Vacarme 15 / arsenal

quand l’emploi prime

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« Le gouvernement signe là une réforme importante qui va maintenant évoluer au fil des ans et devenir un outil central de la modernisation du dispositif de solidarité. [...] Il permet d’instaurer un revenu minimum qui ne soit pas une trappe à chômage comme notre funeste RMI. » (Charles Wyplotz, Libération, 15 janvier 2001)

Comme le veut la tradition socialiste — à chacun selon son travail —, les chômeurs sont exclus de la récente « prime à l’emploi ». La mesure a été largement commentée sans que cette spécificité, pourtant flagrante, n’apparaisse clairement. Beaucoup de commentateurs ont préféré y voir l’occasion de débattre de l’opportunité d’un impôt négatif plutôt que d’une hausse du salaire direct (SMIC), occultant le sens réel et le contexte du choix jospinien.

La prime à l’emploi ne prend sa pleine signification que si on la rapporte au PARE (Plan d’aide au retour à l’emploi) [1]. Affinité idéologique, d’abord : le PARE était la contribution patronale à la « société fondée sur le travail » défendue par Lionel Jospin depuis le mouvement de 1997/98 ; la prime à l’emploi est la contribution gouvernementale à la « refondation sociale » lancée par le Medef. Complémentarité technique, ensuite : la prime à l’emploi est au PARE ce que la carotte est au bâton.

En effet, suite aux conflits internes à la classe dirigeante qui ont préludé à son adoption, le PARE, qui ne devait initialement concerner que la fraction du précariat ayant droit à l’allocation chômage (assedic), a pris une portée plus générale. Au nom de l’égalité de traitement, il devrait également être ouvert de droit aux allocataires des minima sociaux (allocation spécifique de solidarité, RMI). La contrainte à l’emploi que ne permettait pas réellement le contrat d’insertion du RMI, risque ainsi de trouver le cadre réglementaire qui lui faisait défaut. S’inspirant de la logique individualisante du contrat portée par le RMI pour structurer sa réforme de l’allocation chômage, l’organisation patronale fournit, comme par surcroît, le cadre d’un contrôle accru des allocataires du RMI.

Mais la signature d’un contrat individuel (PAP) ne suffit pas. Son caractère fondamentalement répressif rend le PAP peu performant, très coûteux en contrôle social et difficile à appliquer à une échelle de masse. Il revenait aux socialistes d’inventer un nouveau mode d’adhésion volontaire à l’emploi précaire. Avec la si bien nommée « prime à l’emploi », l’allocataire entrant en contrat de travail, réintégrant l’emploi, verra son dynamisme récompensé par une hausse effective de revenu sous forme de prime annuelle.

Pour qui veut bien le voir, il s’agit là encore d’une réponse à l’exigence centrale portée par les mouvements de chômeurs et précaires, celle d’un revenu garanti pour tous. À quelques exceptions près, la réponse gouvernementale ne varie pas : vous voulez de la garantie de revenu ? vous l’obtiendrez par l’emploi ! C’est ainsi que le « mécanisme d’intéressement » permettant le cumul partiel de l’allocation RMI et d’un salaire direct avait été, en 1998, élargi par la loi Aubry, dite contre les exclusions. Mais, même étendu à l’allocation spécifique de solidarité, ce dispositif restait pesu lisible, partiel et limité dans le temps ; il apparaissait timoré et cosmétique, comme le sont les réformes opérées par la gauche de gouvernement lorsque la pression d’un mouvement ne la contraint pas à de réelles transformations.

Le mouvement des chômeurs et précaires de l’hiver 1997/98 avait, lui, permis d’obtenir une mesure de prime de fin d’année aux allocataires des minima sociaux, sous la forme d’une hausse rétroactive. Comme l’indexation des montants des minima sur l’inflation, cette mesure a depuis été reprise chaque année. Aussi néfaste soit-il, le projet patronal du PARE intègre lui aussi une revendication essentielle des mouvements de chômeurs et précaires en supprimant la dégressivité des allocations chômage, ce qui représente de fait une forme de prime pour les allocataires dont la période de chômage dépasse six mois. Mais dans le même temps, à chaque fois, la demande d’une garantie de revenu a été retraduite dans les termes du pouvoir : pour les salariés pauvres, pour le précariat, le moyen d’obtenir du revenu doit, autant que possible, être le retour à l’emploi.

Faute d’une nouvelle phase de conflit ouvert, il aura fallu une période prolongée de croissance (et d’embauches) et la proximité d’échéances électorales pour voir cette réponse approfondie par la création de la prime à l’emploi. Qu’on ne s’y trompe pas, pourtant : la prime à l’emploi est elle aussi une réponse institutionnelle à des formes de conflictualité, moins explicites que celles de 1997/98, mais pas moins réelles. Les « goulets d’étranglement », la « pénurie sectorielle de main-d’œuvre », l’ampleur des démissions et des abandons de stages ou d’apprentissage sont autant de signes d’une reprise en main par les précaires eux-mêmes des conditions de leur mobilité sur le marché de l’emploi. La presse du régime ira jusqu’à s’interroger benoîtement sur la troublante persistance d’un « refus du travail » (Libération , dossier « emploi », 29 janvier 2001).

Si le mécanisme innove, ce n’est donc pas par sa logique politique, mais, d’abord, par son ampleur : avant sa censure par le Conseil constitutionnel, la ristourne de la CSG voulue par les socialistes visait 9 millions de « bénéficiaires » ; son substitut, la prime à l’emploi, prévoit la distribution de 25 milliards de francs en trois ans. Mesure bien plus générale que ne l’aurait été une hausse du SMIC, la prime à l’emploi permet de différer la réévaluation des minima sociaux, et plus encore la création d’un revenu garanti. Faute de réforme fiscale, le gouvernement tente de produire une image équilibrée de sa politique : les ristournes consenties aux nantis (43 milliards d’impôt sur le revenu en trois ans, 120 milliards de baisse globale des impôts) sont ainsi accompagnées d’un minimum philanthropique pour les démunis, apte à favoriser la création de survaleur en « incitant » les chômeurs à l’emploi, fût-il précaire.

Mêlant grands objectifs (favoriser la reprise d’emploi) et calculs stratégiques (bricoler les bases de cette « nouvelle alliance » électorale, théorisée par les socialistes, entre classes moyennes, classes populaires et exclus), la prime à l’emploi charrie son lot de leurres idéologiques, et entretient la confusion. Elle permet, lit-on, d’écarter une hausse du SMIC, qui ferait « passer du terrain fiscal au terrain salarial » (Martine Aubry, Le Monde, 11 janvier 2001). Avec une forme de soulagement, la gauche syndicale ou protestataire s’est ruée dans le panneau. Elle préfère le salarial au fiscal, bien sûr, mais l’essentiel est sauf : la distinction théologique et nominaliste entre le salaire et l’impôt, qui permet de « résister » intellectuellement aux profondes restructurations du salariat opérées depuis vingt-cinq ans, et politiquement à la revendication du revenu garanti, qui en est le corollaire. Le consensus travailliste est prégnant au point de tétaniser bien des velléités critiques, à l’image d’un Bourdieu déclarant craindre les « effets pervers » — formule boudonnienne s’il en est ! — de l’instauration d’un revenu garanti (Vacarme n° 14, hiver 2000).

Les intellectuels du pouvoir, eux, ont compris que cette frontière du salarial et du fiscal était depuis longtemps tombée. Il suffit de lire François Ewald, inspirateur du PARE, les papiers du Conseil d’analyse économique, du Commissariat au plan ou de la Fondation Saint-Simon, ou Olivier Blanchard, professeur au Massachusetts Institute of Technology : « Une garantie de revenu minimum est certainement l’une des obligations d’un État moderne. Le secteur privé ne remplira pas cette fonction d’assurance. Mais la théorie économique en indique les dangers. Une garantie trop proche du salaire minimum, et le danger existe que certains profitent du système et que d’autres aient peu de motivation à prendre un travail au SMIC. (...) Les incitations à l’emploi sont de fait bien faibles (...). Le travail d’un économiste de gauche est de réfléchir à la meilleure façon de combiner ces instruments : salaire minimum pour éviter les abus, revenu minimum pour éviter les drames, impôt négatif pour éviter les effets sur l’emploi. » (« Être de gauche n’est pas être ignorant », Libération, 8 janvier 2001).

On ne saurait mieux dire. Désormais, la question du salaire se joue explicitement sur le terrain des dépenses publiques. Les minima sociaux, cet embryon de salaire social, pouvaient déjà être définis comme des crédits d’impôt, une forme d’impôt négatif. À cet égard, la prime à l’emploi ne fait qu’appliquer à la « société du travail » ce qu’on aurait aimé réserver à la « société d’assistance » : via l’impôt, une forme de socialisation du salaire vole au secours du salaire direct, inapte à assurer seul l’appétence à l’emploi. La prime à l’emploi n’est rien d’autre qu’un mécanisme de socialisation du salaire conçu pour favoriser l’acceptation des bas salaires et tenter de prolonger provisoirement une modération salariale de plus en plus problématique.

Car ce qui risque de bousculer le SMIC, bien plus — pour l’instant du moins — que des grèves salariales de smicards, c’est bien l’inappétence des précaires pour un salaire aussi minimal. Comment comprendre autrement la « pénurie » de main-d’œuvre dans le bâtiment, l’hôtellerie, la restauration et autres secteurs à bas salaires ? Comment ne pas voir que les récentes grève des personnels de Mac Do et Pizza Hut y trouvaient leur force ? Et comment ne pas voir, contrairement aux séparations que l’on rêve de maintenir, que les revendications des chômeurs rejoignent les pratiques actuellement mises en œuvre par les salariés précaires eux-mêmes ?

Ce que les commentateurs ignorent, ou feignent d’ignorer, c’est qu’il existe une tradition de lutte ouvrière pour le salaire garanti (en cas de variation de la production ou de mise au chômage), réinterprétée depuis vingt-cinq ans déjà par des mouvements de chômeurs et précaires exigeant un revenu détaché de l’emploi. Réclamer « un revenu équivalent au SMIC pour les chômeurs et précaires », cela implique que l’acceptation d’un emploi soit subordonnée à l’obtention d’un salaire nettement supérieur. Le SMIC mensuel a été détruit comme minimum salarial : de nombreux salaires lui sont inférieurs. Il s’agit dès lors, tout simplement, de le réinstaurer comme minimum social. Qu’une telle revendication soit explosive pour la société salariale ne devrait effrayer que ceux qui tirent avantage de son pénible maintien.

Notes

[1Voir le dossier « Foucault chez les patrons », Multitudes no 4, mars 2001.