’époque qui a joué, la difficulté pour ceux qui soutenaient le FLN, sous des formes différentes, le fait qu’ils étaient très peu nombreux, ou la période ?
Un petit front s’était constitué, du côté de ceux qui auraient pu susciter et organiser la protestation : des groupuscules anti-colonialistes, un peu divisés par des querelles subalternes, mais qui affaiblissaient aussi ce front. Le PCF, quant à lui, protestait de façon très modérée et excluait tous ceux qui risquaient de compromettre le Parti et de l’amener plus loin que là où il voulait aller (il ne voulait pas aller très loin). Jeanson et Vérités Pour en ont forcément parlé, puisque les premiers numéros ont paru en 60. Mais les premiers qui ont eu le contact avec le FLN, ce sont les prêtres-ouvriers, ou d’anciens prêtres-ouvriers, ou les militants chrétiens proches des prêtres-ouvriers. Dans cette mouvance, il y avait Maurice Pagat, fondateur, plus tard, du syndicat des chômeurs et à l’époque très actif sur l’Algérie. C’est lui qui publiait Témoignages et Documents. Seulement il était très dictatorial, un peu envahissant et il n’a pas été supporté par tout le monde. Il y en a quelques-uns, dont Vidal-Naquet, qui sont partis pour faire Vérité-Liberté.
Tout ces gens-là criaient comme des sourds, essayaient de se faire entendre, mais les journaux n’en parlaient pas - à part Claude Bourdet dans France-Observateur.
Mais il y avait d’autres raisons à ce silence. On se tuait beaucoup dans les bistrots algériens : à cause des règlements de comptes entre le FLN et le MNA, puis entre le FLN et les Harkis. Il y a eu aussi à Marseille l’affaire de Mourepiane : en août 58, les commandos du FLN avaient attaqué les réservoirs de pétroles de Mourepiane, près de l’étang de Berre, ce qui voulait dire porter la guerre en France. Tout cela, pour l’opinion française, faisait partie d’un ensemble odieux de meurtres dont le peuple français avait ras-le-bol. On avait confié au général De Gaulle la responsabilité de faire une paix quelconque.
Mais, le 17 octobre 61, les manifestants n’avaient même pas de canif, c’était résolument pacifique, politique. En fait, c’était une façon pour la Fédération de France du FLN de s’affirmer par rapport au FLN. La Fédération de France apportait beaucoup d’argent au FLN : les sommes que les régimes arabes étaient supposées donner, on n’en voyait jamais la couleur, ou rarement, c’étaient des dons mythologiques ; si bien c’est la Fédération de France qui rassemblait le fric réel, celui des ouvriers cotisant au FLN, en France, en Allemagne. C’était une des rares sources d’argent effectif qui parvenait au FLN.
Ils avaient ce poids-là, le poids financier, peut-être pas le poids politique, dont ils rêvaient, et qu’ils ont essayé ensuite, après l’Indépendance de faire fructifier. Le 17 octobre faisait partie d’une stratégie de rééquilibrage en leur faveur.
Pendant longtemps il y a eu confusion entre octobre 61 et Charonne, confusion entretenue par le PCF. Est-ce que vous ne croyez pas que c’est dû à l’extrême cacophonie qui régnait dans la gauche française, sur la question algérienne ?
C’était la même police qui avait tabassé lors du 17 octobre et à Charonne. Mais pour Charonne, les chiffres ont été connus tout de suite : huit morts.
En fait on était très près de la négociation finale, mais les négociateurs eux-mêmes ne le savaient pas. Raoul Girardet, un historien, qui par ailleurs est un vrai salaud quand il se défend des positions Algérie Française qu’il a eues jusqu’au bout, raconte qu’en 61 on disait encore aux officiers en Algérie que l’avenir c’était l’Algérie Française. L’équivoque était entretenue pour faire pression sur les négociateurs. Alain Peyrefitte avait écrit, sur l’encouragement du Général, plusieurs articles dans Le Monde, rassemblés ensuite dans le livre : Faut-il partager l’Algérie ? et qui étaient une façon de faire pression sur les négociateurs du FLN. C’était aussi ce qu’on entendait dans les bistrots, dans la bouche de gens modestes : « Moi je leur foutrai l’Algérie à la gueule, ça ne vaut rien, nous on gardera le couloir pour le pétrole. »
Il y a une tradition historiographique française qui veut qu’un véritable historien ne peut s’intéresser qu’aux périodes sur lesquelles on a suffisamment de distance et de documents. Pourquoi n’y a-t-il jamais eu de véritable travail sur le sujet ? Est-ce parce que les archives ne sont pas consultables (comment faire un véritable travail d’historien quand on ne dispose pas de ce qui existe peut-être et qu’on ne sait même pas si ça existe) ou parce que l’histoire de la colonisation n’a jamais été vraiment étudiée en France ?
Ce genre de travail, c’est dangereux, ça vous isole, ça vous marque. Je me souviens d’un colloque qui a eu lieu à l’IHTP (Institut d’Histoire du Temps Présent) repris dans un volume, Les intellectuels français et la guerre d’Algérie. J’ai fait mon numéro et, après, quelqu’un que je ne connaissais pas est venu me demander gentiment : « Mais vous n’avez pas le sentiment d’avoir trahi votre pays ? » Il y croyait vraiment, c’était des années après la fin de la guerre d’Algérie. Les réticences à faire l’histoire du 17 octobre 61 aujourd’hui montrent bien qu’il y a de fortes résistances à parler d’une tuerie massive, y compris dans la cour de la préfecture de police.
Il y a bien des gens isolés qui ont essayé de faire quelque chose. Par exemple quand j’étais à Paris VII en 1974, on avait publié le Forum d’Histoire sur la guerre d’Algérie. Il y avait une chronologie et des articles non signés, c’était la mode, mais c’était ridicule, car il y avait des articles polémiques, et on avait le sentiment bizarre de ne pas savoir qui polémiquait avec qui. Mais on avait un groupe d’études qui se réunissait plusieurs fois par mois avec des Algériens (qui enseignaient dans des lycées de la région parisienne) et des Français.
Il y a eu le livre de Harbi, en défense contre la légende dorée patriotique algérienne, hyper-critique par rapport au FLN. Je ne dis pas qu’il est hypo-critique par rapport aux Français, sa position n’est pas celle d’un historien français.
Stora est un peu pied-noir, juif algérien assimilé par le décret Crémieux, moi je le trouve plutôt sympathique, mais il a suscité des animosités de la part de gens proches de nous, car il a un côté un peu m’as-tu-vu. Par exemple, il avait fait une émission à la télé, il avait fait revenir sa mère à Constantine ; moi ça ne m’avait pas indigné, c’était le genre existentiel, mais il y en a que ça a mis hors d’eux, cette façon d’utiliser sa mère, comme a fait Caubère.
Et on en revient à Einaudi, qui a un passé militant mao, qui est un excellent enquêteur. Il a pris cette initiative, il a fait accepter le livre par le Seuil, ce qui est un prodige. C’est le meilleur historien sur la guerre d’Algérie ; ce qu’il a fait n’est pas parfait, mais il a fait le maximum compte tenu des difficultés qu’il a eues (et qu’il connait encore) pour accéder aux archives. On lui oppose qu’il n’est pas historien, qu’il n’est pas agrégé, qu’il n’a jamais enseigné l’histoire, qu’il est dans l’éducation surveillée, et qu’en plus il a un passé gauchiste... Je crois qu’il faut assumer cette situation.
Ce qui est étrange c’est que pendant la IVe république et tout le début de la Ve, la vie politique française a été ballottée par les problèmes coloniaux, les gouvernements changeaient très souvent pour des raisons de politique coloniale, alors qu’il n’y a pas d’intérêt de la part des historiens français pour la décolonisation.
Je ne sais pas s’il y a eu un progrès depuis 62 dans l’historiographie universitaire. À l’époque la grande majorité des historiens, comme les intellectuels français, étaient pour la paix en Algérie, mais c’était plutôt dans l’esprit du manifeste Le Goff que dans celui des 121. Parmi les 121, les artistes étaient plus nombreux que les historiens :Vidal-Naquet, Rebérioux, Vernant ; sans compter ceux qui étaient engagés et ne pouvaient pas signer, comme Chritiane Zuber ou moi. D’ailleurs on ne me l’avait même pas demandé, j’étais jusqu’au cou dans les activités diverses, et j’étais connu de la police pour mes activités légales et semi-illégales. Les historiens professionnels n’étaient pas plus nombreux dans les réseaux de soutien.
Pour contrer les 121, il y a eu aussitôt un manifeste modéré pour la paix en Algérie que pouvaient signer les gens qui étaient d’accord avec le Parti, le PSU, et l’ami Le Goff a fait grande propagande pour ce manifeste-là, c’était une façon de réagir contre les réseaux. En l’occurrence on ne peut pas dire que les historiens aient été à l’avant-garde de la vérité historique. Il y avait eu le procès Jeanson, des articles dans les média.
De jeunes historiens, qui n’avaient pas obligatoirement nos idées ou celles de Le Goff, sont devenus des spécialistes universitaires de la guerre d’Algérie. Je pense à Guy Pervillé : quand on a fait le forum en 74, il venait, il prenait des notes fébrilement, puis il en a fait sa propre bouillie, une bouillie coloniale. Et c’est lui qui est devenu un des grands spécialistes de la guerre d’Algérie.
Heureusement qu’il y a Benjamin Stora et Mohamed Harbi, qui donnent des sons différents.
Peut-être que les dégâts faits par la colonisation, et l’horreur du fait colonial, qui était relativement ressentie par les intellectuels, où il y a eu tous les travaux sur le tiers-monde, peut-être que ces idées-là aujourd’hui sont en perte de vitesse à cause de la régression globale, de l’effondrement du communisme, du fait que le marxisme paraît obsolète, de la fin des grands récits, des grandes idéologies... Peut-être que tout cela réhabilite indirectement un certain passé colonial de l’Occident.
L’histoire de l’Algérie, et de l’Algérie coloniale, souffre de cette situation, mais il y a d’autres exemples, comme l’Indochine...
Toute cette historiographie française se distingue par la trouille, la prudence, la respectabilité, et par une espèce de terrorisme pseudo scientifique qui consiste à dire : « Il n’y a pas de documents, on ne peut pas se fier à des on-dit. »
Le 17 octobre, ce sont des on-dit : les militants du FLN ont compté leurs bonshommes, ils ont dit qu’il y en a un certain nombre qui ont été arrêtés, qui ne sont pas revenus. Ensuite Mandelkern un protestant pète-sec, le conseiller d’État chargé d’une mission par le ministre de l’Intérieur arrive à 30 morts, et la mission Géronimi, nommée par le Garde des Sceaux, en compte 48.
Vous pensez qu’il va y avoir une évolution de l’historiographie ?
Moi j’ai toujours été un franc-tireur minuscule sur ces affaires-là, à l’occasion d’un livre, d’un article dans La Quinzaine, à l’occasion du Forum. Je suis plutôt un témoin engagé qu’un spécialiste. J’ai transporté les interrogations ailleurs : je suis un théoricien de l’histoire universelle et de l’histoire comparée, et il y a un lien entre mon tiers-mondisme (je l’ai été, je le suis toujours) et l’idée que la masse principale de révolte potentielle, ce sont les pays du Sud, même avec le déclin actuel, la drogue, le banditisme. Je n’ai jamais été tiers-mondiste au sens où j’aurais applaudi n’importe quel rigolo dans le tiers-monde en disant qu’il est Lénine et Castro à la fois et qu’il va faire des miracles, ça je n’y ai jamais cru. Concernant l’Algérie, j’ai toujours été très critique par rapport aux gouvernements successifs, je ne suis pas gêné par le fait de prendre parti dans la politique algérienne, simplement je n’y suis pas, ce qui limite mes possibilités d’intervention.
Pour en revenir à votre histoire personnelle, quel était votre rôle dans les réseaux ?
Ce que j’essayais de faire dans les réseaux, c’était d’expliquer aux gens pourquoi on leur demandait d’aller en prison. Le risque était réel : les fonctionnaires perdaient leur traitement, comme je l’ai perdu moi-même, pendant un certain nombre d’années. Plus précisément on avait le quart du traitement, un décret Debré disait que les gens inculpés (je n’ai jamais été condamné) pour une affaire ayant trait à l’aide au FLN ne touchaient que le quart ; et comme j’étais jeune agrégé, ça n’allait pas loin. Il y avait des risques financiers, des risques de carrière, risques de prison. Il fallait quand même leur expliquer pourquoi les Algériens avaient raison de se révolter, expliquer l’Algérie coloniale. Moi ça m’intéressait beaucoup, puisque je l’enseignais : il y avait, à l’époque, au programme de première l’Algérie, l’Indochine, l’Afrique noire ; ce n’était pas illégal de l’expliquer aux jeunes de première et de terminale quand ils le demandaient. Or il y avait une curiosité. On pouvait répondre, ce n’était pas la vérité admise, mais il y avait quand même des livres peu orthodoxes sur l’Algérie. Le PCF avait réclamé l’indépendance de l’Algérie dès sa création, dans les années 20 ; après ils ont changé. L’indépendance de l’Algérie était une idée communiste.
On pouvait très bien le faire quand on était prof d’histoire ou militant politique, et qu’on avait cette culture. Mais la plupart des gens ne savaient pas ce qu’était l’Algérie, ils savaient qu’il y avait des Français. C’est vrai, on en a fait des Français : ils étaient juifs algériens, maltais, espagnols, italiens, tout ce qu’on veut, il y avait une minorité de Français de France parmi les pieds-noirs, n’empêche qu’on en a fait des Français à part entière dont la grande supériorité sur les autres était qu’ils étaient français. Ils n’étaient pas milliardaires, il y avait une poignée de gens très riches, la majorité étaient de pauvres bougres. Ceux qui sont restés étaient de petits fonctionnaires, employés, boutiquiers. La France était responsable, les gens le savaient.
C’était difficile, l’idée de se mettre avec les gens d’en face, de tirer dans le dos de nos soldats ; il fallait leur expliquer que les soldats français étaient envoyés là-bas avec leurs votes à eux, avec leur argent à eux, qui servait à faire la guerre en Algérie, et ça coûtait cher.
Il fallait expliquer la responsabilité des Français aux Français ordinaires, et leur dire que de toutes façons ils payaient leurs impôts, ils envoyaient leurs enfants là-bas, ils étaient engagés du mauvais côté et il fallait s’engager de l’autre côté. On publiait beaucoup, pour expliquer tout ça aux gens, et pourquoi ils avaient raison de se révolter. C’était ça l’essentiel, parce qu’ils avaient des raisons nobles pour ne pas s’engager, ils avaient des enfants, la belle-mère qui était cardiaque, et ça coûtait d’héberger un militant du FLN. Il valait mieux d’ailleurs être un peu bourgeois, ou un peu intellectuel, parce que dans un quartier résidentiel à Marseille un Arabe cravaté et convenable n’est pas remarqué, il peut être libanais, alors que dans un quartier populaire où les types sont devant la porte à prendre le frais on voit arriver quelqu’un qui va chez tel type aussitôt tout le quartier le sait. Et puis il faut avoir de la place, une bagnole...
Comment avez-vous été arrêté ?
Il y a des raisons officielles et des raisons réelles. Les raisons réelles c’est que je faisais tout : je faisais de l’aide directe, je fournissais aux Algériens de l’hébergement, des transports, je transportais moi-même, y compris un type qui s’était évadé. Il ne parlait pas un mot de français, il a été condamné à mort, gracié, puis transféré aux Beaumettes. On l’avait planqué dans les Alpes du Sud chez des parents de mon ami André Chervel, la meilleure fibre protestante.
Je faisais ça depuis 58, depuis l’affaire de Mourepiane. Je faisais ce qu’on appelait le semi-légal : il y avait des publications qui étaient saisies mais qu’il fallait diffuser.
En même temps je faisais mon métier de prof, j’enseignais l’Algérie, j’avais crée le “Cercle Culture et Politique”, un truc qui copiait l’Université Nouvelle des communistes où venaient des élèves, des étudiants. Mes activités légales et semi-légales étaient largement connues, tout ça a compté parmi les raisons réelles de mon arrestation.
J’ai quitté le Parti en 56, après le vote des pouvoirs spéciaux et le rappel dont j’ai été moi-même victime. Ce sont les rappelés qui ont permis de rétablir l’équilibre en faveur de l’armée, car à cette époque, le FLN était très fort ; 56-57, c’était le sommet militaire du FLN, après il y a eu les barrages, et puis les rappelés, des centaines de milliers de types qui sont venus renforcer la défense de quadrillage, la défense statique et qui ont participé aux opérations en cours.
Les raisons officielles : j’étais en voiture, une 4 CV, j’ai été coincé contre le trottoir par une demi-douzaine de voitures de la DST, ils m’ont mis les menottes, ils ont fouillé mes poches et ont trouvé quelque chose dont ils savaient qu’il s’y trouvait. C’était le dessin d’un camp militaire près de Marseille, Carpiagne. Un dessin très sommaire, qui ne prouvait rien, mais il se trouve qu’il y avait des armes atomiques cachées là et j’ai été accusé d’atteinte à la sûreté intérieure et extérieure de l’État, et notamment d’avoir préparé une attaque militaire. Tout ça ne tenait pas debout et n’aurait pas tenu au tribunal, mais ils n’ont pas fait de procès. Le procès Jeanson, en 60, transformé en tribune politique par les prévenus et leurs avocats, leur avait suffi. On était en juin 61, j’ai été arrêté le dernier jour de classe de mon lycée, le jour où l’on signe les PV pour dire que l’année est terminée et où on prépare la distribution des prix.
Ce papier m’avait été remis une heure avant par un type que je connaissais vaguement : un insoumis, et retourné par la police. Il s’agissait de listes de secteurs postaux, parce qu’on envoyait nos publications aux secteurs postaux, en Algérie et en France, mais il y avait aussi il y avait cette liste, et en plus un truc que je ne lui avais pas demandé, un dessin ridicule du camp de Carpiagne, qui n’aurait servi à rien si on avait vraiment voulu l’attaquer. Il m’avait été remis une heure avant, j’avais été pris en filature, tout ça avait été manigancé par la DST.
Un chef important du FLN, qui travaillait sous les ordres de Maurice, était un agent de la DST. Ils avaient un agent français, le fameux ex-insoumis, et cet algérien, qui a été exécuté par le FLN au moment de l’indépendance ; il avait été petit chef, arrêté, dès 57, torturé horriblement, il avait fait quelques mois de prison, car ils n’avaient pas réussi à le “loger” complètement. Il avait été repris, torturé à nouveau, des sévices indescriptibles - les tortures en Algérie je les avais vues de mes yeux, mais les tortures, en France, j’en ai entendu parler par ce type, on l’appelait Paul.
Il est tenu en laisse par la DST, il prélevait une somme importante à chaque fois qu’il y avait une prise financière. Ce qui les intéressait avant tout, les flics, c’était le fric des cotisants, qui allait directement au FLN de Suisse et de Tunis. Chaque fois qu’il y avait des prises importantes grâce à ce traître, il avait son pourcentage déposé sous le nom d’un inspecteur dans une banque marseillaise, il ne pouvait le toucher qu’avec l’accord de la DST. Ce n’était pas uniquement l’argent, c’était la crainte de la prison, il aimait la vie, il n’aimait pas la torture. Et la DST le considérait comme si important qu’il ne fallait pas nous laisser soupçonner l’existence d’un type à un niveau pareil (il était à un niveau élevé, en dessous du chef de willaya).
Il a essayé de faire arrêter Maurice, parce que les gens qu’on arrêtait ça dégageait le passage pour lui, il montait dans l’appareil du FLN et le fric s’accumulait sur son compte en banque ; c’était un système admirable. Il a fini par être démasqué dans une affaire qui a eu lieu après. Il a été nommé à Lyon, j’étais en prison.
Il a dû jouer un rôle dans mon cas, mais ce n’étaient pas les sources qui leur manquaient, ils savaient ce que je faisais, je n’ai jamais été clandestin, j’ai toujours été prof en titre dans un lycée marseillais, j’avais des centaines d’élèves qui savaient tous ce que je pensais. Pour être sérieux dans l’appareil clandestin il faut être entièrement clandestin, ce qui veut dire quelques fois ne rien faire. Quand on n’est pas nombreux, il faut tout faire soi-même.
J’ai été en garde-à-vue plusieurs jours à Marseille, à l’Évêché (la préfecture de police), au 4e étage il y avait la DST, qui torturait les Algériens, mais pas les Français. Je n’ai pas été frappé. J’ai été interrogé pendant plusieurs jours, on tournait un peu en rond, on avait le temps de raconter sa vie. Et puis j’ai eu la gloire de voir le commissaire Sauzon arriver vers la fin, le chef, socialiste bien entendu, defferiste, intelligent. Il voulait entendre mes raisons, je lui ai fait un discours, il m’a dit, ironique : « au fond c’est une espèce de religion », j’ai été furieux, j’étais très tiers-mondiste, j’avais une vision quelque peu planétaire.
On m’a présenté à un juge d’instruction, Sanguinetti, qui ignorait tout : le FLN, il savait à peine ce que c’était, il n’était pas habitué à ce genre de dossier. Il n’était pas seul, ils avaient fait un panachage. Aucun Algérien, ça m’avait frappé, ils ne voulaient pas mélanger, ils ne voulaient pas qu’on puisse supposer qu’il y avait un traître de ce côté-là, qui leur avait dit l’essentiel, ce qu’ils ne savaient pas eux-mêmes.
Mes avocats avaient déposé une demande de liberté provisoire, mais le juge a répondu non, avec une longue suite d’attendus. Le juge avait fait des progrès, grâce à la DST qui le renseignait en douce, son arrêt était un assez bon résumé de ce que je faisais. Il a refusé au moins à deux reprises, puis j’ai été libéré après une grève de la faim et moult péripéties, en juin.
C’étaient des gens intelligents, la DST, ils savaient qu’on s’acheminait vers un accord.
Quand j’ai été arrêté en 61, c’était l’échec du putsch d’Alger, qui datait du printemps, ça a donné un coup d’accélérateur aux négociations, De Gaulle a compris qu’il fallait faire quelque chose de sérieux, sinon il allait être bazardé par ses propres généraux.
Pendant la garde-à-vue, ils commençaient le matin à m’interroger vers dix heures, ils ne se pressaient pas trop, on était à Marseille, c’était pagnolesque, ils ouvraient le journal : « Vous voyez, les événements vous donnent raison ». Ils savaient eux-mêmes qu’il n’y aurait pas de procès. Ça a fait relativement de bruit : à part ceux à qui j’avais demandé des services, les gens ne soupçonnaient pas ce que je faisais, même s’ils savaient que j’étais contre la guerre d’Algérie, que j’avais écrit des articles contre la torture dans Esprit en 57. Il y a eu un mouvement relativement large en ma faveur, dans mon lycée et dans les syndicats, tenus par les communistes, ce qui n’était pas encore le cas ailleurs, sauf dans les Bouches-du-Rhône, toujours à l’avant-garde. Si bien que tous les syndicats ont suivi, ont fait signer des pétitions, même dans les écoles primaires, où les instituteurs n’avaient jamais entendu parler de moi.
Il y a eu une manif sur mon affaire, une des rares à avoir lieu à Marseille pendant la guerre d’Algérie, parce que mes anciens élèves devenus étudiants à la fac des sciences avaient monté des comités assez actifs. Ils avaient choisi de manifester à six heures du soir sur la Canebière, en décrochant les câbles des trolleybus pour interrompre le trafic. Ils ont distribué leurs tracts, c’était bien organisé. Il y a même eu des entrefilets dans les journaux locaux, La Marseillaise etc. Là aussi la notoriété locale compte, même dans Le Provençal, dans les pages intérieures, il y avait des entrefilets sur mon comité.
Si on cherche bien on trouve encore des murs en ruine, complètement délavés, où on lit « vive Doriot » et aussi « libérez Bonnaud ». Il y en avait une superbe sur le chemin des Beaumettes, vers Mazargues, dans une rue très étroite et tortueuse, on ne pouvait pas ne pas voir « libérez Bonnaud », et chaque fois que j’étais transporté pour aller voir le juge, on passait devant.
À votre retour d’Algérie, vous publiez « La paix des nementchas », qui paraît dans Esprit en 57. Vous avez passé combien de temps en Algérie ?
Six mois, comme tous les rappelés, on avait déjà fait les dix-huit mois de service militaire. Des types ont donc fait jusqu’à 35 mois.
J’ai fait 6 mois parce que c’était avant la guerre d’Algérie, c’était la classe 52, de 52 à 54, en métropole. J’ai été rappelé au printemps 56, parce que ça bardait, l’ALN était passée au bataillon, ils avaient des uniformes, des pataugas, ils formaient une armée. Avec le souvenir de Dien Bien Phu, on était complètement affolés ; on a fait le rappel grâce aux pouvoirs spéciaux que la PCF a eu la faiblesse de voter, en mars 56. J’ai été violemment contre les pouvoirs spéciaux dans ma cellule, et dans le Parti.
Il y a eu des discussions très fortes dans les cellules ?
Oui, ça a été un grand mouvement de protestation contre les pouvoirs spéciaux. Mais l’idée c’était l’union de la gauche, c’était la politique à l’Est de Pineau, qui était le ministre des Affaires étrangères. Krouchtchev était peut-être intéressé par ça, il se faisait peut-être des illusions sur le degré d’autonomie des socialistes français par rapport aux Américains. Les communistes français se faisaient aussi des illusions.
Je n’ai jamais éprouvé le besoin de reprendre ma carte, je suis parti sur la pointe des pieds, par mon action, je critiquais implicitement le Parti, je faisais ce que je lui reprochais de ne pas faire, à la fois l’activité légale et l’activité clandestine.
Les réalités de l’Algérie actuelle ne plaident pas en faveur du FLN, ce n’est pas le même FLN, mais il y a quand même un lien entre l’Algérie indépendante d’aujourd’hui et l’Algérie en lutte d’alors. C’est un lien dont il faut expliquer la relativité, par exemple, dans l’hymne officiel du FLN, il n’y a pas une seule référence à l’islam, ce qui est quand même surprenant pour un pays arabo-musulman. Dans les textes du FLN de l’époque, il y a un accent relativement laïque par rapport aux pays arabo-musulmans. C’est un passé qui n’a rien à voir avec le présent, avec ce triste fait, facile à constater sur le terrain, qu’en 92, quand l’armée a pris le pouvoir, c’étaient eux ou les intégristes, il n’y avait pas d’autre solution réelle. Il y avait des solutions mythiques de réconciliation, de synthèse, San Egidio, mais les solutions réelles c’était l’intégrisme et le royaume des brigands, des tueurs.
Cela frappe de dérision certaines de nos idées de l’époque, car il y a eu un révolutionnarisme, un tiers-mondisme illusoire généralisé qui voyait dans tout leader du tiers-monde le type qui allait assurer l’avenir de ce pays. Ben Bella par exemple, en 62 avant même d’être arrivé en Algérie, déclare : « Nous sommes des Arabes, des Arabes, des Arabes », tout ça pour se positionner par rapport à ce courant laïque qui était très fort, en particulier en Kabylie.
Les échecs de la post-décolonisation, le pitoyable état du tiers-monde et l’effondrement des pays communistes expliquent aussi la difficulté de faire de véritables études historiques. Malgré les pouvoirs spéciaux, parmi les amis du FLN, il y avait l’URSS, la Chine, Cuba, le Viet Nam du Nord, il y avait une solidarité partielle mais réelle.
L’URSS a eu, par rapport à l’Afrique et à la décolonisation, des positions qui étaient européocentristes, d’une manière différente de celle des pays coloniaux. Les chinois en Algérie ne parlaient pas arabe.
En Guinée aussi les profs de maths ne parlaient que le russe... Il est difficile de faire comprendre que les étapes historiques sont longues, qu’il y a beaucoup de reculs, de zigzags. C’est pour ça que je suis devenu un théoricien des régressions, du progrès, du non-progrès, des zigzags.